Les erreurs de l’Église en droit naturel et canonique sur le mariage et le divorce/01

I


Depuis quarante ou cinquante ans l’Église a établi l’une de ses plus importantes lignes de bataille contre la société moderne sur la question du mariage. Après s’être emparée de l’institution contre toute raison au point de vue des principes du droit naturel, et pour perpétuer à jamais, si possible, un empiétement injustifiable sur la société civile, elle a flétri de toutes ses colères et de toutes ses injures le mariage civil qu’elle traite de concubinage, de débauche et d’abomination. Et ses saintes plumes trouvent moyen de renchérir encore sur ces charitables et bienséantes épithètes.

Après avoir toléré pendant quinze siècles, comme nous l’avons vu au chapitre sur le célibat, le concubinage illégal et immoral dans son propre système de ses prêtres et de ses évêques, elle ne peut absolument pas supporter l’idée d’une union selon la loi entre un homme et une femme qui ne veulent pas se marier devant le prêtre. Elle flétrit sans honte l’acte honnête et régulier après avoir toléré pendant des siècles l’acte honteux et coupable.

D’une pure question de droit naturel d’abord, de droit social et civil ensuite, elle a, dans sa soif de domination sur les esprits, et surtout dans son étonnante ignorance des principes recteurs de l’institution du mariage, fait une question exclusivement religieuse. Et le monde formé par elle a cru pendant des siècles, et croit encore en grande partie, à la rectitude de ses définitions. Mais dès que les légistes les ont eu examinées avec la maturité voulue et en se dégageant des fausses notions qu’elle imposait au monde, ils sont forcément arrivés à la conclusion que l’Église n’avait fait que se tromper sur cette grande question, et par là même induire en erreur les sociétés qui croyaient en elle.

Que l’Église puisse revendiquer l’honneur d’avoir affirmé et consacré plus fortement qu’on[1] l’avait fait avant elle — excepté toutefois dans l’Inde antique — le principe de la perpétuité du mariage, cela est vrai et je ne veux pas lui chicaner cet honneur. En affirmant la perpétuité du lien elle a infiltré une idée moralisatrice dans les sociétés humaines. Elle a eu aussi le grand mérite de faire disparaître cette monstrueuse pratique de la vente de la femme. Encore une idée moralisatrice à son avoir. Mais de là à dire que l’Église fait le mariage, ou qu’il n’y a pas de mariage sans son sacrement et ses cérémonies[2], ou qu’elle avait le droit d’en décréter l’indissolubilité absolue, il y a toute la distance d’une vérité à une erreur, d’une idée juste à une idée fausse.

Pas plus que la société civile l’Église ne crée le mariage. Elle peut le constater, en fortifier le lien, le sanctifier même, si l’expression plaît mieux aux catholiques — quoique je ne voie pas trop comment elle peut rendre plus sainte une institution déjà déclarée sainte dans sa Bible — mais c’est dans la nature humaine elle-même que le mariage a son principe et sa source puisque l’union des sexes est le moyen de propagation de l’espèce. Tous les arguments théologiques viennent se briser ici. L’Église n’existerait-elle pas le mariage existerait toujours. Il a existé bien des siècles avant l’Église ; il existe parfaitement là où l’Église n’existe pas et il y est tout aussi respecté ; et il était bien mieux réglé et organisé dans l’Inde antique qu’elle n’a jamais su le faire. De plus le mariage existera tant qu’il y aura des sociétés humaines pendant que l’Église ne saurait longtemps encore conserver sa forme et son organisation actuelles.

Le mariage est une nécessité bien autrement fondamentale de l’existence des sociétés que l’existence de l’Église elle-même. Il est la condition nécessaire de l’organisation des sociétés puisqu’il crée la famille, base unique de toute société, civilisée ou non. Or l’organisation des sociétés, la régularisation et l’agencement correct des éléments qui les composent, sont clairement du domaine de l’État. De quoi se compose la société ? De familles. Rien donc de plus essentiellement civil que la famille et son mode de formation. Donc le mariage ne peut être qu’une institution exclusivement civile en principe. Le mariage est un contrat basé sur le seul droit naturel. Il ne peut donc relever que de la loi civile. Le faire relever exclusivement de la loi ecclésiastique constituait une usurpation des droits des parties et de celui de l’État, à qui seul appartient l’organisation légale de l’institution. L’État seul peut régler les rapports légaux des époux et surtout donner une sanction aux dispositions de la loi, c’est-à-dire en rendre l’observation obligatoire, ce que l’Église ne peut pas faire. L’État seul a donc le droit de décréter les empêchements naturels ou de bon ordre social au mariage car seul il peut les faire respecter.

La législation de l’Église sur le mariage ne forme qu’un tissu de contradictions d’une époque à une autre, quelquefois une série d’erreurs étonnantes, et elle a souvent imposé des tyrannies morales odieuses. Elle a autorisé et même commandé à propos du mariage des monstruosités en morale, comme nous le verrons plus loin, monstruosités qui découlaient de sa singulière inintelligence de la question.

L’Église réclame le droit exclusif de faire toutes les définitions, toutes les lois relatives au mariage ; de décider souverainement des empêchements, au mariage. Mais le législateur ne peut en aucune manière admettre ces arrogantes prétentions et cela pour nombre de raisons péremptoires. Le principe de l’Église est que sa volonté prime même le droit du père sur son enfant en bas âge. Voilà une prétention contraire au droit naturel d’abord et surtout au plus simple sens commun car elle viole le principe de l’intégrité de la famille. Elle le viole tellement que si on laissait faire l’Église elle obligerait tous les parents appartenant à d’autres cultes de faire baptiser leurs enfants par elle et de lui en confier exclusivement l’éducation. L’État est clairement tenu de repousser ce faux principe ecclésiastique qui mettrait le monde entier dans la main de l’Église, et de maintenir contre elle le principe de l’intégrité de la famille en affirmant le pouvoir primordial du père sur son enfant en bas âge.

Et il n’y a pas d’autre solution pratique que celle-là. Où est la sanction de l’Église à propos de la règle qu’elle veut imposer ? Elle n’en a aucune puisqu’elle ne peut forcer le père qui viole ses devoirs envers ses enfants de les remplir. Si un père ou une mère martyrisent leur enfant ; s’ils lui refusent la nourriture et l’habillement, l’autorité civile doit et peut les punir. Avec elle il y a une sanction au devoir, à l’obéissance à la loi. Avec l’Église il n’y en a aucune. Elle ne se sort de son prétendu droit primordial que pour obliger le père d’imposer ses dogmes à ses enfants. Mais s’il les maltraite cela ne la regarde plus car elle ne peut les protéger, ce que fait l’État. Comment, d’ailleurs, laisser le contrôle absolu sur le mariage à une institution qui pose en principe divin la prodigieuse prétention qu’elle a le droit d’enlever les jeunes enfants à leurs parents, ce qu’elle a fait pendant 60 ans sous Louis XIV et Louis XV, ce qu’elle a fait en nombre d’occasions en Italie, en Espagne, au Portugal, en Hongrie ?

  1. Je retranche la négation qui est une exigence de l’usage, mais souvent une faute contre le bon sens. Jamais les étrangers qui étudient le français ne peuvent se rendre raison de l’emploi de la négation dans certaines phrases, et il est impossible de leur faire comprendre pourquoi on s’en sert.
  2. Nous verrons plus loin à quelles remarquables adresses l’Église a eu recours pour tourner la difficulté en déplaçant le sacrement.