Les erreurs de l’Église en droit naturel et canonique sur le mariage et le divorce/0

AVANT-PROPOS



Cette étude sur le mariage est détachée d’un ouvrage de longue haleine dont elle forme un des chapitres. Elle pouvait facilement se détacher des autres, et j’ai cru pouvoir commencer par elle la publication du grand ouvrage où je m’efforce de démontrer, par toute la législation et la tactique de l’Église depuis le iie siècle de son existence, qu’elle a été un obstacle de tous les instants au progrès de la civilisation. Je ne veux pas dire que telle fut bien son intention préméditée, mais les conséquences de sa législation ne pouvaient conduire à autre chose qu’à l’abâtardissement des caractères, la nullification des intelligences et l’impossibilité aux études scientifiques d’ouvrir de nouvelles routes à l’esprit humain parce qu’elles étaient toutes proscrites. L’Église imposait l’ignorance par principe de conservation. De là la demi-barbarie qui a été le caractère distinctif des sociétés du moyen âge. Ce n’étaient ni les talents ni les génies qui manquaient, la liste en est longue. Mais l’Église, en les faisant tourner perpétuellement dans le même cercle d’idées fausses dont il n’était pas permis de sortir rendait tout développement pratique impossible.

J’ai choisi mon étude sur le mariage comme entrée en matière parce que la grande question du mariage intéresse la société entière et forme l’une des principales lignes de bataille de l’Église contre la société moderne. Le mariage, moyen régulier de former la famille, est réellement la base fondamentale des sociétés humaines. En s’emparant du mariage l’Église se donnait une source d’influence illimitée sur les individus, les sociétés et les gouvernements. Et elle s’était emparée de cette source d’influence par une usurpation des droits de la société civile qui doit régir seule sa propre institution fondamentale. L’Église a voulu faire exclusivement sienne une institution qui ne lui appartient à aucun titre puisque le mariage n’est ni un acte mystique de se, ni un sacrement au sens propre du mot puisqu’il ne participe d’aucun des caractères des autres sacrements. Mon but est de montrer par quels spécieux sophismes l’Église s’est emparée d’une institution essentiellement de droit naturel, social et civil. Elle fait sans cesse les plus grands efforts pour conserver cette source d’influence sur les peuples. Ses écrivains publient fréquemment des études sur la question. Ils font beaucoup de théorie religieuse en brouillant tous les principes du droit et ne tenant aucun compte des considérations de justice envers les parties. Leurs ouvrages, bien écrits sans aucun doute, sont remplis de confusions de principes ravissantes parce qu’ils prennent pour base de raisonnement de pures opinions théologiques sur lesquelles ils ne sont pas même d’accord entre eux, au lieu de partir d’un principe incontestable en droit naturel. Et quand ils ont bien déraisonné sur toute la question de droit ils traitent charitablement d’impies ceux qui n’acceptent pas leurs saints petits sophismes. À leurs yeux les prétendus droits supérieurs et antérieurs de l’Église priment tout dans le monde et les droits généraux et individuels disparaissent devant les prétentions ecclésiastiques. L’Église part invariablement de l’idée : « Vous n’avez d’autre droit que celui de m’obéir. Si vous n’acceptez pas tout ce je dis je vous damne. »

Ces procédés de l’ancienne scholastique ne sont plus de mise aujourd’hui. Les juristes et les philosophes ont trop souvent pris l’Église en faute dans son propre système pour accepter encore ses arrogantes prétentions à tout régir même dans l’ordre temporel. Au moyen âge elle réclamait le contrôle absolu sur la législation et l’application de la justice par les tribunaux sur la brillante idée que tous les actes des hommes pouvant être entachés de péché elle seule devait les examiner et les juger. Les juristes ont eu raison à la longue de ce saint enfantillage, mais l’Église ne renonce à aucune de ses prétentions et veut encore tout dominer. C’est dans ce but qu’elle a promulgué son triste Syllabus, la plus grande preuve qu’elle ait jamais donnée de son extraordinaire incompétence dans le domaine du droit. Puisqu’elle veut continuer de tout envahir il faut bien montrer où et comment ses écrivains se trompent, et quand et comment elle s’est trompée elle-même. Quand elle commet, ou veut maintenir, une usurpation sur la société civile, il faut bien la remettre à sa place. Quand elle a la fantaisie de s’attribuer tous les droits, il faut bien lui rappeler que les droits généraux et individuels dans les sociétés priment les siens. Elle se plaint sans cesse qu’on l’attaque. Eh ! mon Dieu ! la société civile ne fait que résister à une institution qui veut l’absorber entièrement. Celle-ci n’a vécu que d’usurpations dans les époques d’ignorance. La société civile ne fait depuis un siècle et demi que reprendre peu à peu les droits dont l’Église s’était arrogamment emparée. Et voyez le pittoresque des expressions sous lesquelles elle voile ses usurpations. Benoît XIV dit, dans son ouvrage Sur les causes matrimoniales : « La puissance laïque doit se contenter de la gloire d’obéir, ne pouvant prétendre au droit de commander. »

C’est très joli comme sentence prétentieuse, mais c’est vraiment un peu risible dans le domaine pratique car c’est affirmer que l’autorité laïque, qui a le droit de son côté, puisqu’elle est l’expression de la volonté du corps social, et qui en sus a le pouvoir d’imposer le respect des droits généraux ou individuels, doit se soumettre en tout à l’autorité ecclésiastique, qui n’a ni délégation du corps social, ni le pouvoir d’imposer ses décisions.

Les défenseurs de l’Église me rappelleront sans doute ici qu’elle a reçu une délégation divine devant laquelle les délégations humaines doivent disparaître. Quand ces Messieurs voudront bien nous démontrer philosophiquement et historiquement le fait de leur délégation divine il sera temps de discuter la question. Et comme cette démonstration n’a pas encore été faite ; comme les démonstrations sont même toutes dans l’autre sens, nous n’avons guère à nous préoccuper de ce qui est pur enfantillage en droit naturel et social.

Il serait temps en vérité que l’arrogance ecclésiastique comprît la nécessité de modifier un peu ses allures du moyen âge. Alors l’Église marchait en tête de l’humanité. Aujourd’hui elle se traîne péniblement à la remorque de la société moderne, ce qui devrait lui inspirer au moins un peu de modestie. Il y a malheureusement encore 150.000.000 d’hommes qui regardent les prétentions de l’Église comme l’expression d’une infaillibilité divine. Les hommes qui pensent font au moins à Dieu l’honneur de ne pas faire remonter jusqu’à lui les petites insanités du système ecclésiastique. Mais il n’en est que plus nécessaire de les montrer sous leur vrai jour. De ce que l’on a obtenu en ce siècle quelques avantages de détail sur cette énorme puissance qui étreint le monde catholique dans ses serres, nombre de bons esprits croient qu’ils peuvent s’endormir sur ces modestes conquêtes. C’est à mon humble avis une grande erreur que de ne pas être à toute minute sur l’éveil à l’égard de ceux qui possèdent le confessionnal, le plus terrible pouvoir occulte qui se soit jamais vu dans les sociétés humaines. Le confessionnal est une hydre aux trois cent mille têtes sur la surface du monde catholique. Et combien de temps faudra-t-il batailler encore avant qu’elles ne soient toutes abattues ? On n’est jamais sûr du lendemain avec pareille puissance, armée de pareil moyen occulte, en face de soi. Le sacerdoce catholique est le corps le plus puissamment organisé, le plus fortement centralisé, qui se soit jamais vu. L’organisation des sacerdoces païens n’était que jeu d’enfant mise en regard du colosse sacerdotal catholique. Les forces réunies de tous les penseurs sont bien peu de chose devant cette puissance qui a réussi pendant seize siècles complets à maintenir l’intelligence publique sous le boisseau. Voyez le chemin parcouru depuis un siècle. Combien peu de milliers d’esprits émancipés ! Et combien de millions, disons de vingtaines de millions, encore sous le boisseau ! Au reste, c’est moins par l’action extérieure que par leurs propres éléments de dissolution et leurs propres fautes que ces grands corps voient peu à peu diminuer leur influence. Ne voulant pas se mettre au niveau de la portion éclairée des sociétés qu’ils dirigeaient facilement quand elles leur étaient inférieures par l’instruction, ils ne peuvent se dépêtrer des anciennes routines qui les enchaînent sans qu’ils en aient conscience et ils semblent s’être attachés à une borne quand tout ce qui les entoure progresse et marche sans hésitation vers l’avenir. Dominée par le jésuitisme l’Église lui doit la publication de son Syllabus et les définitions dogmatiques de l’immaculée conception et de l’infaillibilité personnelle et séparée du pape. Ces trois fautes de tactique lui ont fait perdre plus d’adeptes que tout ce que Voltaire et les encyclopédistes, puis les grands écrivains du siècle actuel, puis enfin les découvertes et les constatations de la science depuis cinquante ans, ont pu lui en soustraire. Le pape actuel a essayé de réparer de son mieux les fautes graves et si nombreuses de son prédécesseur, mais le Saint-Siège ne sera peut-être pas de cinquante ans occupé par un homme de son élévation morale et voyant un peu nettement la marche à suivre. Les hommes de cette trempe ont toujours été rares sur le Saint-Siège et il y a neuf chances sur dix que son successeur ne sera pas au même degré que lui à la hauteur de sa mission et des circonstances de plus en plus difficiles qui vont sans cesse surgir autour de la papauté. Pourquoi cela ? Parce que quand la foi est la base fondamentale d’un système elle le fige dans l’immobilité. Et les sociétés qui progressent sans cesse dans le mouvement des idées laissent fatalement en arrière ceux que « leur grandeur retient attachés au rivage ». La vie de l’intelligence a tôt ou tard raison de l’inertie de la foi.

Je suis loin de me flatter de l’espoir que ma petite étude aura beaucoup de lecteurs. Je crois néanmoins pouvoir me permettre de prévenir ceux qui me feront l’honneur de la lire que je n’ai pas cru devoir retrancher les allusions que je fais quelquefois aux autres chapitres de mon ouvrage. Je dois aussi leur dire que quand je me sers de l’expression : le prêtre, il n’y faut pas voir la moindre intention hostile ou de défaveur quelconque envers les individus. Je respecte toutes les opinions sincères et je serais le dernier homme à contester qu’il y ait de grandes vertus dans le clergé. Ce que je combats c’est l’esprit de corps conduisant à cette fausse notion que l’Église a droit à la suprématie en tout ordre d’idées sur les gouvernements et les sociétés ; c’est l’esprit théologique, base d’action du sacerdoce dominateur. Je combats les violents du cléricalisme que flétrissait Grégoire-le-Grand, non les hommes modestes qui savent se tenir dans leur sphère et font passer la conscience avant l’ambition. L’expression le prêtre ne s’applique dans mon esprit qu’aux violents de l’ultramontanisme et du jésuitisme, son bras droit ; ne s’applique enfin qu’à l’esprit de domination ecclésiastique que la politique casse-cou de Pie ix a si largement développé dans le clergé.

L.-A. Dessaulles.