Mercier & Cie (p. 147-161).

XII

LES DEUX MÉPHISTOS


Des cris partaient de toutes parts, des lamentations passaient, effroyables, des femmes perdaient connaissance, des hommes, montés dans les mâts pour mieux voir, étaient descendus d’un seul bond sans savoir au juste où ils allaient. Comme un glas, mille bouches répétaient : Arrêtez le bateau ! Mais tout le monde perdait la tête et les premiers qui reprirent leurs sang-froid aperçurent, à l’une des portes, la tête médusée du mécanicien en chef qui, terrifié d’être pris en faute, restait là sans bouger et ne songeait même pas à courir renverser la vapeur. Comme tout l’équipage avait eu la permission d’aller voir la fête, lui seul avait dû rester à son poste, pour veiller à la sûreté de tous. Et il avait manqué à son devoir.

Berthe Mortimer ne reparaissait pas ; la surprise l’avait probablement privée de ses moyens, elle avait dû perdre courage. José avait compris tout de suite le malheur qui arrivait, et, sans savoir où était Dolbret, il avait crié : Docteur, le bateau marche !

Pierre n’avait probablement pas entendu cet appel désespéré ; du reste il avait enlevé une partie de ses vêtements et s’était déjà jeté à l’eau, même avant que le cri pût arriver à ses oreilles. Stenson se préparait à faire la même chose, quand un coup de poing formidable, sans l’abattre, lui fit perdre l’équilibre. Il se retourna et aperçut, parmi les têtes hagardes qui l’entouraient, un inconnu qui le poussa violemment et lui dit :

That’ll teach you how to mind your own business.

— Vous êtes le Dean, dit Stenson stupéfait.

— Oui, je suis le Dean.

Passant sa main sur son menton, il ajouta :

— Voilà mon déguisement !

Toutes ces choses s’étaient passées en un clin d’œil et, au moment où Polson montrait à Stenson son visage rasé, il avait vu Dolbret arracher sa fausse barbe et s’élancer hors du navire. Il était resté bouche bée à la vue de ce geste de Dolbret car, à venir jusqu’à ce moment, il ne s’était pas aperçu que sa propre barbe ornait le menton du docteur. Tout en nageant, Dolbret se débarrassait de ce qui lui restait de vêtements. Pendant ce temps, le bateau avait été arrêté. Heureusement il n’avait fait que quelques verges, mais l’élan était donné et il s’éloignait toujours un peu du point de départ. Dolbret s’avançait rapidement vers l’endroit où Berthe avait disparu. La vie de celle qu’il aimait dépendait de son courage et de sa résistance. Deux chaloupes avaient été mises à la mer, mais cette manœuvre prit un peu de temps, et Dolbret craignait que Miss Mortimer n’eût pas la force d’attendre qu’elles vinssent à sa rescousse. Une exclamation d’horreur retentit quand la pauvre jeune fille, à moitié évanouie, réussit à sortir la tête hors de l’eau. Dolbret était à vingt pieds d’elle. Elle l’aperçut et sourit, puis retomba et disparut encore une fois. Ce sourire décupla les forces de Pierre : faisant un effort surhumain il arriva près d’elle et plongea. Quand il revint à la surface, la tenant par les cheveux avec ses dents, on lui tendit une rame ; il la saisit avec tant de précipitation qu’elle échappa au matelot qui la tenait. Mais le plus difficile était fait et on les hissa tous les deux dans l’embarcation. Il était temps ; Dolbret n’eut pas la force de prendre pied tout seul, il fallut l’aider.

La grande quantité d’eau absorbée par Berthe lui causait des douleurs intolérables et Pierre, trop ébranlé encore pour s’occuper de ses propres souffrances, demanda en grâce au capitaine, qui lui commandait de se reposer, de le laisser veiller sur celle qu’il venait de sauver. Cette faveur lui ayant été refusée, il rentra chez lui.

Wigelius et Stenson l’y attendaient. Le premier lui pressa la main en silence ; cette poignée de main était un hommage, bien simple, il est vrai, à la vaillance et au courage. Et comme Dolbret tendait sa main aussi à Stenson, celui-ci ne donna pas la sienne, mais prenant Pierre dans ses bras, il lui donna une chaleureuse accolade en disant :

— Merci, merci !

— Merci ? demanda Pierre, que voulez-vous dire ?

Il ne comprit que trop vite. La paupière de Stenson effleurant son front, l’avait mouillé, et quand il releva la vue sur cet ami à qui il devait tant, il comprit que l’acte de courage et de dévouement qu’il venait d’accomplir avait creusé un abîme entre eux. De son côté, Stenson vit pourquoi Pierre n’avait pas saisi tout de suite le sens de ses paroles. Tous deux, chacun de son côté, ils se dirent : « Il l’aime, lui aussi ». « Merci pour elle, » avait balbutié, ensuite, Stenson. Pierre souffrait et, comme s’il eût eu déjà des droits, non pas à la reconnaissance, mais à l’amour de Berthe, sa souffrance était complexe : il y entrait de la jalousie, de la colère et du regret — regret de voir une telle amitié se briser en un instant et sans que la volonté de l’un ou de l’autre y eût contribué. Le bonheur pour lui n’existait que dans l’amour de cette femme, et au moment où, par sa valeur, au péril de sa vie, il avait fait naître chez elle un sentiment qui n’était peut-être qu’endormi, un étranger — son ami n’était plus maintenant qu’un étranger — venait lui dire : « Merci de ce que vous avez fait pour elle, pour celle qui est à moi. »

Wigelius, toujours si indifférent à toutes choses, devina tout de suite le drame qui se jouait dans l’âme de ces deux hommes ; cette masse de chair fut remuée par l’immense douleur dont l’effluve semblait s’être dégagé d’eux. Il eut peur que cette amitié si belle et si bonne ne fût détruite à jamais. Ces trois hommes étaient indispensables l’un à l’autre ; depuis relativement longtemps ils avaient éprouvé le besoin de se voir tous les jours, de se confier leurs secrets ; et la fatalité allait briser pour toujours ces beaux liens. Ils étaient là, tous les trois debout, osant à peine se regarder, tremblant d’être obligés de se dire : « Adieu, nous ne pouvons plus être amis ! »

Dolbret eut le premier le courage d’ouvrir la bouche :

— Anton Wigelius, notre ami, dites-nous, je vous en prie, un mot de consolation, car nous venons d’être frappés tous les deux par le plus grand malheur de notre vie.

— Vous êtes dans l’erreur, mon ami, dit Wigelius.

— Vous n’avez pas compris ?

— J’ai parfaitement compris, Dolbret, j’ai parfaitement compris que c’est poussé par ce qu’il y a de plus noble au monde, par le dévouement, que vous vous êtes lancé au secours de celle que vous aimez…

— Et alors ?

— Laissez moi parler. J’ai tout compris, j’ai compris votre désespoir, lorsque Stenson, notre ami, vous a dit : « Merci d’avoir sauvé celle que j’aime. » J’ai compris ce qu’à dû être votre désespoir, ce qu’a dû être le désespoir de Stenson, quand il a vu votre découragement. Mais je dis que vous êtes dans l’erreur, Dolbret, quand vous dites que c’est le plus grand malheur de votre vie.

— Mais enfin, mon ami…

— Vous êtes dans l’erreur, et si je ne me suis pas trompé sur le caractère de John Stenson, je vais vous le prouver tout de suite.

Stenson prit la main de Wigelius et lui dit :

— Vous devriez me connaître, Anton, vous n’avez pas d’ami plus sincère que moi.

— Je le sais, et je compte sur vous. Maintenant, Dolbret, laissez-moi vous dire que vous avez vu le plus beau jour de votre vie.

— Je vous en prie, Wigelius, parlez.

— Je vous ai vu vous jeter à l’eau bravement, au risque d’être englouti, vous aussi, dans le remous de l’hélice. Je vous ai suivi des yeux, et ce qui m’a consolé de ne pouvoir faire comme vous, c’est la confiance que j’avais dans votre habileté et dans votre courage. Chaque mouvement que vous faisiez, je le guettais. Malheureusement je ne sais pas nager et je ne pouvais aller vous aider. Me jeter à l’eau eût été pour moi un acte de folie ; je n’aurais probablement fait qu’augmenter la difficulté de la situation. Pendant que vous enleviez vos habits, Stenson faisait la même chose.

— Ah ! mon ami, dit Dolbret.

— Mais déjà vous étiez rendu auprès de Miss Mortimer. Miss Berthe, faisant un dernier effort, s’est soulevée hors de l’eau, pensant probablement que c’était la dernière fois ; alors elle vous a aperçu, et son sourire, en vous apercevant, a été le divin sourire qu’ont les amants. Vous l’avez bien vu, vous-même, car d’un bond, d’un vigoureux coup de jarret, vous avez franchi une distance énorme et vous l’avez sauvée.

Se tournant vers Stenson, il ajouta :

— Mon ami, acceptez le bonheur de votre ami et ne le diminuez pas en lui retirant votre amitié.

Stenson s’était caché le visage dans les mains pour essayer de ne pas entendre ce qu’il comprenait d’avance. À la prière de Wigelius, il tendit la main à Dolbret en disant :

— Merci tout de même pour elle, mais soyons encore amis. Puis moitié riant :

— Je suis très malheureux d’avoir manqué cette affaire.

— Maintenant dit Wigelius, j’oubliais quelque chose d’important. Comme je le disais tantôt, au moment où vous vous jetiez à l’eau, Stenson voulut en faire autant, mais il reçut en pleine poitrine un coup de poing qui faillit le renverser. C’était le Dean qui donnait de ses nouvelles.

— Ah ! la canaille, vociféra Dolbret, ce sont eux…

— Attendez, ce n’est pas tout. Le mauvais garnement n’est pas bête après tout. Il s’est dit probablement : « J’ai perdu ma barbe, je ne la retrouverai peut-être pas, il faut que je me tire d’affaire autrement. Tiens, voilà un bal masqué qui va m’y aider. Il y bien des manières de se déguiser. Certaines gens, comme ce chenapan de Dolbret — comme de raison, c’est le Dean qui parle — se mettent des barbes postiches, d’autres se cachent le visage sous un masque ; mon masque, ce sera le contraire d’un masque : Je monte sur le pont, je me mêle à la foule, et tout le monde trouve très drôle de voir que pour me déguiser, je me suis entièrement rasé. Et la farce est jouée. »

Voilà probablement, très probablement, le raisonnement qu’il s’est fait. Si ce sont eux qui ont monté le coup, sa présence sur le pont devenait sans doute indispensable et c’est la nécessité qui lui a inspiré ce truc.

— Il me semble que j’ai reconnu sa voix, dit Dolbret ; je lui ai entendu dire trois fois de suite, par intervalles, le mot « Now ».

— En même temps, au moment même où vous vous jetiez à l’eau, le Dean a dit à Stenson, en lui assénant un coup de poing : « That’ll teach you how to mind your own business ». Et c’est pourquoi notre ami n’a pas pu faire comme vous.

Dolbret dit tristement à Stenson, en lui tendant la main :

— Merci. Vous me permettez, n’est-ce pas mon ami de vous dire merci pour elle ?

— Oui, vous avez ce droit, vous.

— J’ai ce droit, mais je ne m’en sers que provisoirement. Ce sera elle qui vous remerciera, quand elle sera rétablie.

— Oh ! ce sera un grand bonheur.

— Maintenant, dit Wigelius, couchons-nous, nous avons tous besoin de repos, surtout vous, Dolbret.

— Non, mon ami, je n’ai pas besoin de sommeil ; pour jouir de ce rêve qu’est l’amour, il faut être éveillé. Du reste, je cours prendre des nouvelles de ma malade.

— Bonsoir, alors.

— Dormez vous, docteur, demanda José tout bas, par le trou de la serrure.

— Tiens, qu’est-ce que peut vouloir José, à cette heure ? Faisons-le entrer.

José se glissa tout doucement dans la cabine et les regarda tous trois sans dire un mot.

— Monsieur de Labbé, fit Dolbret, est-ce seulement pour avoir l’honneur de nous contempler que vous venez ici à cette heure ?

— Non, docteur, c’est pour vous remercier.

— Pour me remercier ? Et de quoi ?

— Pour vous remercier, vous ne comprenez pas ?

— Je t’avoue que je ne saisis pas très bien.

— C’est pourtant bien facile à comprendre. Je viens vous remercier de ce que vous avez fait pour la demoiselle.

Les trois amis se regardèrent un instant, puis s’éclatèrent de rire. Stenson, dont les nerfs avaient besoin de se détendre, riait à s’en tenir les côtes.

José restait interdit, il ne comprenait rien à l’hilarité qu’il venait de déchaîner. Il dit d’un ton de reproche :

— Docteur, c’est mal de rire des ignorants ; on ne peut pas parler comme les gens instruits, mais c’est pas de ma faute.

— Dis donc, José, dit Stenson, est-ce qu’elle te plaît la demoiselle ?

— Je crois bien qu’elle me plaît ; si le docteur ne s’était pas jeté à l’eau, c’est moi qui y allais. Tout de même, j’aurais eu de la peine à m’en tirer, je ne sais pas nager. C’est un beau brin de demoiselle.

— Évidemment, reprit Dolbret, j’ai beaucoup de rivaux, mais je n’aurais jamais pensé à toi, José.

— Allons dit ce dernier, j’ai autre chose à vous dire, et il est tard.

— Parle vite.

— Est-ce que ça dort de l’autre côté ?

— On n’entend plus rien.

José grimpa sur le lit et mit la tête à l’extrémité supérieure de la cloison, puis il redescendit en disant :

— Il fait noir comme chez le diable.

Il s’assit, sur un signe de Dolbret, et commença :

— Vous avez vu le diable ?

— Tu perds ton temps, mon pauvre José, et ces messieurs s’endorment.

— Je ne badine pas. Je dis : vous avez vu le diable, je veux dire, vous avez vu celui qui s’était déguisé en diable, ce soir ?

— Bon, bon, le méphisto ?

— Comment appelez-vous ça ?

— Méphisto, le nom du diable en latin, dit Dolbret, en clignant de l’œil à Wigelius. Continue.

— Bien, vous avez vu le diable.

— Comme je viens de te le dire. Nous l’avons tous vu, n’est-ce pas, Stenson, n’est pas Wigelius ?

— Vous n’en avez vu qu’un ?

— Oui.

— Pourtant, il y en avait deux.

— Comment sais-tu ça ? je commence à croire que tu as pris quelque chose, José, tu as vu double.

— Pardon, monsieur, je ne prends jamais rien moi, quand je fais des affaires.

— Bien, dit Dolbret, attrappe ça, Pierre Dolbret.

— Je ne dis pas ça pour vous, docteur, je dis ça en général. Donc, y avait deux monfistos.

— Méphistos.

– N’importe, deux diables. Il y avait deux diables.

— Et qu’est-ce que ça peut nous faire, il y avait bien aussi cinq nymphes, deux Napoléons…

— Attendez, laissez-moi parler, docteur. Il y avait aussi le mécanicien.

— Le mécanicien et le méphisto, fable, dit Dolbret en prenant une pose.

— Il y avait aussi le mécanicien qui voulait voir la fête et qui ne pouvait pas.

— Tu dis ?

— Tiens, ça commence à vous intéresser ?

— Parle, vite.

— Le mécanicien qui restait de service voulait voir la fête. Au moment où la demoiselle est sortie, j’ai vu un des diables descendre l’échelle qui conduit aux machines. Je me suis dit : Il faut que je voie ce qu’il va faire là, lui. Je cours après lui et je rencontre le mécanicien qui montait l’échelle suivi de l’un des diables. Je me dis : Bon, il laisse les machines toutes seules ; pourvu qu’il n’arrive rien. Le mécanicien se met le nez dans la porte, ayant à son côté, toujours, le diable. En me voyant le diable est resté figé.

— Pour un diable, dit Dolbret, c’est presque un tour de force.

— …mais il a fait semblant de ne pas me voir. Moi, je l’avais vu et je voulais savoir ce qu’il faisait en compagnie du mécanicien. Je me cache, je les laisse passer, et je les vois qui se mettent tous les deux dans la porte. Il restait encore de la place pour un homme, mais juste pour un homme. Il n’y avait pas mal de monde devant cette porte. Tout d’un coup, je vois un autre diable qui se glisse le long du mur et qui prend la place vide, à côté du mécanicien. Pendant ce temps-là le premier diable se faufile en arrière et s’arrête un instant comme pour écouter ; au même moment, j’entends dire tout près de moi : NOW, GO, et mon homme descend l’échelle des machines…

— Toi aussi, dit Dolbret en l’interrompant, tu as entendu quelqu’un crier Now ?

— Oui, Now, go ! Alors le bateau…

— Ah ! les misérables !

— Le bateau s’est mis à marcher. J’ai bien vu qu’il arrivait un malheur et j’ai essayé de sortir mais le second diable bouchait la porte et j’ai dû le pousser pour me frayer un passage. Vous avez dû m’entendre crier : Docteur, le bateau marche.

— Oui, je crois avoir entendu quelque chose comme cela.

— Je vous ai vu vous jeter à l’eau…

— Mais tu n’a pas pu voir qui étaient les deux diables ?

— Attendez un peu.

— Vite, dépêche-toi.

— Attendez. Je vous vois vous jeter à l’eau, je me dis ; « Bon, le docteur nage comme un poisson, il n’y a pas de danger pour la demoiselle. » Quand je vois que le bateau marche toujours, je retourne sur mes pas, et j’aperçois le mécanicien, le visage tout décomposé, qui ne bougeait pas. Le diable avait disparu. Les autres mécaniciens arrivaient, je les ai vus qui tâchaient de passer par les autres portes, mais il n’y avait pas moyen, il y avait trop de monde. J’arrive jusqu’au premier mécanicien, celui qui était en faute, je lui crie : Qu’est-ce que tu fais là, toi, canaille ? On aurait dit qu’il dormait ou qu’il était mort ; il ne bougeait pas. Quand je vois ça, je saute par-dessus la foule qui était massée près de lui, je lui flanque un coup de poing dans le visage ; il se réveille enfin, je le pousse de toutes mes forces, il s’en va tomber près de l’échelle. Une seconde plus tard les machines étaient arrêtées

— Et le méphisto ?

— Ah ! oui, j’oubliais. Je rencontre le premier diable dans le petit passage entre le pont et la chambre des machines. Je me trouve face à face avec lui. Je lui saute à la gorge, je lui arrache son masque, et je me sauve…

— Et c’était ? dirent ensemble les trois amis.

— Bilman.

— Tu en es sûr ?

— Docteur, c’est pour le voir que je lui ai arraché son masque, et je l’ai vu. Vous le trouvez trop honnête pour faire une chose comme celle-là ?

— La canaille, la canaille ! nous allons voir le bout de tout cela, ou bien je ne m’appelle pas Pierre Dolbret. José, va te coucher. Tu es un bon homme. Prends patience et tu verras. Maintenant je commence à avoir sommeil, mais je ne puis pas me mettre au lit sans aller voir ma malade.

— Allez et revenez vite, dit Stenson, nous avons hâte de savoir comment elle est.

Dolbret revint deux minutes après en disant que Miss Mortimer reposait toujours.

— Savez-vous, dit Wigelius, que nous ne sommes pas en sûreté dans ce bateau.

— Évidemment, dit Stenson, nous sommes en danger de mort, surtout dans le voisinage de l’évêque, de Polson et d’Ascot. Arrive que pourra, je tombe de fatigue.

— Dormez tranquille, mes amis, dit Dolbret, il est trois heures, la journée a été trop bien remplie pour qu’il nous arrive quelque chose d’ici au matin. Du reste, les accidents ne voyagent pas par bandes. Tâchez de dormir, nous avons de rude besogne devant nous.

— Pardon dit Wigelius, encore un mot.

— Dites, fit Pierre.

— Vous venez de dire que vous avez de rude besogne devant vous.

— Oui, ne le croyez vous pas ?

— Non seulement je suis de votre avis, mais je crois que, malgré votre vaillance, vous ne pourrez tout seul l’accomplir, et je voulais vous offrir de la partager entre nous trois, n’est-ce pas, Stenson ?

— J’accepte de grand cœur, j’avais déjà pensé à offrir mes services à notre ami.

Dolbret leur tendit ses deux mains.

— J’accepte votre offre si généreuse. Cependant permettez-moi de vous dire que je ne mérite pas une telle amitié.

— Je vous en prie, dit Stenson.

— Et aussi j’ai un scrupule. La besogne que j’ai devant moi est peut-être plus longue que nous ne serions portés à le croire, et ce serait vous détourner pour longtemps de votre route que de vous demander de me suivre. En effet vous devez le comprendre, la tâche qui s’offre à moi ne se limite pas à la punition des coupables, au châtiment de ceux qui ont attenté à la vie de Miss Mortimer. La vie de John Mortimer est menacée, et c’est un nouveau devoir pour moi d’aller le défendre contre Horner et ses complices. Miss Mortimer ne me l’a pas demandé, elle ne m’en a pas même parlé ; elle ne sait pas que je soupçonne ses liens de parenté avec le Portugais, mais puisque le hasard m’a mis sur la trace du secret, je me dois à moi-même et je dois à Miss Mortimer de protéger sa famille contre ces gens-là. Demain je lui dirai tout et je lui offrirai mes services. Comme vous voyez, mes amis, la tâche que j’ai à remplir est, je ne dirai pas difficile, mais longue, et pour me suivre, il vous faudrait changer complètement votre itinéraire. Du reste, je serai exposé à des dangers que je n’ai pas le droit de vous faire partager.

— Mon cher docteur, dit Stenson, nous savons tout cela et c’est précisément parce que nous entrevoyons des dangers pour vous que nous vous offrons nos services. Faites-nous le plaisir de les accepter sans discuter.

La générosité poussée à ce point a des droits ; elle a au moins le droit de n’être pas vaine, de ne pas être inutile. Dolbret le comprenait, il ne discuta plus ; il ne put que dire à ses amis :

— J’accepte.

Dans cette journée si bien remplie, il avait conquis celle qu’il aimait — du moins c’était l’opinion de Wigelius — et il avait consolidé en même temps deux amitiés déjà fortes. Il lui restait à conquérir la fortune.