Les délices du Pais de Liége/Mœurs des Habitans

Everard Kints (1p. 65-90).

MOEURS DES HABITANS
de la Ville de Liége.



JE viens de parler le langage d’Hiſtorien ; mais qu’il me ſoit permis, ſans bleſſer les égards qui lui ſont dûs, de faire quelques réflexions ſur l’Hiſtoire.

J’ai fait voir par le précis de celle des deux derniers Regnes, que le Prince & le Peuple ont vécu dans une parfaite intelligence ; l’on ſera convaincu que les troubles arrivés ſous les Regnes précédens, ſi l’on veut bien remonter à leurs ſources, ne ſont point imputables au Peuple, dont le caractére eſt tout diférent du Portrait, que l’Hiſtoire en fait.

De tous les Liégeois, qui en mil cent vingt-cinq furent afranchis par Alberon I. de la ſervitude de Mainmorte, aucun n’existoit en mil deux cent cinquante-trois : & ce fut cette même année que les Habitans de la Ville de Liége prétendirent qu’ils devoient être gouvernés par deux Magiſtrats tirés du tiers État.

Leurs Peres aiant obtenu d’Albert de Cuick, ſur la fin du douziéme Siécle, des Priviléges conſidérables, les avoient fait confirmer en mil deux cent huit par l’Empereur Louis le Débonnaire, & en mil deux cent trente-huit par l’Empereur Henri VII.

L’amour de la liberté naturelle à l’homme, joint à l’ignorance dans laquelle on vivoit alors, fit imaginer aux petits fils de ceux qui avoient été afranchis en mil cent vingt-cinq, qu’à l’exemple des Peuples voiſins, le Peuple Liégeois s’étoit choiſi un Chef, & lui avoit donné pouvoir de lui commander, mais qu’il avoit borné & limité ce pouvoir par de certaines conditions, dont la principale étoit, qu’il ſeroit permis au Peuple de changer les Loix du Gouvernement, lorſque le bien public l’exigeroit, & même le Chef, s’il ne ſe conformoit pas aux anciennes Loix, ou à celles, qui dans la ſuite ſeroient faites par le Peuple.

La ſupoſition étoit fauſſe, c’étoit le Prince qui avoit ſormé & établi le Peuple, & qui d’eſclave qu’il étoit, l’avoit fait libre, & non point le Peuple, qui avoit choiſi & établi le Prince, mais les Liégeois n’étoient point capables, dans le treiziéme Siécle, de faire ſes réflexions, & leur incapacité étoit rélative à l’ignorance du Siécle, ignorance si grande & fi univerſelle, que Henri de Gueldres, leur Prince & leur Evêque, ſe diſpenſoit, au raport d’un grand Pape, qui le connoissoit particuliérement, de dire ſon Bréviaire, parce qu’il n’avoit aucune connoiſſance de la Langue latine.

L’on ne doit donc pas être ſurpris ſi le Peuple regardoit comme certaine & indubitable une ſuposition, qui étoit radicalement fauſſe, & ſi ſous ce prétexte il voulut changer un gouvernement, dont il ſe croioit l’Auteur & le Fondateur. Il est moins ſurprenant de voir un Peuple errer ſur un fait, dont l’époque remonte à cinq ou ſix Siécles, que de voir un Evêque, qui n’a aucune connoissance de la Langue, dont il doit ſe ſervir dans ſes principales fonctions.

Ce fut, ſans doute, cette ignorance commune au Prince & aux Sujets, qui engagea en partie Henri de Gueldres, à conſentir à l’établiſſement de deux Magistrats Populaires ; il pût d’ailleurs y être déterminé par la cauſe, qui ſervoit de fondement à la prétention du Peuple ; la corruption de ſes Oficiers, qui ne ſe ſervoient du pouvoir qu’il leur avoit confié, que pour oprimer le Peuple, détruire ſa liberté, & anéantir ſes Droits & ſes Priviléges. Quoi qu’il en ſoit, il y conſentit, & ſon conſentement, forcé, ou volontaire, peu importe, étoit un motif plus que ſufiſant pour perſuader au Peuple que ſa prétention étoit légitime.

La même cauſe qui, en mil deux cent cinquante-trois avoit procuré ce premier ſuccès, en procura un ſecond, en mil trois cent quarante-trois. Les Oficiers & les Conſeillers du Prince continuant d’abuſer de leur pouvoir, le Peuple ſe crut en droit de s’opoſer à leurs malverſations, & même de s’en établir le juge. On créa du conſentement d’Adolfe de la Marck, un Tribunal compoſé de vingt-deux Perſonnes, choiſies dans les trois Ordres de l’État, pour réprimer les abus qui s’étoient introduits, à la charge & à l’opreſſion du Peuple, & on lui donna le pouvoir de juger en dernier reſſort.

Ce nouveau Tribunal abuſa certainement, de ſon pouvoir à ſon tour, & non content d’être le Juge ſouverain des Oficiers & des Conſeillers du Prince, voulut l’être du Prince lui-même, & ne craignit point en mil trois cent ſoixante-quatorze de condamner Jean d’Arkel à reſtituer une ſomme, qu’il prétendit avoir été injuſtement perçuë par cet Évêque ; mais la vengeance que ſes Succeſſeurs tirérent de cet atentat, ne ſervit qu’à confirmer le pouvoir légitime du Tribunal, qui ſubſista depuis, & qui ſubſiſte encore aujourd’hui[1].

Dès que le Peuple eut la liberté de ſe choiſir deux Oficiers municipaux, il crut qu’il avoit celle de procéder à l’Élection de la maniére la plus convenable, ſinon à ſes intérêts, du moins à ſa capacité. Cette prétention n’avoit rien de choquant ; ce ſecond droit paroiſſoit émaner naturellement du premier ; mais un Prince plus clairvoïant que le Peuple, s’imagina apercevoir dans les Élections, des abus, que le Peuple n’y voïoit point, ou afectoit de n’y point voir, & fit à ce ſujet un Édit, par lequel il en preſcrivit & régla la forme.

Cet Édit qui fut fait, en mil quatre cent vingt-quatre par Jean de Hinsberg, fut exécuté pendant quelque tems, mais ſon exécution aiant fait connoitre que l’ancienne forme étoit préférable à la nouvelle, le Peuple quita celle-ci, pour reprendre celle-là.

Lorſqu’en mil cinq cent quarante-quatre Charles V. honnora de ſa préſence la Ville de Liége, les Magiſtrats lui préſentérent les Clefs qu’il reçût, & qu’il leur remit enſuite, en leur diſant qu’ils continuaſſent de les garder avec la même fidélité, qu’ils avoient fait par le paſſé.

Ce langage équivoque d’un Prince ſi éclairé & ſi jaloux des droits de la Souveraineté, fit croire au Peuple que c’étoit à lui, & non point au Prince de Liége, que la garde des Clefs de la Ville étoit confiée ; & ce fut dans cette idée qu’il ſe crut en mil cinq cent ſoixante-ſix en droit de les refuſer à Gerard de Groesbeck, & de lui remontrer que ſes Magiſtrats les garderoient, juſqu’à ce que ce Prince eut établi qu’elles devoient lui être remiſes, préférablement aux Magiſtrats.

Gerard de Groesbeck qui n’avoit d’autre objet que le bien public, au lieu d’emploïer le fer, & le feu pour arbitres de cette queſtion de droit, & de quelques autres qu’elle fit naître, les ſoumit à la déciſion du Juge naturel des parties, & les porta au Tribunal de l’Empereur, où elles ſont encore indéciſes. Les grandes & ſérieuſes ocupations d’Erneſt de Baviére, ſon Succeſſeur, ne lui permirent pas de penſer à un ſi leger objet, qu’il auroit peut-être d’ailleurs regardé comme peu digne de ſon atention, tandis qu’il joüiſſoit tranquilement de tous les droits réels atachés à la Principauté de Liége.

Ferdinand, qui lui ſuccéda dans un tems que toutes les afaires du dehors étoient pacifiées, ne s’ocupa, à vrai dire, que de celles du dedans. La forme de l’Election des Magiſtrats, fut le premier objet qui lui parut digne de ſon atention. Il voulut faire décider, ſans que le Peuple fut entendu, le procès pendant au Conſeil Impérial, & la premiére année de ſon Regne il obtint pour cet éfet de l’Empereur, des Lettres, qui ordonnoient l’exécution de l’Edit de Jean de Hinsberg & il ne perdit point de vûë, cet objet pendant tout ſon Regne.

Le Peuple, auquel la voie de l’oposition étoit ouverte, s’en ſervit pour faire connoître que les Lettres avoient été ſurpriſes ; le Procés ſut inſtruit de part & d’autre ; mais comme il ſe trouvoit pour ſa déciſion plus de dificulté, que Ferdinand de Baviére n’en avoit prévû, au lieu de la presser, il obtint de l’Empereur des ordres reitérés pout l’exécution de ſes premiéres Lettres, & enfin un jugement préparatoire, qui lui ajugeoit la proviſion a l’égard de certains articles.

Voïant que les ordres & la proviſion préjugeoient le fonds de la conteſtation, le Peuple qui ne vouloit donner aucune ateinte à ſes droits, s’en tint à ſon premier Plan Plan, qui étoit, que pendant la litiſpendance rien ne devoit être innové ; qu’il étoit en poſſeſſion des droits, qui lui étoient conteſtés, qu’il devoit y être maintenu, & qu’il entendoit s’y maintenir juſques à ce qu’il eût plû à Sa Maj. Imp. de former un jugement définitif.

Quelques legitimes que fuſſent ces exceptions, elles ne furent point du goût de Ferdinand de Baviére. Soit qu’il déſeſpérât d’obtenir une déciſion définitive, ſoit qu’il craignît que celle qu’il pourroit obtenir, ne lui fût point favorable, il eut recours à la voie de la négociation ; mais le Peuple, qui ſe tenoit ſur ſes gardes, ne ſortit jamais de ſes rétranchemens. Cette fermeté aigrit le Prince, & lui fit penſer qu’il devoit ſe faire juſtice lui-même, il prit pour cet éfet les armes.

Le Peuple croïant que dans ces circonſtances, il lui étoit permis d’opoſer la force à la force, & de ſe mettre en état de défenſe, prit les armes à ſon tour : il ſe trouva ſous Maximilien Henri expoſé aux mêmes inconvéniens pour la même cauſe.

À prendre donc les choſes à leurs ſources, les malverſations des Oficiers des Princes de Liége, ont engagé les Liégeois à ſe créer pour la Police, pour l’adminiſtration des deniers publics, & pour la conſervation de leurs Priviléges, Uſages & Coûtumes, deux Magiſtrats, & à vouloir régler la forme de leur Election. S’imaginant être Gardiens naturels de leur Ville, ils ont crû qu’ils devoient l’être, & qu’ils l’étoient des Clefs de ſes Portes. Ils ſe ſont opoſés, autant qu’ils l’ont pû, à la conſtruction d’une Citadelle, qu’ils ſavoient être inutile pour la défenſe de la Ville, & qu’ils prévoioïent devoir l’expoſer à de frequens dangers, qui pourroient un jour cauſer ſa ruine & celle de tout le Païs : voilà les quatre ſources de ce nombre infini d’émotions populaires, de révoltes, de troubles dont l’Hiſtoire de Liége eſt remplie, & qui lui font regarder les Liégeois comme des eſprits inquiets, turbulens, ſéditieux, portés naturellement à la révolte, comme gens indiſciplinés & indiſciplinables, ennemis déclarés du bon ordre, de la tranquilité & de la paix.

Quiconque voudra lire, avec autant de déſintéreſſement que d’atention, l’hiſtoire de toutes ces révolutions, & prendre la balance en main pour peſer le pour & le contre, ne poura diſconvenir, que le portrait, que l’Histoire fait des Liégeois, n’eſt point reſſemblant.

Henri de Gueldres, ſous le regne duquel ſe formérent les premiers troubles, ou pour parler plus juſte, forma le premier pas vers la liberté, deshonora l’Épiſcopat, & le rang de Prince temporel annexé à ſon Siége, par une infinité d’actions infames, indignes, non ſeulement d’un Prince, mais du dernier des Sujets ; il ſe vit après un Regne de vingt-quatre ans forcé, pour éviter les peines atachées à une dépoſition juridique, à ſe dépoſer lui-même dans le Concile général tenu à Lion l’an mil deux cent ſoixante-quatorze par le Pape Grégoire X., qui avoit été tiré du Chapitre de Liége, pour être placé ſur la Chaire de S. Pierre.

Cette légére ébauche de l’afreux Tableau de ſa vie ſcandaleuſe, tracé par le souverain Pontife, dont je viens de parler,[2] ſufit pour perſuader que Henri de Gueldres, ou ſes Oficiers, fournirent à ſes Sujets plus d’un motif capable de les déterminer à ſecoüer le joug de la tiranie ; qu’ils n’en formérent la réſolution, & ne l’exécutérent, qu’après avoir inutilement tenté toutes les autres voies, que des Sujets fidéles & ſoumis, doivent prendre à l’égard d’un Prince, qui leur a été donné de la main de Dieu.

La réforme, que Ferdinand de Baviére affectoit de vouloir mettre dans l’élection des Magistrats, ne fut point ce qui indiſpoſa le plus le Peuple contre ce Prince. La grande dépenſe, à laquelle ſa haute Naissance l’aſſujétiſſoit, l’obligation, que lui impoſoit ſa Dignité d’Électeur de Cologne de ſe trouver aux Diétes de l’Empire, qui étoient alors très-fréquentes, & d’y paroître avec ſplendeur, le mettoient dans la néceſſité de demander três-ſouvent à ſes Sujets du Païs de Liége, des Dons gratuits fort considérables, & qui étoient au-delà des forces de l’État.

Non content de ceux qui lui étoient acordés, il faiſoit preſque continuellement publier des Édits, par leſquels il établiſſoit des Impôts trés-onéreux au Peuple, déjà acablé par les Dons gratuits ; & lors qu’il ne pouvoit obtenir ni les uns ni les autres, il débâtoit l’Élection des Magistrats, enſorte qu’à en juger par ſa conduite, le ſeul guide, que l’on doit ſuivre en ceci, ſon objet principal étoit d’engager les Liégeois à remplir les cofres de ſon épargne, & à les entretenir toujours pleins.[3] La conduite de Maximilien Henri fut la même.

[4] La dépenſe de bâtir une Citadelle inutile, & l’entretien d’une nombreuſe garniſon compoſée d’Allemans étoient deux autres articles, qui ne tendoient pas moins à l’opreſſion du Peuple.[5] Si l’on ajoute à toutes ces circonſtances, que leurs ſujets ne voïoient preſque jamais ces Princes, que lorſqu’ils alloient propoſer des dons gratuits ou de nouveaux impôts, on ne ſera point étonné des fréquentes émotions excitées pendant leurs Regnes, mais on le ſera peut-être, de ce qu’elles n’ont pas été pouſſées plus loin.

On n’en vit point ſous Erard de la Marck, ſous Corneil de Berghes, ſous George d’'Autriche, ſous Robert de Berghes, ſous Gerard de Groesbeck, ni ſous Erneſt de Baviére. Le Regne de ces ſix Princes dura néanmoins cent ſept ans : par quelle raiſon la paix regna-t’elle, pendant tout ce tems avec eux, pourquoi ſut-elle toûjours aſſiſe ſur leur Trône, & pourquoi ne la vit-on jamais, ou preſque jamais, ſur celui de Ferdinand & de Maximilien Henri de Baviére ? Elle est ſenſible cette raiſon, elle est palpable. La maniére de gouverner des premiers étoit diférente de celle des ſeconds, elle lui étoit diamétralement opoſée. Erard de la Marck, & ſes cinq Succeſſeurs immédiats agiſſoient, & commandoient en Peres ; Ferdinand & Maximilien de Baviére, agiſſoient & commandoient en Maîtres.

Ce n’eſt donc point au génie du Peuple de Liége, que l’on doit imputer les émotions, les troubles, & les guerres, qui ont déſolé cette Ville ſous le regne de ces deux Princes, c’eſt au Gouvernement.

Si cette vérité avoit beſoin d’une nouvelle preuve, je la trouverois dans l’union parfaite du Prince avec les Sujets, ſous les regnes de Jean-Louis d’Elderen, & de Joſeph-Clement de Baviére.

Les conjonctures des tems n’ont pas été plus faciles ſous ces regnes, que ſous ceux de Ferdinand & de Maximilien-Henri de Baviére ; elles ont été beaucoup plus critiques & plus fâcheuſes. La Citadelle bâtie par ce dernier, a atiré à la Ville de Liége les fléaux, que les Habitans avoient prévûs, & qui faiſoient en mil ſix cent cinquante-neuf le motif de leur opoſition ; la Ville s’est vûë, par raport à cette fortereſſe, une infinité de fois, à la veille de ſa ruine ; l’union du Prince & des Sujets, dont les intérêts, ſur tout ceux de Joſeph-Clement de Baviére paroiſſoient incompatibles, n’a jamais été alterée un instant : Joſeph-Clement dans ſes plus fâcheuſes diſgraces, s’est toûjours ſouvenu qu’il étoit le Prince des Liégeois ; ceux-ci n’ont jamais oublié, un moment, qu’ils étoient les Sujets de Joſeph-Clement.

Le même Peuple, auquel la domination de Maximilien-Henri de Baviére avoit paru inſuportable, trouve douce & agréable celle de Jean-Louis d’Elderen, & celle de Joſeph-Clement de Baviére, ſes Succeſſeurs. Pendant trente-cinq ans qu’il est gouverné par ces deux Princes, il joüit de la paix & de la tranquilité, dont il joüiſſoit ſous Erard de la Marck, & ces cinq Succeſſeurs immédiats ; pourquoi n’a-t’il pas eu le même bonheur ſous Maximilien-Henri ? Parce que ce Prince ſuivit la route de Ferdinand, & que Jean-Louis d’Elderen & Joſeph-Clement de Baviére marchérent ſur les traces d’Erard de la Marck.

Je ne parle point du Gouvernement préſent, tout le monde ſait que les Liégeois n’en éprouvérent jamais un plus doux, un plus tranquile, un plus pacifique, un plus heureux. Uniquement ocupé du bien public & du bonheur de ſes sujets George-Louis de Berghes n’a penſé, depuis ſon avénement, qu’à ce qui pouvoit en procurer l’augmentation, & en perpétuer la durée. L’Europe entiére eſt inſtruite des ſages ménagemens, que la prudence conſommée de ce Prince éclairé lui a fait prendre, pour conſerver la neutralité entre les deux Puiſſances, qui ſe faiſoient la guerre, qui vient d’être terminée par une paix également glorieuſe à l’Empire & à la France.

Populaire ſans baſſeſſe, & réſervé ſans fierté, il n’a jamais formé de projet concernant le bien public qu’il ne l’ait communiqué à ſes ſujets : & comme la ſageſſe eſt le niveau de ſes idées, il a eu la douce ſatiſfaction de les voir aplaudir à ſes deſſeins, loüer ſes actions, & ſe ſoumettre à ſes ordres, avec autant de promptitude que de cordialité. C’eſt par des endroits ſi eſſentiels, qu’ils lui donnent des marques ſincéres de la plus reſpectueuſe reconnoiſſance. Tel eſt le gouvernement de ce Prince ; telle eſt la confiance de ſes Sujets. C’est ainſi que la ſageſſe des enfans établit ſolidement la gloire de leur Pere.

Les habitans de Liége étoient, depuis plus d’un ſiécle, en poſſeſſion d’un bien, pour la conſervation duquel les premiers troubles furent excités. Une pareille poſſeſſion eſt ſans contredit le plus autentique de tous les tîtres. Il faut donc convenir, qu’en mil deux cent cinquante-trois ils étoient auſſi libres qu’ils l’avoient été dès la fondation de leur Ville. On doit enſuite examiner quelle étoit leur ſituation, lorſqu’ils crurent qu’il étoit tems de ſécoüer le joug d’une domination qui les réduiſoit à l’eſclavage.

Ce n’étoit point le Prince, à proprement parler, qui les gouvernoit, c’étoit plûtôt ſes Oficiers, qui etoient des Juges que Hubert avoit établi ſous le nom d’Échevins. On ne recevoit dans ce Corps que les Deſcendans de ſes anciens Membres : & comme depuis ſon établiſſement il avoit toûjours adminiſtré ſouverainement la juſtice & la police, il avoit inſenſiblement uſurpé l’autorité abſoluë. Il formoit à la vérité tous les ans une eſpéce de Conſeil, qu’il rempliſſoit de Sujets choisis parmi le Peuple, auxquels il prépoſoit deux de ſes Membres, qui prenoient le tître de Maîtres de la Cité ; & ce Conſeil avoit l’adminiſtration de la police ; mais il n’étoit qu’un vain Phantôme, qui ne ſervoit qu’à voiler l’autorité des Oficiers du Prince. Les Conſeillers qu’on prénoit parmi le Peuple, n’étoient ſeulement pas apellés au Conſeil ; les Patriciens, ou ſi l’on veut, les Deſcendans des Échevins y étoient les ſeuls admis ; deſorte que les Échevins exerçoient un pouvoir abſolu dans toute la Ville.

À la faveur de ce pouvoir uſurpé, ils prenoient le tître de Seigneurs de la Ville à l’excluſion de tout Supérieur. Le Prince même, n’aiant qu’une ombre d’autorité, ne pouvoit ſans avoir obtenu l’agrément, & même ſelon l’hiſtoire, la permiſſion des Échevins, mettre des troupes ſur pié, quelque preſſante que fût la néceſſité de défendre l’État. Ils vouloient bien ſeconder les bonnes intentions du Prince, ils ordonnoient au Peuple de prendre les armes, de ſe ranger ſous leurs Enſeignes ; mais ils ne pouvoient marcher que par leur ordre. Refuſant d’aprendre au Peuple les cauſes de cet apareil de guerre, & le lieu où il devoit porter les armes, ils condamnoient au baniſſement comme téméraires, ceux qui avoient l’innocente curioſité de s’en informer. Les Échevins avoient pour maxime que le Peuple ne devoit non ſeulement avoir aucune part au gouvernement, mais encore que la connoiſſance des affaires lui devoit être refuſée : & qu’enfin toutes ſes vûës & tous ſes ſoins devant ſe borner au commerce & aux Arts mécaniques, il ne devoit qu’être attentif à leur obéir comme à leurs Seigneurs. Ils pouſſoient leur tiranie ſi loin, qu’ils défendoient aux habitans de boire du vin, dont ils ne permettoient l’uſage qu’aux malades ; & ſi quelqu’un, allant en acheter en ſecret, étoit malheureuſement découvert, il étoit condamné ſur le champ à une amende conſidérable, & même au baniſſement.[6]

Eſt-il donc ſurprenant, que ce Peuple libre éprouvant ſans ceſſe une ſi cruelle tiranie, ait fait les derniers éforts pour s’en afranchir, pour s’ériger lui-même un Tribunal contre ſes tirans, & pour maintenir ſa liberté & ſon autorité, fondées ſur les Conceſſions qui lui en avoient été faites par ſes Souverains ? Faloit-il pour cela que les Liégeois fuſſent animés de l’eſprit de faction, de révolte & d’indépendance ? C’étoit bien aſſés qu’ils fuſſent hommes & par conſéquent déſireux de la liberté.

Chaque Prince, à ſon avenement, promet ſolemnellement de maintenir la liberté & les Priviléges de l’Egliſe, de la Ville de Liége & du Païs Liégeois.[7] Le premier de ces droits eſt que le Prince ne peut en aucun cas, ſous aucun prétexte, établir des Impôts ſur les biens ni ſur les perſonnes de ſes Sujets, ſans le conſentement unanime des trois États. Le Peuple intéreſſé à conſerver ce Privilége, a toûjours tâché de le maintenir, il s’est en cela conformé au droit des gens ; droit ſacré, qui ne donnant ateinte ni aux bonnes mœurs, ni au bien public, peut être défendu ſans crime.

Qu’on ſoüille dans les hiſtoires anciennes & modernes des Républiques, des Monarchies, & de tous les États, on ne pourra diſconvenir, que de tous les Peuples, les Liégeois ne ſoit celui, qui aiant gémi le plus long-tems ſous la tiranie, a pris les plus ſages précautions pour en ſecoüer le joug. Également atentifs à ce qu’ils devoient à leurs Princes & à eux-mêmes, ils ont tout oſé pour conſerver leurs Priviléges, & quelques vives qu’aient été les meſures qu’ils ont priſes, ils ne ſe ſont pas écartés, un ſeul moment, de l’obéiſſance & du reſpect legitimes.

Je ne puis me diſpenſer de faire ici des réflexions que je dois & à ce Peuple & à mes Lecteurs. Pour penſer ſenſément on ne peut diſconvenir, que c’eſt plûtôt à la maniére de gouverner, qu’au génie des Liégeois, qu’on doit imputer les troubles, les revoltes, les guerres & tous les fléaux qui ont ſi ſouvent déſolé leur Païs. On l’a vû ſacagé, détruit, ruiné, & qui plus eſt, inondé du ſang de tant de milliers de leurs meilleurs & de leurs plus braves habitans. Les Hiſtoires particuliéres que je vais narrer convaincront les plus prévenus, que le caractére de ce Peuple a été dans tous les tems le même qu’il eſt aujourd’hui.

N’aiant jamais oublié ſon origine, qu’il tire des Eburons, il s’eſt toûjours afermi dans les ſentimens de force & de valeur qui lui ont été tranſmis par ſes Aïeux, ces généreux ennemis de la tiranie, ces zélés vengeurs de la liberté ; & ces nobles ſentimens ont coulé avec le ſang de veine en veine dans leurs Deſcendans. La Domination Romaine n’altéra jamais les bonnes qualités de ce Peuple, il les a toûjours cultivées. Un Hiſtorien fidéle & nullement ſuſpec[8] nous aprend, qu’environ un ſiécle & demi après qu’il eut ſubi ce joug, ſon inclination pour les armes, & ſon amour pour la liberté ne dégénérérent point, lorſque ſous les ordres d’Ambiorix, il donna des preuves de ſa valeur aux troupes de Jules Céſar qui vouloit le ſubjuguer.

L’idée que cet Écrivain donne des qualités du cœur & de l’eſprit de ce Peuple du ſecond ſiécle de l’Ère chrétienne, a tant de raport avec celle que préſente ce Peuple de nos jours, que je crois ne pouvoir me diſpenſer d’en faire le caractére ; perſuadé que ceux qui connoiſſent les Liégeois du dix-huitiéme ſiécle, ſeront charmés de trouver en ceux-ci les bonnes qualités des Liégeois du deuxiéme. Les Maris, dit cet Auteur, peu atentifs à leur domeſtique, en laiſſent le ſoin aux femmes & aux vieillards. Quelques libres que ſoient leurs maniéres & leurs paroles, elles ne ſont point de brêche à la vertu. Les loix du Mariage y ſont ſacrées, le vice est en horreur, & ce qui paſſe ailleurs pour une galanterie, eſt regardé comme un crime odieux. On peut même dire que la régularité des mœurs leur impoſe des loix, que la plus forte autorité ne peut établir chés les autres Nations.[9] Les meres ſe croiroient indignes de ce tendre nom, ſi elles confioient à des nourrices le ſoin d’alaiter leurs enfans. Elles ſe font un devoir indiſpenſable d’élever ceux auxquels elles ont donné la naiſſance.[10]

Il n’eſt point de Païs, continue cet Écrivain, où l’hoſpitalité s’exerce avec plus de cœur & d’humanité. Les Étrangers quelques inconnus qu’ils ſoient, ont la douce conſolation d’y être careſſés, ils ſont parfaitement bien reçûs par-tout, & s’il ſe trouve quelque habitant bourru, capable de leur faire une inſulte, tous les autres les protégent & prénent leur défenſe.[11]

Il eſt vrai qu’on eſt moins ſcrupuleux ſur les autres devoirs de la vie civile, que ſur ceux du domeſtique. Ceux qui aiment le plaiſir de la table, y peuvent paſſer le jour & la nuit ſans aucune conſéquence : & ſi les convives s’étant échaufés la tête par la boisson, élevent quelque querelle, ils ne ſe répandent jamais en injures, mais ils la vuident ſur le champ à la pointe de l’épée.[12]

Au tems de Tacite les Liégeois vivoient ſous la domination des Romains, ils y vêquirent encore pendant plus de deux Siécles ; mais aiant ſans doute trouvé le gouvernement des François plus doux & plus conforme à leur humeur, ils s’y ſoumirent, & ils y ont vécû juſqu’à la douziéme année du dixiéme Siécle. On ne peut en douter, ſi l’on conſidére que ce Peuple ſitué entre l’Allemagne, la Hollande, le Brabant, & la Flandre, a conſervé la langue françoiſe, cultivé le génie de cette nation, & qu’à la galanterie & le luxe près il eſt françois dans toutes ſes maniéres. Voilà ce que je crois devoir dire pour lui rendre la juſtice qui lui eſt dûë. Ceux qui connoissent le bon naturel des Liégeois, leur afabilité, leur politeſſe, leur bonne foi & leurs maniéres prévenantes & engageantes pour les étrangers, avoueront certainement que je n’en ai pas trop dit.

J’épargnerois la vérité ſi j’avançois qu’on parle à Liége la Langue françoiſe dans ſa pureté. J’oſe neanmoins aſſurer qu’on la parle moins mal qu’en pluſieurs grandes Villes de France, & beaucoup mieux que dans la plûpart des Provinces de ce Roïaume. Elle y a été en uſage dans le même tems : ce qui me fait conclure qu’elle eſt la Langue naturelle du Païs. Les anciennes Chartes ſont également en Latin dans ces deux États, mais depuis que ce ſtile a ceſſé, & que la Langue vulgaire lui a été ſubſtituée, tous les Manuſcrits, les Actes & les Ecrits publics ſont en François. Elle s’eſt ſucceſſivement perfectionnée, & ſe perfectionne tous les jours à Liége comme en France. Elle n’eſt à la verité, ni ſi chatiée ni ſi correcte à Liége qu’à Paris, parce que les Liégeois n’étant pas à portée de fréquenter les Chaires, le Barreau, les Savans & la Cour de France, ne peuvent ſe former l’accent, ni joindre à leur élocution & à leurs écrits la pureté des termes & des expreſſions, ſur les parfaits modéles de cette langue, qui en ſont les régles vivantes.

Qu’on ne s’imagine pourtant pas que la populace de Liége parle François. Son langage n’eſt qu’un patois Gaulois, tel que le Valon ; mais ſi défiguré, que les François n’en comprénent que peu de mots, encore faut-il qu’ils prêtent une grande atention. Ils y ſont parfaitement bien entendus de ce Peuple ; mais ils ont le déſagrément de ne pas l’entendre. Il faut convenir que certains ouvrages d’eſprit comme Sonnets, Épigrames, Madrigaux, Satires, les bons mots & les ſaillies en ce patois ſont d’une délicateſſe, & d’une énergie qu’il ſeroit dificile de rendre en une autre langue & ſur tout en françois. Tous les beaux eſprits qui entendent ce langage, ne peuvent lui refuſer leur admiration.

Quoiqu’il en ſoit de ce langage peu connu des Étrangers, ils en ſont agréablement dédomagés par la politeſſe & les maniéres careſſantes qu’on a pour eux. Ils les trouvent également dans l’un & l’autre ſexe. S’ils ſont introduits dans les Maiſons, on les y reçoit d’une maniére polie, mais ſans les acabler de complimens. La converſation est à peine commencée qu’on préſente des rafraichiſſemens. Les vins de Bourgogne, de Champagne, du Rhin & de pluſieurs autres Climats y ſont préſentés au choix du goût, ainſi que le thé, le caffé & le chocolat. Le bon cœur & la bonne grace dont on les acompagne, ajoutent beaucoup à leurs qualités.

L’union parfaite qui regne dans toutes les familles, & la douceur mutuelle des ſujets qui la compoſent, ſont charmantes. On s’en aperçoit d’un coup d’œil. Leur ſolicitude pour l’acroiſſement ou la conſervation de leur bien s’y fait aſſés connoître, par les mouvemens que chacun ſe donne dans le commerce & dans l’œconomie du ménage. Ils y font tous ocupés, même à diférens genres de commerce. Le pere, la mere & les enfans s’y engagent ſelon leurs talens, & les diſpoſitions de ceux qui les y autoriſent : & ils ne laiſſent pas de les entendre tous, pour être en état de ſe remplacer les uns les autres, quand les ocaſions ſe preſentent.

Le beau ſexe est tellement acoutumé au travail, que les femmes des Bourgeois qui vivent de leurs revenus, ſe donnent toute ſorte de mouvemens, pour les augmenter. Elles regardent une boutique comme un amuſement : & tandis que les maris & les peres paſſent agréablement leurs jours, les femmes & les filles s’ocupent au commerce, moins par l’eſpoir du gain, que par les apas de la vertu, ennemie de l’oiſiveté. C’eſt le train des femmes au-deſſous de celles dont la qualité les éloigne du commerce : & toutes les autres de quelque condition que ſoient leurs maris, ſe font un devoir de deſtiner au travail, le tems qu’ailleurs elles donnent au jeu, aux modes, & au plaiſir.

Il eſt donc inutile de dire, que la plûpart des plus riches Bourgeoiſes ne connoiſſent ni aſſemblées, ni ſpectacles, ni promenades, ni rendés-vous ; & qu’elles évitent avec ſoin les apas ſéduiſans de ces lieux de recréation & de liberté, où l’innocence eſt ordinairement expoſée à un vilain naufrage. Si elles ont des momens vuides dans la journée, elles les rempliſſent dans leur domeſtique, où une femme vigilante & ſoigneuſe trouve toûjours de quoi s’ocuper. C’est ainſi que faiſant ſuccéder une ocupation à une autre, elles ſavent mettre à profit & fixer le tems paſſager & fugitif, & décharger des momens perdus, le compte de leur vie.

Peut-on douter qu’une conduite ſi réguliére n’inſpire les principes d’honneur, qui ſont les cautions de la chaſteté & de la foi conjugale ? Auſſi les Liégeoises la gardent avec la fidélité dont Tacite donne une juſte idée. On pourroit même leur apliquer ce qu’il raporte d’un uſage établi de ſon tems dans quelques Villes d’Allemagne. Le Mariage n’y étoit permis qu’aux filles, & les ſecondes nôces étoient abſolument condamnées.[13] On vouloit que toutes les afections des veuves fuſſent enſevelies avec leurs maris ; de peur qu’en leur permettant de ſe remarier, elles ne paruſſent avoir plus d’inclination pour un mari, que d’eſtime pour l’état honorable du mariage.

Les Liégeoiſes ſavent aprécier l’un & l’autre. Très-reſpectueuſes & fidéles à leurs maris, elles n’oublient pas le reſpect & l’eſtime qu’elles doivent au mariage, qui autoriſe leur tendre union. Inſtruites qu’elle a été élevée à la dignité de Sacrement, & loin d’en uſer comme d’une choſe profane, elles en ſerrent ſi fort les nœuds, que rien, non pas même la plus forte & la plus tendre paſſion qui pourroit l’avoir précédé, n’eſt capable de les relacher dans les obligations qu’elles ont contractées en s’uniſſant. Elles ſont même ſi maitreſſes de leurs cœurs, qu’elles oublient en s’engageant, les plus aimables objets de leur tendre inclination, pour ne jamais plus faire atention qu’à celui, avec lequel elles s’uniſſent.

Mais croira-t’on que les conditions ſoient égales, & que les maris ſoient auſſi justes & auſſi maîtres de leur cœur ? j’entens aſſurer qu’il s’en faut bien ; mais je répons que c’eſt une calomnie. Car enfin, n’eſt-il pas naturel que ceux qui ont de l’honneur & de la Religion, aient une égale fidélité ? Celle des femmes pour leurs maris eſt ſans doute capable de fixer celle des maris envers leurs femmes : & que ce ſoit uſage ou éducation, les Liégeois entretiennent l’union dans le ménage.

L’agréable propreté & la ſimplicité délicate qu’on remarque dans les meubles & dans les habits, ſont des preuves parlantes de la régularité des mœurs de ce Peuple.[14] Il ſuit pourtant les modes françoiſes, mais il n’en eſt pas idolatre. On y voit des coifures baſſes, des robes abatues & traînantes, des vertugadins ou paniers de toute ſorte & de toute grandeur, & d’autres ajuſtemens à la françoiſe, que les Liégeoiſes ont adoptés, ſans néanmoins proſcrire la loüable coutume où elles ſont de ne paroître que la tête, le viſage, la gorge & la taille couvertes[15] d’un grand voile noir qu’on apelle Faille. Il eſt vrai que ce voile ſemblable à un nuage qui cache le brillant du ſoleil, dérobe bien des beautés aux curieux ; ils ont beau les lorgner, ils ne ſauroient apercevoir leurs traits, ils ſe dérobent ſucceſſivement à la pointe des yeux les plus perçans, au lieu qu’elles les voient tels qu’ils ſont, en regardant ſeulement du coin de l’œil : & quoi qu’il ſemble que cette modeſtie mette bien des cœurs à l’abri d’une infinité de bleſſures auſſi dangereuſes que délicates, on ne peut diſconvenir qu’un ſeul œil dardant ſes raions de deſſous ce voile, ne ſoit très-propre à déranger ceux qui en ſont frapés. Si l’uſage de la Faille n’est pas du goût des étrangers, comment s’acomoderont-ils des femmes d’Italie & de quelques autres climats, qu’on peut dire ſe rendre comme inviſibles non seulement aux étrangers, mais encore à ceux de leur Nation ? Les Femmes de qualité ne ſont pas exceptées ; mais celles du Païs de Liége se distinguant des autres, paroiſſent publiquement ſans voile & avec tous leurs ajuſtemens. On les voit aux promenades & aux ſpectacles, dans les ruës & dans les Égliſes, avec autant de liberté, & miſes du même goût que les Dames de France.

Cependant, tout bien conſidéré, l’uſage & le non uſage de la Faille ont leur pour & leur contre. Il n’y a peut-être pas moins d’affectation d’avoir toûjours la tête dégagée d’une Coife noire, qu’à l’avoir cachée dans un voile de cette même couleur. On peut même dire que l’une & l’autre de ces maniéres ont leur agrément. Une Dame de qualité, qui ne penſant qu’à faire des conquétes, veut étaler ſes apas, trouve dans ſa maniére de quoi ſe ſatisfaire. Son viſage & ſes traits, ſa taille & ſon port, tous ſes atraits enfin ſe font voir ſans obſtacle. Aucune de ſes graces n’échape aux regards du Spectateur.

La Bourgeoiſe qui croit avoir des raiſons pour voir ſans être vûë ; trouve dans la Faille une eſpéce de nuage qui la cache aux yeux qui lui déplaiſent : ſouvent même ce n’eſt pas le ſeul avantage qu’elle tire de ce voile. Au reſte elle y trouve un abri contre les frimats de l’hiver & les chaleurs de l’été. Voilà des raiſons que la nature autoriſe. En voici d’inſpirées par l’intérêt.

La Bourgeoiſe privée de la Faille ſeroit obligée de donner plus de momens à ſa parure, & par conſéquent à plus de dépenſe. Elle conteroit même perdre le tems ſi elle ne l’emploïoit à ſon commerce ou aux affaires domeſtiques ; mais graces à ce voile elle ſe diſpenſe de s’ajuſter. Elle ſort de ſa maiſon & va par tout où il lui plait avec la premiere robe & la premiére coifure qui lui tombe en main, ſans avoir beſoin de s’arrêter à ſa Toilette & ſans conſulter le Miroir. La Faille eſt donc très-propre non ſeulement à couvrir la négligence & la pareſſe, & à favoriſer les affaires ſecrétes, mais encore à ménager un tems qu’elles peuvent donner à des ocupations plus utiles, plus intéreſſantes, & même plus chrêtiennes ; mais ne peut-elle pas auſſi donner lieu à la pareſſe, & à la malpropreté ? Le beau Sexe ne peut-il pas tomber dans ces défauts auſſi bien que les hommes ? La Faille eſt certainement capable de les produire & de les fomenter chès elles, ainſi que le manteau chès eux. On les voit dans les ruës, les promenades, les Égliſes, & dans tous les lieux publics en Robe de chambre, en veſte & en chemiſe, le manteau les cache, & ſuplée à toute ſorte d’habillemens. Tel eſt l’uſage établi parmi la plûpart des Commerçans & de tous les Artiſans. On conviendra ſans dificulté que la décence étant ainſi violée, la propreté riſque beaucoup ; mais je m’aſſure que le beau ſexe n’eſt pas ſuſceptible de l’air contagieux du manteau. Je n’en veux d’autre garand, que l’averſion naturelle qu’il a pour la malpropreté, & qu’il évite avec autant de ſoin, qu’il a d’horreur pour ceux qui ſe produiſent dans un ſale équipage.

Sur ce principe que je crois n’être pas ſuſpect, on ne doit pas douter, que les femmes ne faſſent toute l’atention poſſible à ces défauts, pour ne pas les contracter, & pour ne pas les tranſmettre à leurs filles, qui ſuivent aveuglément les exemples que leur donnent leurs méres, & avec d’autant plus de plaiſir, qu’ils autoriſent leur pareſſe. Contractant cette habitude dans l’enfance, elles auroient de la peine à s’en défaire dans la jeuneſſe, à moins qu’elles ne la remplaçaſſent par des défauts plus dangereux, qui ſont la vanité & le désir de plaire, & de ſe faire aimer.

Je ne dois pas négliger de dire, que quelque commode que ſoit ce voile, la Bourgeoiſe qui en feroit uſage, allant de nuit ou à la brune dans les ruës, tombéroit dans l’indécence, & s’expoſeroit non ſeulement aux inſultes des libertins, mais encore à la critique des honnêtes gens, qui pourroient ſoupçonner ſa vertu & en craindre un prochain naufrage. Quelque bizarre que paroiſſe cet uſage, il est pourtant raiſonnable ; car enfin l’amour de la ſociété étant le principal motif qui a fait bâtir les Villes, inſpire le désir de voir & d’être vû. S’il eſt donc naturel pour l’entretenir que les hommes voient les femmes & les femmes les hommes, il paroit raiſonnable qu’on ait le ſoir le plaisir de ſe voir à découvert pour être dédomagé du déſagrément qu’on a de ne pas ſe voir en plein jour.

Ce Peuple laborieux & atentif à ſon commerce & au travail, ne donne preſque aucun tems à ſes plaisirs, & pour ne pas le perdre comme l’on fait ailleurs, il fréquente peu les promenades, & les Cafés. On en prend ordinairement dans toutes les maiſons. Il est vrai que le cabaret eſt un lieu où ceux qui veulent ſe délaſſer des fatigues de la journée, trouvent quelque récréation. C’eſt ſouvent même le rendés-vous des gens d’affaires. On y trouve vers le ſoir de très-honnêtes gens de tous les états, avec qui l’on peut paſſer quelques momens agréables. Ce lieu n’a rien de choquant que le nom. Il n’eſt certainement pas ſur le pié de ceux des autres nations, qui ſont ouverts jour & nuit indiſtinctement à toute ſorte de gens. C’eſt à proprement parler une Académie, où l’on converſe ſur toute ſorte de matiéres. Les Siences, les Arts, la politique & d’autres ſujets ſemblables dignes des gens d’eſprit, y fourniſſent à la converſation. La crapule & l’indécence en ſont entiérement banies. Une demi bouteille de vin eſt toute la liqueur que chaque particulier y boit en deux ou trois heures de tems. Les ſociétés s’y font de trois ou quatre perſonnes, & la converſation n’y eſt preſque jamais générale. Les jeux de hazard y ſont défendus, & l’on n’y joue que des jeux peu intéreſſés. Les Echets, le Trictrac, & le Piquet ſont ceux qu’on y joue ordinairement. Ces plaisirs innocens, joints aux maniéres gracieuſes & polies de la compagnie qu’on y voit, ſont capables de récréer le Bourgeois & l’étranger, qui ſachant ſe borner aux ſatisfactions de l’eſprit, ne recherchent pas celles des ſens dans des plaisirs groſſiers, propres à altérer la ſanté, & à heurter la vertu.

Il n’est point en ce Païs d’Académie publique pour le jeu. On joue dans quelques maiſons particuliéres ; mais elles ne ſont ouvertes qu’à de certaines ſociétés, & aux étrangers, lorſqu’ils y ſont introduits par des gens connus. On y vit avec une grande réſerve. Chacun ſe tient ſur ſes gardes ; & on évite avec ſoin de ſe faufiler avec toute ſorte de perſonnes connuës & inconnuës, pour ne pas tomber dans les inconveniens que la cohuë fait naître.

Les Liégeois ont en général l’eſprit vif & pénétrant, dont ils font un bon uſage. Ils l’emploïent à cultiver les Siences & les Arts, & à faire fleurir le commerce. Le travail & l’industrie de la populace y contribuent beaucoup. Les hommes de ce bas état non moins adroits, & auſſi infatigables que les Ministres de Vulcain, dont parle la Fable, ne ceſſent de travailler. D’autres hardis, entreprenans & intrepides Mineurs, ſont toûjours ocupés à des travaux dificiles & dangereux. Les femmes mêmes auſſi fortes que les porte-faix des autres Païs, y portent toute la journée des fardeaux, ſous leſquels vous diriés qu’elles vont ſucomber. Je me réſerve d’en traiter ailleurs plus en détail.

L’on ne doit pas s’atendre à trouver de la douceur & de la politeſſe dans ces ſortes de gens. Ces aimables qualités ſont uniquement renfermées chés la Nobleſſe & la Bourgeoiſie, dont elles ſont l’apanage. Ces gens-là n’ont de douceur que quand ils demandent quelque grace : la meilleure qualité qu’ils aïent, eſt l’induſtrie & l’aſſiduité qu’ils aportent à un travail pénible qui leur produit du pain. Ils n’ont pourtant pas la même induſtrie pour le ménager que pour le gagner. Il eſt des tems que faiſant un dieu de leur ventre, quelques-uns paſſent les jours & les nuits à table ſans crainte d’aucune cenſure, & vuident ſur le champ les querelles qu’ils ont coutume d’y élever ſur la moindre vétille ; ils ſont même induſtrieux à en former. La populace en un mot y eſt groſſìére & inſolente, comme par tout ailleurs. Les femmes de cet état, ſans ſe livrer à la débauche honteuſe à leur ſexe, ne cédent en rien aux Harangéres & aux Poiſſardes de Londres & de Paris : & les Filles ne s’éloignent point du tout du caractére de celles des autres grandes Villes de l’Europe.

Quelque nombreux que paroiſſe le petit Peuple allant & venant dans les ruës, les Egliſes & les places publiques, on n’en voit certainement qu’un échantillon. Les Faubourgs quelques vaſtes qu’ils ſoient, les extrémités de la Ville, certaines ruës même dans le centre, en fourmillent tellement, qu’on pourroit croire que cette multitude eſt groſſie par les habitans des villages voisins. Cependant tout ce Peuple mange du pain, & ne va pas nuds piés, graces au grand commerce, qui ſe fait en toutes ſortes de genres en cette Ville floriſſante. Tout le monde y trouve de l’ocupation ; les deux ſexes y travaillent également, les enfans même y peuvent gagner leur vie, ſans faire aucune violence à la foibleſſe de leur âge.

Ce ne ſont ſeulement pas les habitans de cette Ville qui s’aperçoivent de leur multitude ; pour peu qu’y ſéjournent les étrangers, elle leur devient ſenſible ; & ne pouvant en douter, ils en inférent la vaſte étenduë de Liége, ſon commerce preſque univerſel & diſtingué par des marchandiſes que la plûpart des Villes voiſines & éloignées, n’ont pas l’avantage d’avoir, ou de fabriquer, en un mot la bonté & la fécondité de ſon terrein qui produit abondamment toutes les choſes néceſſaires à la vie.

Il ne faut, pour s’en convaincre que faire atention à la volaille, aux fruits, aux légumes qu’on y aporte de toutes parts & qu’on amene ſur pluſieurs petites riviéres qui arroſent des terreins gras & bien cultivés ; à toute la féraille, comme pots de fer, fer en barre & en verge, cloux &c. au bois à bruler & à bâtir, au marbre, pierres & à une infinité de diférentes marchandiſes dans tous les genres de la nature. C’eſt ce qui ocupe cette populace nombreuſe & qui lui donne du pain.

Le Lecteur pourra ſatisfaire ſa curioſité dans l’article du commerce, où je donnerai le détail des denrées & des marchandiſes qui ſont particuliéres à cette Ville & à ſon territoire.

  1. Avec cette diférence que l’on a la voie de recours au Prince contre les jugemens rendus par le Tribunal des Vingt-deux. Je m’expliquerai plus au long en l’article particulier de ce Tribunal.
  2. Dans une lettre raportée par Chapeauville, en la vie de cet Évêque.
  3. Il pouſſa les choſes si loin, que le Chapitre de Liége ſe vit forcé d’en porter ſes plaintes au Pape Urbain 8. La lettre qui les contient, datée du 17. Juillet 1636. est tranſcrite dans le troiſiéme Tome de l’Histoire du P. Boüille [p. 226. & ſuite.].

    Dans cette lettre, après le détail de ce que l’État de Liége a ſouffert des troupes étrangéres, qui y ont été envoïées par Ferdinand de Baviére, des ſacriléges, des profanations, des vols, des viols, des incendies, des maſſacres, de la néceſſité, dans laquelle ſe ſont trouvés plus de 10000. Catholiques, pour ſauver leur vie, de ſe réfugier chés les Proteſtans, le Chapitre s’explique dans les termes ſuivans.

    « Enfin on a omis mile eſpéces de tiranie & de cruauté, même aiant par notre Évêque & Prince ſollicité en notre ruine le Duc de Lorraine… Le Comte Picolomini, qui ont joint leurs Troupes de ſoldats avec celles du Colonel Jean de Werth, homme vil & barbare, lequel notre Évêque avoit envoïé contre nous…

    Le Chapitre fait enſuite l’énumération des perſécutions que le Païs a eſſuiées de la part de l’Évêque d’Oſnabruck, Plénipotentiaire de Ferdinand, après laquelle il dit que c’eſt ſans fondement que ce Prince préſupoſe dans la commiſſion, qu’il a donnée à Jean de Werth, que l’État de Liége ne lui a rien acordé pour les néceſſités de l’Empire.

    « Toutes fois, continuë le Chapitre, depuis qu’il est parvenu à l’Évêché, il a tiré par la liberalité des États du Païs très-grande ſomme de deniers, excédant pluſieurs millions de florins, au-deſſus de trois cent cinquante mile florins ou environ, pour avoir engagé les biens de la Table Épiſcopale, ſans le conſentement de votre Sainteté. A tiré encore ſeptante-cinq mile florins, à l’inſû du Chapitre, hors du Mont de piété, ici à Liége, point ſans grand intérêt des Pauvres, & préjudice de l’Égliſe.

    La lettre ajoute, qu’outre toutes ces ſommes, Ferdinand en avoit demandé, par une Déclaration du 23. Juillet 1629. une autre de cent vingt mile Patagons, au moïen de laquelle il avoit promis de faire decharger le Païs par l’Empire de toutes contributions, pour le paſſé, & qu’à une journée des États tenus l’an 1631. il avoit fait demander encore une autre ſomme de ""cent cinquante mile Patagons"", qu’il pretendoit contre vérité, lui avoir été acordée, & pour le païement de laquelle il s’étoit pourvu à l’Empereur.

    Toutes ces calamités étoient ſelon la lettre imputables a l’abſence continuelle de Ferdinand. Les Députations, les Lettres, les Priéres, les Suplications n’avoient pû l’engager à honnorer ſes États de ſa préſence, les termes n’en peuvent être remplacés, les voici.

    « Mais à ceci et bien remédié, ſi requis par diverſes Ambaſſades des États du Païs, & prié plusieurs fois par nos Lettres, notre Évêque & Prince eut daigné plus ſouvent & plus long-tems nous démontrer ſa préſence, à laquelle, quoique pour le devoir de la charge Paſtorale il en fut tenu, néanmoins l’eſpace de 23. ans qu’il a obtenu l’Évêché, il ne ſe trouve avoir réſidé que six mois & dix-huit jours, voire aucunes fois a demeuré dix ans tout entiers ſans réſider ſeulement ſept jours, quoiqu’il ne fût empêché à raiſon de ſes autres Évêchés.
  4. « La premiére année de ſon regne [L’An 1513], Ferdinand aſſembla les États pour leur faire une propoſition pécuniaire, voulant à cet éfet aſſeoir un impôt de cinq ſols ſur chaque vitre, mais la propoſition fut rejétée, & ſuivie d’une émotion populaire, laquelle tomba bientôt avec la tête de quelques Bourgeois. » [Le P. Boüille tom. 3. p. 127.] Ce ſont les termes du P. Boüille.

    L’on aprend du même Auteur [Ibid. p. 306] que Ferdinand mourut en Veſtphalie le 13. Septembre 1650. que Maximilien Henri, qui avoit pris poſſeſſion de la Coadjutorie de Liége, le 11. Août précédent, étoit peu de jours après allé en Allemagne, d’où il ne retourna à Liége que le 9. Octobre.

    L’on aprend 2.o que le 15. de ce mois le Chapitre de ſaint Lambert fit un Service pour le repos de l’ame de Ferdinand, auquel Maximilien Henri aſſiſta, pendant lequel il fit afficher un Édit qui établiſſoit un impôt ſur toutes ſortes de grains ſans exception, & qu’incontinent apres le Service il partit pour Bonn, afin de ne point entendre les plaintes du Peuple, auxquelles il ne vouloit avoir aucun égard, parce qu’il avoit beſoin d’argent.

    3.o Qu’en 1651. il établit un impôt de deux ſols par vitre. (c’est par paneau de vitres)

    4.o Qu’en 1652. il ordonna que l’on continueroit de païer une Capitation, qui, en 1649. avoit été établie pour trois ans, qui étoient révolûs.

    5.o Qu’il obtint la même année au ſujet d’une Diéte de l’Empire un don gratuit de cent mil florins de Brabant.

    6.o Qu’en 1658. il en obtint un autre de cinquante mil florins de Brabant.

    7.o Qu’en 1661. il s’en fit acorder un autre de cent cinquante mil écus, ſous prétexte qu’il avoit emploïé une pareille ſomme à lever & équiper des Troupes, qu’il avoit envoïées à l’Empereur.

    8.o Qu’en 1663. il obtint vingt mil écus pour les fraiz de ſon voïage à une Diéte.

    9.o Qu’en 1664. il ſe fit donner ſoixante & dix-huit mil écus pour ſubvenir aux fraiz de la Guerre que l’Empereur avoit contre le Turc, & laquelle avoit été terminée par un traité de Paix, signé le 10. Août de la même année.

    10.o Que par un Traité du 22. Novembre 1683. l’État s’obligea à lui païer en trois termes la ſomme de cent mil écus.

    Pour ce qui est de la Réſidence, celle de Maximilien Henri étoit à peu près ſemblable à celle de Ferdinand. Si on le voïoit plus ſouvent à Liége, que ce dernier, c’est qu’il étoit convaincu que ſa préſence étoit un puiſſant mobile pour déterminer ſes Sujets à lui acorder les ſommes qu’il demandoit.

    Il institua, dit l’Auteur cité, héritier des tréſors qu’il avoit amaſſés, le S. Prince Joseph Clement, frere de l’Électeur de Baviére, qui ne joüit point de cet hérédité, dont le Cardinal ſe ſaiſìt. (c’eſt le Cardinal de Furſtemberg qu’il s’étoit fait élire Coadjuteur à Cologne.)
  5. Le Lecteur ne ſera pas fâché de voir ce que le P. Boüille dit à ce ſujet. « Cependant les maux des habitans du Pais auſſi bien que des Bourgeois de Liége augmentoient toûjours… les uns & les autres diſoient que les dépenſes de la Citadelle & de ſa garniſon, les reduiſoient à l’extrémité. Auſſi ne parloient-ils de la Citadelle qu’avec une extrême douleur, & pour la témoigner plus vivement, ils lui donnèrent le nom odieux de haCeLDaMa, qui par ſes lettres marquoient justement cette année là.

    Pour ſavoir si l’alluſion étoit juste, & ſi les Liégeois marquoient efectivement par la leur vive douleur, il faut conſulter les verſets 6. 7. & 8. du Chapitre 27. de St. Mathieu, & le 19. du chapitre 1. des actes des Apôtres. Pour ce qui eſt des lettres numerales, elles marquent l’année 1650. qui est celle de la conſtruction de la Citadelle.

  6. Comme ce que je viens de raporter des Échevins, paroit preſque incroïable, & que le livre dont j’ai tiré ces faits, n’est pas entre les mains de tout le Monde, je vais tranſcrire les termes de Son Auteur.

    Hâc ergò tempeſtate Leodii penes illos Patricios, aut certè Scabinos, qui è Patriciorum primis deſignari ſolchant, fuit ſumma rerum. Hi publicè ſe Civitatis Dominos appellabant, nemine ſe inferiores profeſſi. Si bellum ingrueret, Cives armatos educere Princeps non ſinebatur, niſi Scabinorum permiſſu, qui expeditionem pro perone imperabant, habebantque delectum, & ſi quis Civis quæſiſſet, quò ducebantur, mulctabatur exilio. Nec enim à Plebeis rerum agendarum quidquam attingi patiebantur, Nullum iis Suffragii jus, Collegium nullum, ſodalitatem nullam, nullumque adèo ſermonem de Rep. permittebant, ſed intentos eſſe jubebant mercibus, operibuſque mechanicis. Singulis annis ipſi Senatum, ſive juratos legebant è Patriciis, è Collegio fuo binos Conſules. Magiſtri tum appellabantur, qui Burgimagiſiri demum, ſub annum milleſimum quingenteſimum, nominari cœpti funt.

    Vana bæc erant tum ſine omni poteſtate nomina, Reip, omnem omninò adminiſtrationem ſoli tenebant Scabini : illamque adeò ſervaverant ut plebeio nulli, quamquam opulentiſſimo, nec uſum vini quidem concederent, niſi adverſâ valetudine, quaſi plebis id gradum tranſcenderet. Qui fortaſſis ab Oenopolà rediens, ſub toga, palliovè, celare deprebenderetur, vel pellebant exulatum, vel ingentem pecuniæ ſummam extorquebant. Ce ſont les termes de Fiſen dans ſon hiſtoire de l’Egliſe de Liége.

  7. Le même Auteur, en la vie d’Erneſt de Baviére, raporte en précis le formulaire de ce ſerment ; voici l’article qui Concerne mon texte. Subjectos tributis ne gravato, niſi ubi è bono publico eſſe cenſuerint Ordines Provinciales.

    [Tom. 3 p. 7. & ſuiv.] L. P. Boüille, en la vie du même Prince, aiant traduit au long le latin de Fiſen, aſſure que ce Formulaire, qu’il dit être la même choſe que capitulation, eſt fort ancien.

  8. Quotiens bella non ineunt, non multum venatibus, plus per otium tranſigunt… Fortiſſimus quiſque ac bellicoſiſſimus nihil agens, & delegata domûs, & Penatium, & agrorum cura fœminis, ſenibuſque, & infirmiſſimo cuique ex familia.
  9. Pauciſſima in tam numeroſa gente adulteria… nemo illic vitia ridet ; nec corrumpere, & corrumpi, ſœculum vocatur…Pluſque ibi boni mores valent, quàm alibi bonæ leges.

    † Les Lecteurs de bon goût verront avec plaiſir le Commentaire de B. R. Henanus ſur ces mots, dans ſes corrections ſur le Livre de Tacite de Moribus Germanorum. En voici les premiers termes. Quantò ſanctiores nobis fuêre Ethnici ? Nam quotus quiſque hodis vel vitia non ridet, vel quantumvis enormibus flagitiis non prætexit illud ſic ſaculum eſt !

  10. Sua quemque Mater uberibus alit, nec Ancillis, ac nutricibus delegantur. *

    * Cela s’obſerve, à la lettre, preſque par toutes les Liégeoiſes.

  11. Convictibus, & hoſpitiis non alia gens effuſiùs indulget… pro fortuna quiſque apparatis epulis excipit. Cum defecére, qui modo hoſpes fuerat, monſirator hoſpitii, & comes, proximam domum non invitati adeunt. Nec intereſt, pari humanitate accipiuntur. Notum, ignotumque, quantum ad jus hoſpitis, nemo diſcernit.
  12. Diem noctemque continuare potando nulli probrum. Crebræ, ut inter vinolentos rixa rarò convitiis, jæpiùs cæde, & vulneribus tranfiguntur.

    En peignant les mœurs des Allemans en général, Tacite peint, ſans contredit, celles du Peuple, qui habitoit alors ce que l’on apelle, aujourd’hui, le Païs Liégeois. C’eſt de quoi l’on ne peut douter, lorſqu’il dit que la boiſſon ordinaire de ceux, qui ſont établis en deça du Rhin, eſt une liqueur tirée du Blé ou de l’Orge, & que ceux, qui habitent les bords de ce fleuve, ont l’uſage du vin, & en font même commerce.

    Potui humor ex hordeo, aut frumento, in quandam ſimilitudinem vini corruptus. Voilà certainement la biére, boiſſon ordinaire des Liégeois. Proximi Ripæ & vinum mercantur. Voilà le Peuple de Cologne, &c tous les autres, qui habitent les bords du Rhin, en remontant à ſa ſource.

  13. Meliùs quidem adhuc eæ Civitates, in quibus tantùm virgines nubunt, & cum ſpe, votoque uxoris femel tranſigitur. Sic unum accipiunt Maritum quomodo unum corpus, unamque vitam, ne ulla cogitatio ultrà, ne longior cupiditas ; ne tanquam Maritum, ſed tanquam Matrimonium ament.

    Ne ſeroit-ce pas cette coutume, déja connuë aux Romains, long tems avant Tacite qui auroit fourni à Virgile, l’idée des tendres ſentimens qu’il préte à l’illuſtre fondatrice de Cartage ?

    Ille meos primus, qui me ſibi junxit, amores,
    Abſtulit, ille habeat ſecum ſervetque sepulchro.

    La même coutume ſe pratiquoit-elle en Afrique ? le Poëte ſemble tenir l’afirmative, lorſqu’il fait dire à Junon, qui devoit être inſtruite des coutumes de tous les Païs, qu’elle donnera à Énée cette Heroïne pour femme, que les liens de leur Mariage ſeront indiſſolubles, & que la pureté de leurs feux ſera inaltérable.

    Connubio jungam ſtabili, propriamque dicabo.

    Il paroit, dans un autre endroit, tenir la négative, lorſqu’après la conſommation du prétendu Mariage, il dit d’un air, & d’un ton de Cenſeur des mœurs, que Didon, voiloit du nom ſacré du mariage ce qui n’étoit qu’un éfet volontaire de ſon incontinence.

    Connubium vocat, hoc prætexit nomine culpam.

    Il n’eſt donc pas poſſible de ſavoir quelle eſt l’opinion de Virgile, mais je crois que dans la fameuſe Hiſtoire de la Matrone d’Éphéſe, Petrone donne à la coûtume en queſtion un ſens plus naturel. Il fait joüir cette veuve déſolée des droits du veuvage, ſans l’aſſervir aux devoirs génans du mariage, & c’eſt, ſelon moi, de cette façon que doit être entendu le paſſage de Tacite.

    S’il pouvoit être interprété autrement, le ſort d’une femme, qui auroit eu le malheur de perdre ſon mari à l’âge de 18. ou 20. ans, auroit été bien triſte, & bien à plaindre. La coûtume auroit été un abus intolérable. Heureuſement pour les Liégeoiſes, elle ne ſubsiste plus. Celles qui ſe trouvent dans le cas, ſuivant, comme l’on fait ailleurs, le conſeil de l’Apôtre, préférent un ſecond engagement à une continence laborieuſe, qui expoſe la chaſteté à des épreuves délicates.

  14. Cela doit s’entendre lorſque les deux ſexes ſont habillés, car le plus ſouvent, ils ne le ſont pas, comme on l’aprendra par la ſuite du texte.
  15. Cette coutume ne vient point des anciennes Liégeoiſes. Elles étoient habillees comme leurs maris, & les habits ordinaires des maris étoient faits preſque de la même maniére que le ſont les caſaques, les hoquetons ou les ſurtouts d’aujourd’hui, à l’exception qu’ils ne ſe fermoient qu’en un ſeul endroit, avec une éguille de Fer, de Cuivre, ou d’autre métal, & au défaut d’éguille de cette ſorte, avec une de bois, ou, une groſſe épine. Tegumen omnibus ſagum, fibulâ, aut ſi deſit, ſpinâ conſertum.

    Les habits des plus riches avoient la même forme que ceux que l’on porte actuellement. Locupletiſſimi veſte diſtinguuntur, non fluitante, ſieut Sarmatæ, ac Parthi, ſed ſtrictê, & ſingulos artus exprimente… nec alius fœminis, quàm viris habitus. D’ou il ſuit que l’habillement des femmes étoit une robe un peu longue, qui marquoit leur taille.

    Toute la diférence qu’il y avoit, entre l’habillement des femmes, & celui des hommes, conſiſtoit en ce que ceux-ci avoient des manches à leurs ſaïes, qu’ils s’en ſervoient pour couvrir leurs bras, & qu’ils avoient toûjours la tête & les pieds découverts. Cætera intecti. Au lieu que les femmes ſe couvroient la tête d’un voile de fin lin qu’elles tictoient de pourpre, & avoient toûjours les bras nuds. Nec alius fœminis, quam virishabi-
    habitus, niſi quod fœminæ ſæpiùs lineis amictibus velantur, eoſque purpurâ variant, partemque veſtitûs ſuperioris in manicas non extendunt, nudæ brachia ac lacertos.

    Elles n’étoient pas plus ſcrupuleuſes ſur ce que les Liégeoiſes actuelles cachent avec tant de ſoin, & tant de précaution, elles ignoroient l’uſage des guimpes, des mouchoirs, des fichux, des palatines. Sed & proxima pars pectoris patet. Tout ce que l’on peut dire à cet égard, eſt que ce qui eſt permis dans un tems, eſt quelquefois défendu dans un autre, & que l’on doit ſe conformer aux uſages du Siécle, auquel l’on vit.