Mercier & Cie (p. 138-147).

XI

LE BAIN DE L’ÉQUATEUR


La traversée durait depuis trois semaines ; elle devenait fatigante, énervante, presque une torture. Aussi, depuis quelques jours, il était question de donner une fête afin de rompre la monotonie du voyage. D’aucuns avaient proposé un concert, mais les artistes manquaient. D’autres auraient voulu ressusciter le baptême de la ligne, ou baptême du tropique, une vieille coutume tombée en désuétude. Le capitaine leur avait répondu : Cherchez ailleurs, le baptême de la ligne est une chose stupide, ce n’est pas un amusement. Il était même resté inexorable devant les prières des femmes. À force de chercher, trois jeunes Irlandaises, les demoiselles O’Toole, avaient découvert quelque chose de neuf : un bal costumé. Grâce sans doute à leurs jolis visages — choses qui font toujours de l’effet, même sur des loups de mer barbus — elles avaient obtenu de plus que le paquebot s’arrêterait pendant un quart d’heure, à minuit, pour le bain de l’équateur. L’équateur était dépassé depuis longtemps, mais les mots bain de l’équateur exerçaient une sorte de fascination et la fête ne pouvait être complète si elle n’était suivie de cette cérémonie. En retour de cette concession, les trois jolies Irlandaises se chargeaient du clou de la soirée. La nouvelle avait fait sensation. Stopper en pleine mer, n’était-ce pas donner l’illusion d’avoir pris terre, et n’était-ce pas la chose la plus originale du monde qu’un bain en plein océan ? L’événement était le sujet de toutes les conversations et il avait même presque relégué dans l’ombre la question des costumes. Du reste, de ce côté, il n’y avait plus grand’chose à faire et, depuis les empereurs jusqu’aux bouffons, tout le monde était prêt.

Au dîner, José avait glissé un papier dans la main de Dolbret, en disant : « de Miss Mortimer ».

Pierre brûlait d’impatience d’ouvrir la missive. Un mot de Miss Mortimer, c’était un immense bonheur, et le cœur du pauvre garçon battait à se rompre à l’idée que la jeune fille pouvait avoir écrit de ses propres mains une lettre, fût-elle de deux lignes, à son intention. Il jeta un regard du côté où Miss Berthe s’asseyait ; elle n’était pas là, l’évêque était seul avec Bilman, le Dean ne s’étant pas mis à table, et pour cause. Dolbret ne mangeait pas ; à la fin, n’y pouvant plus tenir, il dit à Stenson :

— Veuillez m’excuser, je reçois une lettre de Miss Mortimer, j’ai hâte de la lire.

— Très bien, mon cher, et surveillez bien vos allées et vos venues, vous devez être espionné de tous côtés ; voyez comme l’évêque vous regarde.

— N’ayez crainte. Achevez votre lunch et venez me trouver, j’aurai probablement du nouveau à vous donner.

Pierre se leva de table et s’apprêtait à prendre le chemin de sa cabine quand on vint l’avertir que le capitaine le demandait. « Diable, pensa-t-il, j’aurais bien voulu lire cette lettre, pourtant. »

Il se hâta de se rendre à l’ordre du capitaine afin de pouvoir revenir plus vite. Il s’agissait de donner des soins à deux passagers de troisième classe qui venaient de se battre à coups de couteau et au revolver et de se faire plusieurs blessures graves. L’état des malheureux était critique et ce ne serait pas avant deux ou trois heures, après avoir pansé leurs blessures, qu’il pourrait se sauver et savourer, dans le silence et l’ombre, cette chose délicieuse qu’est une lettre écrite par la femme aimée. Il en prit son parti ; peut-être y avait-il dans sa résignation un peu de ce plaisir qu’on a parfois à reculer un bonheur qui s’offre.

À onze heures du soir, Dolbret n’avait pu encore trouver une minute pour lire la lettre de Berthe. En face de la souffrance, il avait d’ailleurs mis de côté ses plus chers intérêts et il était resté au poste.

Le bal battait maintenant son plein, le navire semblait une immense gondole de carnaval : sur les chaises longues, dans les chaloupes de sauvetage, dans les corridors, dans la salle à dîner, au salon, dans les galeries, c’était la foule disparate des arlequins, des pierrots, des rois ; puis la troupe folle des Orientaux, des mandarins magnifiquement vêtus de soie, des petites sœurs cadettes de Yedo, aux sourcils délicieusement peints. Miss Block, momentanément abandonnée par son fidèle Wigelius, peut-être à cause de sa métamorphose insuffisamment mythologique au goût de ce rêveur du nord, se promenait fièrement sous la défroque kaki que lui avait prêtée un soldat se rendant aux avant-postes de l’armée anglaise, et distribuait les sourires plus ou moins jeunes de ses vieilles dents aux Pompadours, aux Cléopâtres, aux Cléos de Mérode, aux Oteros, aux Polaires, aux Napoléons, aux mille personnages historiques ou connus que huit jours de tortures d’esprit avaient pu suggérer aux passagers du « City of Lisbon ».

La nuit avait des tons de rêve ; l’horizon restait enflammé des ardeurs du jour et encerclait la mer comme avec une écharpe d’or et de vermeil. À l’infini, sur l’eau très calme, comme les coups de pinceau d’un océan d’aquarelle, les phosphorescences scintillaient, retombaient en gerbes de pierres précieuses dans le sillon noir creusé par le paquebot et rayonnaient de toutes parts sur ce petit monde isolé, cette île en marche qu’était le « City of Lisbon » ; et, parmi ceux qu’il portait, depuis l’âme la moins poétique jusqu’à l’esprit le plus élevé, il n’y avait personne qui ne fût grisé par cet enchantement. Peu à peu, le bateau ralentissait sa marche, car l’heure avançait, il était maintenant onze heures et demie. Dans une demi-heure le bal serait fini, ce serait le bain de l’équateur, et, enfin, le clou. Vers minuit moins le quart, la vitesse ne dépassait pas deux nœuds ; le navire semblait glisser et amollir son élan comme pour atterrir à quelque côte merveilleuse, quelque terre inconnue où s’apaiseraient les douleurs et les misères de la vie. Il y avait vaguement de cette impression dans les regards des danseuses et des danseurs lassés, dont les groupes disséminés sur le pont attendaient l’heure de minuit. Un coup de sifflet annonça les douze heures. À ce moment même les hélices cessèrent de tourner, le sillage s’effaça peu à peu, s’affaiblit et mourut insensiblement. Le grand silence de la nuit rendait plus intenses les mille bruits de la manœuvre, les pas précipités, à bâbord, où se balançait une sorte de nacelle captive suspendue par des câbles aux flancs du navire. C’étaient des rires, des appels criés du fond des salles presque vides, et cette masse arrêtée ainsi en pleine eau, immobile après avoir marché si longtemps, faisait penser à quelque monstre marin qui se serait reposé après avoir nagé des jours et des semaines du fond des océans polaires vers les rives lointaines des continents.

Wigelius et Stenson étaient accoudés près de la nacelle et, silencieux, ils contemplaient la scène. Le premier semblait essayer de remplir pour toujours de cette lumière généreuse ses yeux accoutumés aux journées grises, aux horizons ternes et mélancoliques du nord ; l’autre avait sur le visage une tristesse profonde que la joie environnante ne pouvait faire disparaître. Sa bouche close semblait vouloir s’ouvrir pour des confidences ; il lui aurait été doux de s’épancher, de se soulager le cœur au milieu de cette volupté sans nom des sens et de l’âme ; mais Wigelius ne pouvait deviner les paroles jamais montées aux lèvres et son silence obstiné était contagieux. Quelqu’un, tout à coup, se plaça entre eux et leur prit le bras ; ils se retournèrent mais ne le reconnurent pas. Pourtant, depuis le commencement de la traversée, ils avaient eu le temps de faire connaissance avec tous les visages. Comme ils allaient interroger le nouveau venu, Dolbret leur dit :

— Mauvaises gens, vous ne reconnaissez pas vos amis ; ne reconnaissez-vous pas le Dean ?

— Quelle imprudence, dit Wigelius, de vous affubler de la barbe du Dean ; s’il allait vous reconnaître, il se vengerait.

— Pas de danger, mon cher, il est dans sa cabine, je l’ai entendu tantôt qui blasphémait comme un forcené.

— Alors ?

— Alors, il n’est pas dangereux, puisqu’il ne peut pas sortir.

— Mais vous n’avez pas l’intention de garder le menton de ce garçon-là indéfiniment ?

— Non, pas indéfiniment, seulement pour la soirée. Il me semble que c’est bien de l’honneur à lui faire, moi honnête homme, de me faire passer pour lui, un chenapan. En attendant, je ris dans sa barbe. Nous allons être bien ici pour assister au bain. Cette nacelle est jolie à voir.

— Je le crois bien, on a mis à contribution tous les chiffons de papier de soie qu’on a pu trouver peur confectionner les herbes marines qui l’entourent. Je me demande pourquoi on l’a placée à l’arrière.

— C’est bien simple, c’est parce que le platbord est plus bas et qu’il sera plus facile aux baigneuses de descendre.

— En effet. Mais dites-donc, avez-vous eu le temps de lire la lettre de Miss Mortimer ?

— Oui ; malheureusement ce n’était pas une lettre de Miss Mortimer…

— Une lettre de qui ?

— Une lettre du docteur Aresberg.

— Du docteur Aresberg ?

— Oui, copiée d’un bout à l’autre de la main de Miss Mortimer. C’est un docunent précieux à cause de celle qui l’a écrit.

— Oui, dit Stenson, j’allais le dire, j’allais même vous demander de me le donner quand vous en aurez fini.

Dolbret le regarda tout étonné :

— Vous êtes sérieux, Stenson ?

— Est-ce que ma demande vous semble ridicule ?

— Oh ! pas le moins du monde ; tout de même je pensais que la lettre ayant été adressée à moi, je devais y avoir certains droits.

— Je ne conteste pas, dit Stenson tristement, c’est votre droit.

— Tenez, reprit Dolbret, je vois que vous y tenez, vous l’aurez.

— Oh ! merci, docteur.

« Serait-il amoureux de Miss Berthe, lui aussi, pensait Pierre. Le fait est qu’elle est jolie à faire tourner la tête à tout un équipage. Tout de même ce serait embarrassant ; un si bon garçon, à qui je dois tant. »

À côté d’eux, perdu dans le bruit, un mot sonna aux oreilles de Dolbret : Now ! Il lui semblait avoir entendu cette voix ailleurs, l’avoir entendue avec la même intonation sournoise : ç’avait été comme un souffle, un murmure. Puis, une fois le mot prononcé, des pas précipités avaient retenti tout près d’eux, sur un espace de vingt pieds à peu près. Le silence était maintenant complet, un héraut venait d’annoncer solennellement qu’Amphitrite s’avançait du fond d’une grotte pour être conduite à son époux céleste, Neptune. La curiosité, si habilement et si longuement aiguillonnée, arrivait à son paroxysme et des milliers d’yeux étaient fixés sur l’entrée de la caverne, représentée pour le moment par la porte du salon qui simulait, grâce à de véritables décors peints, une ouverture pratiquée dans le flanc d’un rocher sauvage. Les spectateurs étaient enthousiasmés de l’idée ; on se consolait maintenant d’avoir manqué le baptême de la ligne, puisqu’on avait un mariage en échange. Dolbret entendit encore une fois le mot : Now ! À ce moment même, le feuillage qui bouchait l’entrée de la caverne s’écarta et, vêtue d’une longue robe blanche, tenant en sa main droite un sceptre d’or, la tête surmontée d’un diadème vert où brillaient vingt diamants, Amphitrite, représentée par Berthe Moritmer, s’avança majestueusement, suivie de cinq nymphes à peu près vêtues comme elle, ce qui était fort décent pour des nymphes. Des exclamations d’admiration partaient de toutes les bouches et des applaudissements éclatèrent quand Amphitrite, avant de mettre le pied sur la nacelle, se retourna et sourit à la foule. Il avait suffi d’une robe drapée et d’une couronne posée sur cette tête superbe pour évoquer d’un coup l’admirable antiquité payenne. Dolbret, tranquille sous son déguisement, éprouvait à la fois le bonheur immense de contempler cette femme divine qui lui apparaissait comme une vision d’amour et de poésie, et en même temps la souffrance de penser que jamais les rêves qu’il faisait ne se réaliseraient et quelle disparaîtrait bientôt pour lui, comme elle allait disparaître dans l’onde pendant quelques instants.

La nacelle, manœuvrée par dix hommes solides, descendait lentement sur ses poulies.

Dolbret entendit pour la troisième fois, tout près de lui : Now ! Il ne s’y arrêta pas.

La nacelle flottait. D’abord les nymphes, sur un geste du sceptre d’or, se plongèrent dans l’eau scintillante où se reflétaient le ciel chargé d’étoiles et la lune, immense et presque rouge ; Un instant après, elles remontèrent sur la plateforme et l’une d’elles dit à Amphitrite que le divin Neptune l’attendait pour l’emmener dans son liquide empire. Alors la déesse jeta un dernier regard en haut, vers la foule qui la contemplait, puis, laissant tomber son sceptre devant elle, sans doute pour le remettre à son époux en signe d’obéissance, elle s’assit sur le rebord de la nacelle et plongea lentement jusqu’à ce qu’on ne vît plus, au ras de l’eau, que sa tête brune cerclée du diadème vert. La représentation était vraiment réussie, on était dans l’extase.

Miss Mortimer était très bonne nageuse. Pendant que ses nymphes l’attendaient, elle fit la planche, se débarrassa de son costume de déesse de la mer et reparut, sa chevelure noire flottant sur l’onde, dans un superbe costume de bain, puis elle s’éloigna de quelques pieds et retourna vers la nacelle. Now ! dit encore la même voix tout près de Dolbret.

À ce moment retentit un bruit d’écluse, de chute qui gronde ; la surface limpide de la mer écuma, une secousse formidable fit trembler le paquebot jusqu’à la quille. Un cri d’horreur partit de toutes les poitrines : Amphitrite disparaissait submergée dans le remous de l’hélice, le « City of Lisbon » venait d’être brusquement mis en mouvement. Qui avait commis l’imprudence ou le crime ?