Les dévotions de Mme de Bethzamooth ; La retraite, les tentations et les confessions de la marquise de Montcornillon/05

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AVANT-PROPOS

DE L’ABBÉ J. DU VERNET

ÉDITEUR DE CETTE HISTOIRE ÉDIFIANTE[1]




Feu M. de Saint-Leu était un homme de mérite : il jouissait de l’estime d’un grand nombre de personnes qui elles-mêmes étaient très estimables.

On sait peu de particularités de sa vie : on ignore même quels étaient sa famille et son véritable nom. Celui de Saint-Leu n’était qu’un nom qu’il prit pour se dérober aux recherches inquisitoriales de la police. Il était coupable d’un couplet de chanson contre une des plus célèbres et des plus implacables catins du siècle, contre Mme de Pompadour. Cette peccadille pouvait le faire plonger et pourrir dans les cachots de la Bastille, dans un temps où le magistrat de police, en vil esclave, obéissait aussi aveuglément aux caprices de la maîtresse du roi qu’aux ordres du roi lui-même.

Frappé de la terreur de savoir que deux ou trois cents espions étaient en campagne pour le trouver, Saint-Leu s’enfuit en Pologne, où avant de servir dans les troupes de la République il vécut quelque temps déguisé en frère des écoles pies.

Après la mort de Mme de Pompadour, il quitta la Pologne avec un brevet de colonel et une pension de douze cents francs que lui fît le roi et dont il a été exactement payé jusqu’à sa mort.

De retour en France, le colonel de Saint-Leu se lia d’amitié avec des citoyens d’un grand mérite qui, sous le nom d’économistes, s’occupaient du bien public, cherchant les vices de l’administration et en montrant les remèdes. Il travailla avec eux aux Éphémérides du citoyen et se passionnait toujours en parlant du bien qu’avec le temps devait faire cet ouvrage.

Sous l’administration de M. Turgot, qui avait la noble ambition de vouloir remédier à tous les maux de l’État, les économistes jouirent d’une grande liberté. Ils parlaient avec hardiesse et enthousiasme des grandes réformes que le grand homme méditait.

Pour opérer en France de grandes choses, il faut trouver des hommes éclairés, ce qui est rare. Ce n’est pas assez qu’ils soient éclairés, il faut encore qu’ils soient courageux, et cela est plus rare encore.

Les personnes intéressées à ce que M. Turgot ne fît aucun changement en France s’effrayèrent de ses projets ; leurs cris alarmèrent le gouvernement. Les Éphémérides du citoyen furent supprimées ; on ôta les finances à M. Turgot. Les économistes qui écrivaient en faveur de ses opérations tombèrent dans la disgrâce ; les principaux furent exilés. On envoya l’abbé Baudeau à Combronde en Auvergne, et l’abbé Roubeau en Normandie.

Le colonel Saint-Leu, leur ami et leur coopérateur, ne fut point exilé, mais n’ayant plus rien à faire il se crut inutile sur la terre, se dégoûta de la vie, et se résolut à la quitter. Avant son départ pour l’autre monde, il lut tout ce qu’on a écrit pour ou contre le suicide ; il en conféra avec tous ses amis, leur proposant ses raisons et écoutant les leurs. Il n’en trouva aucun qui ne fût d’avis que lorsqu’on est en ce monde, il faut y demeurer jusqu’à ce que celui qui nous y a mis nous en retire. Ses amis se relayaient pour le distraire de son dessein ; l’un le menait à la campagne et l’autre à la comédie.

L’Écriture sainte était une des choses que le colonel Saint-Leu savait le mieux, et c’était celle à laquelle il croyait le moins. Il la citait souvent, mais dans toutes ses citations on remarquait un coin d’ironie qui décelait son incrédulité ; souvent même il en parlait avec scandale, et c’est ce dont nous avons été témoin.

Un jour il vint me voir ; c’était dans un moment où ayant pris un remède et en attendant qu’il opérât, je parcourais avec édification quelques chapitres de la sainte Bible. — Comment, me dit-il, peut-on s’amuser à lire ce recueil de fables judaïques ? — Ah ! mon cher ami, lui répondis-je, pourquoi parler avec impiété d’un livre divin qui fait ma consolation et la consolation de beaucoup de gens de bien ? Ensuite, poussé par mon zèle, je lui en prouvai la divinité par la tradition, par les Pères de l’Église, par l’autorité et par la raison. Le colonel Saint-Leu m’écoute avec le plus grand sang-froid, et ne répond à l’excellence de mes preuves que par un grand éclat de rire, ajoutant : « Si vous avez lu cette Bible, et si vous me dites que vous y croyez, je vous regarde comme un homme de mauvaise foi. »

J’avoue qu’à un pareil propos la colère m’échappe, et tenant la Bible d’une main et la seringue de l’autre, je lui répliquai : « Moi ! Monsieur, moi ! de mauvaise foi en fait de religion ! C’est votre foi qui est très mauvaise, et votre raison encore davantage. Êtes-vous venu chez moi pour m’outrager dans ce que j’ai de plus cher au monde ? Vous savez que ma religion m’est aussi précieuse que la prunelle de mon œil droit. »

— Point de colère, ami, me dit-il, en me sautant au cou, en m’embrassant à plusieurs reprises. Je ne suis pas venu ici pour vous fâcher, mais pour vous demander votre avis sur une affaire très importante. J’ai envie de me tuer. Qu’en pensez-vous ? — Je pense, lui répondis-je, que c’est là une très mauvaise envie. Se tuer, c’est l’action d’un poltron.

— À ce compte, me réplique-t-il, Caton, Cassius, Brutus étaient donc des poltrons ? — Ils étaient pire, lui répliquai-je, que des poltrons, car ils étaient païens. Ils ne se tuèrent que parce qu’ils n’avaient point de religion et faute de courage pour supporter la honte d’être vaincus.

— Suivant cette idée, m’ajoute le colonel de Saint-Leu, un homme qui cherche à sortir de la misère ou à faire fortune est donc un lâche ? car il ne travaille du matin jusqu’au soir que parce qu’il ne peut supporter la médiocrité ou la honte de la pauvreté.

— Ce sont là, lui ajoutai-je à mon tour, des raisons de philosophes ; je m’en tiens aux raisons des théologiens qui valent davantage. D’ailleurs, si vous vous tuez, vous serez damné. — Damné ! me cria-t-il, moi ! damné ! Mais je ne crois pas à l’enfer.

— Homme abandonné ! repris-je, vous ne croyez pas à l’enfer ! et pourquoi n’y croyez-vous pas ? — Parce que, me dit-il, Socrate n’y croyait pas ; Cicéron n’y croyait pas ; Horace s’en moquait ; Lucrèce en riait ; Trajan aussi, Marc-Aurèle aussi, et moi aussi.

— Vous me citez là, lui dis-je, de plaisantes gens, des hommes qui n’étaient pas baptisés, et pour vous répondre sur le même ton, je vous dirai que saint Babilas et saint Babolin croyaient à l’enfer, saint Agapet et sainte Gaudeberte croyaient à l’enfer, saint Lubin et saint Odilon croyaient à l’enfer, saint Nicodème et saint Nicaise y croyaient aussi, saint Fiacre et saint Monge y croyaient aussi, saint Andoche et saint Gougeat y croyaient aussi, et une infinité d’autres saints encore plus connus que ceux-là, et dont les noms se trouvent à la tête du Messager boiteux et de l’Almanach des Muses. Tant de saints qui croyaient à l’enfer, à ses tourments terribles et à son éternité épouvantable, aussi fermement que s’ils en avaient tâté, valaient bien tous les païens que vous m’avez nommés.

— Abrégeons, me dit le colonel Saint-Leu ; puis-je me tuer ? — Non, lui répondis-je. Là-dessus, il me quitte en me disant que je n’étais pas de meilleur conseil que ses autres amis.

En sortant de chez moi, il rencontre M. Lemière, à qui il fait part de son dessein. Celui-ci lui crie en le quittant : « Caton se la donna, Socrate l’attendit. » — « Ce n’est là, mon cher Lemière, si je m’y connais, lui réplique Saint-Leu, qu’un vers un peu dur et non une raison pour empêcher de mourir. » Cela dit, il continue son chemin.

En arrivant chez Dorat : Je m’ennuie, mon ami, lui dit-il. — Et moi aussi, lui répond l’ami ; mais il faut savoir s’ennuyer et attendre. La nature est une maîtresse pleine de rigueur et de caprices ; elle cède à la fin, et ce qu’elle accorde dédommage amplement de ce qu’elle a refusé. J’ai de plus que vous une très mauvaise santé et un besoin extrême d’argent.

Le colonel Saint-Leu lui prête huit cents francs et lui fait ses adieux. Peu de temps après il place en viager cinq mille francs sur la tête de l’abbé Baudeau son ami, institue pour son héritier M. Le Blanc, auteur de la tragédie des Druides, envoie cinquante louis d’or à un jeune homme de lettres qui, du côté de la fortune, éprouvait un grand malaise, et en conserve cent pour les frais de l’enlèvement de son corps et pour son enterrement.

Toutes ces précautions prises, il essaya pour sortir de la vie divers moyens. Il prit d’abord de l’opium, et cet essai ne réussit pas. Il tenta ensuite de l’odeur du charbon allumé pendant son sommeil. Cette expérience ne servit qu’à le rendre très malade. Il en vint au pistolet, mais l’instrument mal appuyé contre son front ne fit qu’effleurer l’épiderme. L’abbé Baudeau vint le voir, le conjura de vivre et ne le quitta que lorsqu’il le crut persuadé de la nécessité d’attendre la mort.

Dès que l’abbé fut sorti, le colonel Saint-Leu se rend à souper chez le baron de Tshoudi, l’un de ses amis. D’abord après le souper il se retire, sous prétexte de profiter d’un beau clair de lune pour aller à Sceaux. Lorsqu’il fut sur les nouveaux boulevards et derrière les Chartreux, il se fit sauter le crâne en se mettant le canon du pistolet dans la bouche. On trouva deux lettres sur lui : l’une au marquis de Mirabeau, dans laquelle il justifiait le parti qu’il avait pris de se casser la tête ; l’autre à M. Lenoir, alors lieutenant de police, pour le prier de veiller à sa sépulture.

Tous les amis du colonel Saint-Leu le regrettèrent, et leurs regrets ont beaucoup augmenté lorsqu’ils ont su qu’avant sa mort il avait travaillé à diverses morales dans le goût de ce que l’on va lire. C’est alors qu’on a bien connu la perte qu’on avait faite.

Un De profondis pour le repos de son âme.



Jours des saints cités dans cet avant-propos suivant l’Almanach Royal :

    25 juin
    Saint Babolin.
    2400»
    Saint Babilas.
    10 janvier
    Saint Lubin.
    14 mars
    Saint Odilon.
    2400»
    Saint Agapet.
    9 avril
    Sainte Gaudeberte.
    25 juillet
    Saint Gougeat.
    12 août
    Saint Menge.
    24 septembre
    Saint Andoche.

Quant à MM. saint Nicaise et saint Nicodème, nous les tenons pour deux grands saints contre lesquels il n’y a rien à dire : le lecteur les placera où il voudra ; il importe fort peu à MM. les saints d’être fêtés en janvier ou en octobre, dans la saison des cerises ou dans celle des poires, et à moi aussi, qui n’aurai jamais l’honneur d’être saint ni fêté.


Bibliothèque des curieux, Vignette-SphereFleches
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  1. On a lieu de croire que l’éditeur et l’auteur sont une seule et même personne.