Les délices du Pais de Liége/Fondation de la ville

Everard Kints (1p. 23-64).


FONDATION DE LA VILLE

Et de l’Egliſe de Liége



HUbert n’avoit pas moins d’obligations à Lambert, auquel il ſuccéda, que Lambert en avoit eu lui-même à Theodart. C’étoit par ſes conſeils que Hubert avoit quité le monde, pour embraſſer l’état Ecléſiaſtique : c’étoit Lambert qui l’avoit ordonné Prêtre, & qui par ſes ſages avis, & encore plus par ſes actions, l’avoit mis dans l’état de perfection, qui le fit juger digne de remplir la place d’un ſi grand maître.[1]

Il fit bientôt connoître que Lambert n’avoit pas confié ſon grain à une terre ingrate. Il ſuivit de près ce grand maître dans le chemin étroit de la piété ; & il le devança dans le ſentier, peu fraïé de la réconnoiſſance.

La terre de Liége avoit été imbibée du ſang de Lambert : elle parut à Hubert ſeule digne d’en poſſéder le corps. Il forma la réſolution de rendre le Corps au Sang, mais que de dificultés, que d’obſtacles, dans l’exécution de ce projet pris dans l’étenduë, dans laquelle il fut formé & exécuté ! Que ne peut point aussi un zéle, dont l’ardeur n’a pour but que la charité & la reconnoiſſance !

Le petit Village de Liége prit en peu de tems la forme d’une Ville, & cette nouvelle Ville fut bientôt aſſés peuplée, pour être en état de garder & conſerver le dépôt qu’Hubert vouloit lui confier. Il n’étoit plus queſtion que d’un lieu proportionné au prix du dépôt. Liége vit avec étonnement un ſuperbe Temple, élevé tout à coup dans ſon ſein ; un grand nombre de Miniſtres deſtinés à y chanter nuit & jour les louanges du Seigneur, pour lequel Lambert avoit ſacrifié ſa vie, & y célébrer la mémoire de ce Serviteur fidéle, dont le Corps glorieux fit auſſitôt l’un des principaux Ornemens du Temple[2].

Pour la perfection de l’ouvrage, il manquoit des Loix & des Murs à la nouvelle Ville. Hubert lui donna l’un & l’autre. Il la fit fermer, établit des Loix Civiles & Politiques : créa un Tribunal pour les faire exécuter : & pour que rien ne manquât, lui donna un Scél qui pût la faire ſouvenir à perpétuité, du tems & de la cauſe de ſa fondation.[3]

Le reste du tems, que Hubert paſſa dans l’Epiſcopat, répondit à ces illuſtres commencemens. Il l’emploïa à inſtruire, à édifier ſon Diocéſe, à le purger de quelques restes de l’Idolatrie, à établir des Lieux ſaints, & à ériger au Dieu vivant des Autels, qui ne périront qu’avec le Monde. Il finit ſa cariére l’an ſept cent vingt-ſept, par des œuvres de charité & de piété,[4] ainſi qu’il l’avoit commencée.

Hubert eut pour Succeſſeurs,
Ans de l’Élection. Ans du Décés.
728 Florebert 746
747 Fulcaire 762
Ans de l’Election. Ans du Décés.
762 Agilfride 784
785 Gerbald 809
810 Valcan 832
833 Pirard 841
842 Hircaire 855
856 Franco 903
904 Etienne 920
921 Richard 945
946 Hugues 947
948 Farabert 953
954 Rathere 956
957 Baldric 959
960 Eracle 970

De tous les faits, que l’Hiſtoire nous a conſervé concernant ces Evêques, il n’y en a que deux qui doivent avoir place ici.

Etienne obtint l’an neuf cent huit de l’Empereur Louis IV. des Lettres Patentes, par leſquelles toutes les donations faites à l’Egliſe de Tongres, depuis ſon Erection en Cathédrale, & tous les Droits & Priviléges, qui lui avoient été acordés, furent transférés, unis, & incorporés à l’Égliſe de Liége.[5]

L’amour qu’Eracle avoit pour les Siences, l’aiant engagé à établir à Liége des Écoles publiques, il leur prépoſa des perſonnes du premier mérite, qu’il tira des Païs étrangers. Ces Écoles furent, en peu de tems, très-fréquentées, & produiſirent un grand nombre de Savans.[6]

Dans l’intervalle de près de trois Siécles & demi, qui ſe trouve entre le décès de Hubert, & celui d’Eracle, la Ville de Liége fut conſidérablement augmentée : mais elle eſſuïa d’un autre coté, des révolutions, qui faillirent à la réduire à ſon premier état.

Les plaies que les Normans lui avoient faites en huit cent quatre vingt, quatre vingt un & huit cent quatre vingt onze, ſaignoient encore, lorſque Notger fut élevé à l’Epiſcopat.[7]

Il le commença par un acte de juſtice, qui contint, pendant tout ſon regne, ſes Sujets dans le reſpect qu’ils devoient à leur Souverain, & qui avoit été fort altéré ſous les Evêques précédens.

Leur bonté un peu trop indolente, avoit fait oublier au Peuple de Liége, qu’ils étoient leurs Souverains. L’inſolence avoit été portée ſi loin, que ſur la fin du regne d’Eracle, deux cens habitans ou environ, aiant à leur tête un de ces hommes factieux, qui ne connoiſſent d’autres Loix, que leurs folles imaginations, & pour maîtres, que leurs paſſions brutales, allérent inſulter ce Prince dans ſon Palais, & ne pouvant faire plus de mal, enfoncérent les portes de ſes caves, bûrent, emportérent, ou répandirent le vin qu’on y conſervoit.

Cette ſédition qui étoit restée impunie, parut à Notger être d’un trop dangereux exemple, pour pouvoir la diſſimuler. Il en fit pourſuivre & punir les Auteurs, ſuivant la rigueur des Loix ; ils furent tous condamnés à mort, & le jugement fut exécuté.

Il donna enſuite ſes ſoins à la réformation des abus, que le peu d’atention de ſes Prédéceſſeurs avoit laiſſé introduire dans l’adminiſtration de la Juſtice, & de la Police.

Soit que l’Egliſe Epiſcopale, bâtie par Hubert, menaçât une ruine prochaine ; ſoit qu’elle ne parut point à Notger aſſés vaſte, pour le nombre des Chanoines, dont il vouloit compoſer le Chapitre, il la fit abatre, & fit bâtir celle que l’on voit aujourd’hui.

Il augmenta conſidérablement le Palais Epiſcopal ; perfectionna les Ecoles publiques établies par Eracle, répara les ruines faites par les Normans, & aiant de beaucoup agrandi la Ville, il l’orna d’un grand nombre de Temples & de pluſieurs Edifìces publics, & il donna à la Meuſe & à ſes diférentes branches les lits qu’elles ont aujourd’hui. Voulant mettre cette Place à l’abri de toute inſulte, il la fit entourer de Murs défendus par des Ouvrages ; il démolit ou abatit les Lieux & les Edifìces qui la commandoient : & pour tout dire, en un mot, il lui donna la forme & la plûpart des agrémens, qu’on y voit préſentement.

Non content de faire confirmer par diférens Empereurs les Droits & les Priviléges que leurs Prédéceſſeurs avoient acordé à l’Egliſe, & aux Evêques de Liége, il en obtint un grand nombre d’autres, & principalement les Droits de Souveraineté ſur pluſieurs parties de l’Etat, ſur leſquelles les Empereurs ſe les étoient juſques là réſervés, ou en avoient fait la conceſſion à des Seigneurs particuliers.

Auſſi grand Capitaine que pieux Prélat, s’il sût faire confirmer les anciens Droits de ſon Egliſe, & lui en aquerir de nouveaux ; il sût défendre les uns & les autres à la pointe de l’épée, & les conſerver malgré toutes les forces, & les artifices de ceux qui vouloient les uſurper. Meilleur politique que ſes uſurpateurs, il sût, au moïen de quelques ſommes lachées à propos, joindre leur propre fonds à l’ancien Patrimoine de ſon Egliſe.

L’on ne doit donc point s’étonner, que tous les Hiſtoriens du Païs, à l’exception d’un ſeul, ſe ſoient réunis à dire que ce n’eſt point aſſés de lui donner le glorieux nom de Reſtaurateur de la Patrie, & que celui de Fondateur lui eſt dû à juſte titre : l’on doit même excuſer celui qui a mieux aimé reculer de trois Siécles la fondation de la Ville de Liége, que d’en donner l’honneur à Hubert. Ce zèle a pour fondement les grandes qualités de Notger. Quel mortel en a jamais tant réuni en ſa perſonne !

Prince, ſevére, & équitable. Evêque auſſi ſavant que pieux. Sage politique & ferme dans ſes entrepriſes. Capitaine vif & non moins prudent qu’impetueux. Maître de lui même & s’accommodant au tems, en un mot grand homme & homme de bien. Tel ſut Notger qui après un regne de trente-ſept ans, mourut l’an mille huit.

Il eut pour Succeſſeurs.
Ans de l’Election. Ans du Décés.
1008 Balderic II 1017
1018 Volbodo 1021
1022 Durand 1025
1026 Réginard 1038
1039 Nitard 1042
1043 Vaſon 1048
1049 Théodouin 1075
1076 Henri de Verdun 1092
1093 Obert 1118
1119 Frédéric 1121
1122 Albéron 1128
1129 Aléxandre 1135
1136 Albéron II 1145
1146 Henri de Leïen 1164
1165 Aléxandre II 1167
1168 Radulfe 1191
1192 Albert de Louvain 1192
1193 Albert de Cuick 1200
1201 Hugues de Pierrepont 1229
1230 Jean d’Eppes 1238
1238 Guillaume de Savoïe 1239
1240 Robert de Langres 1246
1247 Henri de Gueldres 1274
1274 Jean d’Enghien 1281

1282 Jean de Flandres 1292
1293 Hugues de Châlons 1300
1301 Adolfe de Valdeck 1302
1304 Thibaut de Bar 1312
1313 Adolfe de la Marck 1344
1345 Englebert de la Marck 1363
1364 Jean d’Arckel 1378
1379 Arnaut de Hornes 1389
1390 Jean de Baviére 1418
1419 Valenrode 1419
1420 Jean de Hinsberg 1456
1457 Loüis de Bourbon 1482
1484 Jean de Hornes 1505

De tout ce qui ſe paſſa ſous les regnes de ces trente-ſept Evêques, dont la durée fut de ſix Siécles moins douze ans, il n’y a que quelques faits, qui puiſſent entrer dans la compoſition de cet ouvrage.

Les habitans de la Ville de Liége, & ceux de tout le Païs Liégeois avoit vécu juſqu’à l’année mille cent vingt-quatre, ſous l’afreuſe & déteſtable ſervitude de Mainmorte. Albéron I. abolit en cette année, dans toute l’étenduë de ſa principauté, ce droit barbare, dont le mot ſeul, à plus forte raiſon les éfets, déshonoroient le nom Chrétien, & le déshonorent encore dans les lieux, où il s’est conſervé à la honte de la Religion.

Ce ne fut point aſſés pour les habitans de la Ville de Liége d’être ſortis de l’eſclavage. À peine ils commencérent à joüir de la liberté, que la douceur de ces fruits leur inſpira le déſir de ſe ſoustraire à l’autorité de leur Souverain, & même à celle des Loix. Ils ne ſongérent plus qu’à l’indépendance.

Des Priviléges qui y tendoient, leur furent acordés par un de leurs Princes, qui ſongeoit moins à étendre les droits de la Souveraineté, qu’à amaſſer de l’argent par la vente des choſes ſpirituelles & temporelles.[8] Ils eurent aſſés d’adreſſe pour ménager auprès de l’Empereur, leur Souverain médiat, la confirmation de ces Priviléges, & aſſés de bonheur pour l’obtenir.

La ratification de cette grace, obtenuë du Succeſſeur immédiat de cet Empereur, leur fit croire qu’ils étoient véritablement indépendans. Dans cette fauſſe ſupoſition, ils ne craignirent point de diſputer à leurs Princes les droits les plus certains, & les plus inconteſtables de la Souveraineté. De là les émotions, les ſoulévemens, les ſéditions, & enfin les révoltes générales des ſujets contre leurs Souverains, une infinité de guerres, & autant de Traités de paix,[9]

Le premier de ces Traités porta un grand coup à l’autorité Souveraine. Les Juges établis par St. Hubert avoient juſques là adminiſtré la justice, & exercé la police. Ce ſecond point parut de trop au Peuple. Il voulut que l’exercice en fut confié à deux perſonnes qu’il choiſiroit dans ſa Sphére : & ce ne fut qu’à cette condition, qu’il conſentit de mettre bas les armes. Quelque dure qu’elle fût, le Prince fut obligé de l’accepter. On créa deux Oficiers Populaires, auxquels on fit préter ſerment de conſerver les Droits & les Libertés, & les Priviléges de la Ville & du Peuple, & de les maintenir envers & contre toutes ſortes de perſonnes ſans exception.[10]

Ces nouveaux Oficiers, production monstrueuſe de la révolte, du tumulte & de la fureur, ne démentirent point leur origine. Pour ſe mettre en état de mériter la confiance dont le Peuple les avoit honoré, ils commencérent par ſe former un Corps de milice, dont ils ſe déclarérent les Chefs.

On les vit bientôt trancher du Souverain, regarder pendant quelque tems leur Prince comme leur égal, & peu après comme leur inferieur, lui ſoutenir en face, que les forces de l’État n’étoient point celles du Prince, mais celles du Peuple, & ſur ce prétexte les lui refuſer pour ſecourir ſes Aliés.[11]

[12]La cauſe des Princes, lorſqu’elle est juſte, trouve toûjours des Défenſeurs. Henri de Gueldres fut ſecouru dans un beſoin ſi preſſant par des Puiſſances voiſines. Le Peuple, malgré ſes forces ordinaires & les auxiliaires, qu’il avoit ſû ſe procurer, fut mis à la raiſon. Les Chefs de la rébellion furent proſcrits. Le nouvel Ofice, dont l’établiſſement avoit ocasioné tant de maux, fut ſuprimé ; l’autorité legitime reprit le deſſus ; la tranquilité publique fut rétablie ; mais elle ne dura qu’autant que le Prince, qui l’avoit procurée, & ceux qui lui ſuccédérent, ſurent la maintenir.

Le plaiſir que le peuple ſe promettoit en ſe créant des Chefs, ſous la conduite deſquels il croïoit avoir vécu dans l’indépendance lui paroiſſoit le plus grand de tous les biens, & d’autant plus déſirable, qu’il n’en avoit eu qu’une eſpéce d’avant-goût. Ce plaisir étoit proprement un atentat contre la Loi univerſellement reçûë : en faloit-il davantage pour éguilloner le goût dépravé d’un Peuple effréné qui donnoit dans une fauſſe délicateſſe ?

Il ſe créa donc de nouveaux Protecteurs ; mais la ſédition & la guerre ſuivirent de près cette nouvelle création. Leur Prince foible, timide, & ſans contredit trop crédule, aima mieux renoncer à la Souveraineté, que de ſe voir continuellement expoſé aux fougues impetueuſes d’un Peuple indomté & qu’aparemment il croïoit indomtable[13].

Ce funeſte ſuccès de ſa révolte l’excita à de nouvelles entrepriſes. Il interdit de ſes fonctions le premier Oficier de ſon Souverain, & uſurpa les principaux droits de la Souveraineté[14]. Les foudres ſpirituelles furent de foibles armes contre tous ces atentats[15]. Il falut recourir à d’autres plus formidables, & plus propres à les ſoumettre.

Celles-ci ne produiſirent qu’imparfaitement leur éfet. Le crime d’une partie des Rébelles fut lavé dans leur ſang[16]. Celui des ſurvivans fut puni par la bourſe. L’autorité[17] du Prince fut conſidérablement ébréchée : événement ordinaire lors que le Souverain s’oublie juſqu’au point de traiter avec ſes Sujets.[18]

Un ſecond traité fait[19] avec le même Prince, le convainquit de la vérité de cette maxime ; vainement il chercha à réparer le mal ; il n’étoit plus en état d’y apliquer le reméde.[20]

Cette faute lui coûta la vie, ou ne contribua pas peu à ſa mort ; mais ſes Oficiers, qui avoient le droit de décider, en dernier reſſort, de la vie du Peuple, furent ſoumis à la juriſdiction de ce même Peuple, & faits juſticiables d’un Tribunal Souverain, à l’Erection duquel le Prince avoit conſenti.

Ses Succeſſeurs qui n’avoient eu aucune part à cette faute, en portérent la peine. Les uns ſe virent forcés de répandre le ſang d’une infinité de leurs meilleurs & de leurs plus braves ſujets, malgré toutes les meſures qu’ils

pûrent prendre pour parer ce coup.[21] D’autres eurent le cruel déplaiſir de ſe voir cités à ce nouveau Tribunal, & d’y être condamnés, ſur les refus qu’ils firent d’y comparoître.[22]

Ceux-ci eurent aſſés de courage pour entreprendre de venger par les armes une inſulte de cette nature, trop de foibleſſe pour mettre en compromis la réparation qui leur étoit dûë, & aſſés peu de cœur, pour ſacrifier à une ſomme d’argent, le premier droit de la Souveraineté.[23]

Une peine pécuniaire n’étoit pas capable d’arêter la fougue d’un Peuple, qui butoit à l’indépendance abſoluë, & conſéquemment à la deſtruction totale de l’autorité Souveraine. Elle ne ſervit qu’à l’encourager dans le deſſein, qu’il avoit formé de ſécouer le joug, & de réunir en lui, les qualités de Souverain & de Sujets, incompatibles en un même Corps.

Dans la folle idée de détrôner leur Prince naturel, les Liégeois s’en crêerent deux ; un pour le temporel, l’autre pour le ſpirituel ; ils conférérent à ceux-ci toute la puiſſance, & toute l’autorité de celui-là, qu’ils proſcrivirent, & à la place duquel ils intrôniſérent ces deux Idoles, ouvrages de leurs mains, ou plûtôt de leur aveuglement.[24]

La punition ſuivit de près le crime. Le ſimulacre de l’Évêque & celui du Prince avec treize ou quatorze mille des Idolâtres, qui les avoient formés, furent détruits dans la bataille, que le Prince légitime fut obligé de leur livrer. Pluſieurs de ceux, qui eurent le malheur de ſurvivre à cette journée, aroſérent de leur ſang, des gibets de diférentes eſpéces, & leurs corps eurent pour ſépulture les carriéres du Païs. Ce qui reſta du Peuple, fut privé de ſes Oficiers Municipaux, ou Maîtres de la Cité, de tous ſes Droits, Priviléges, Libertés, Tréſors imaginaires, pour la conſervation & l’augmentation deſquels, il avoit pendant près de trois ſiécles prodigué tant de richesses, & le ſang de tant de braves Citoïens.

Quelques chimeriques que fuſſent ces Tréſors, le Peuple, qui prend preſque toûjours l’aparence pour la réalité, en déplora long-tems la perte, en pourſuivit, & en obtint enfin le rétablissement.[25]

Cette nouvelle grace, qui lui fut acordée pour ſon malheur, le plongea dans le plus afreux précipice.

Un Prince, dont le nom ne lui étoit point agréable, [26] lui fut à peine donné pour Souverain, que, ſans en connoître ni le caractére ni les qualités, il ſe révolta contre ſa nomination & contre ſon autorité ;[27] ne pouvant les anéantir, il fit tout ce qui dépendoit de lui pour en ſuſpendre les éfets, & il entreprit pluſieurs fois ſur l’Autorité ſouveraine par l’entremiſe de ſes Oficiers Municipaux.[28]

La fureur ne fut pas moins grande ſous ce regne, qu’elle avoit été ſous celui, dont je viens de parler. Le Prince, pour n’avoir pas voulu recevoir la Loi de ſes Sujets, ſut proſcrit, & le Peuple ſe donna un Souverain. La Ville de Liége prend les armes, & les fait prendre à tout le Païs, pour ſoutenir ſon ouvrage.

Le Prince détrôné implore le ſecours des Princes voiſins ſes Aliés les plus puiſſans de l’Europe, qui entreprennent ſa défenſe. Le Peuple Liégeois oſant leur réſiſter, & meſurer ſes armes avec les leurs, est vaincu ; mais ſa défaite ne ſert qu’à l’afermir dans ſon inſenſée réſolution. La paix lui est en vain propoſée ; il la rejéte, & ne veut y entendre qu’autant qu’il en réglera les conditions.

Il falut néanmoins ceder à la force, & accepter les conditions qui lui furent propoſées. Mais comme le Prince & ſes Aliés avoient une afection particuliére pour les Liégeois, on ſe contenta de les punir par la bourſe, & de les avertir de ſe contenir dans la ſoumiſſion & le reſpect, qu’ils devoient à leur Souverain.

Cette paix fut la premiére étincelle d’un feu infiniment plus grand, que celui qu’elle ſembloit avoir éteint. L’eſprit de rébellion s’étoit tellement emparé des Habitans de Liége, qu’ils prenoient des meſures, & faiſoient des préparatifs de guerre, dans le tems même que leurs Députés traitoient de la paix.

Non contens de perſévérer, & de s’opiniâtrer dans leur révolte contre leur légitime Souverain, ils ſoulevérent tout le Païs contre lui & contre les Princes ſes Aliés, dont ils commencérent à ravager les États, portant par tout le fer & le feu.

Les Confédérés des Habitans de la Ville de Liége, païérent chérement l’honneur de cette confédération ; mais le châtiment de ſa révolte fut terrible. L’interceſſion de ſon Évêque le plus intéreſſé à la punir, mais le plus zélé, & le plus ardent à demander ſon pardon, fut inutile & infructueuſe. Elle reçût le châtiment qui lui étoit préparé.

Elle vit, cette Ville floriſſante, renverſer ſes murs, pour faire au Vainqueur un paſſage par la brêche. Elle vit preſque tous ſes fiers Habitans abandonnés à la fureur des victorieux, tomber ſous les coups du glaive vengeur, & leurs Femmes & leurs Filles livrées à la brutalité du Soldat. Elle vit des monceaux de Vieillards & d’Enfans acouplés enſemble, jétés vifs de ſes Ponts dans la Meuſe, groſſie du ſang des Fils des uns, & des Peres des autres. Elle vit enfin après le maſſacre & le pillage, toutes ſes Maiſons, tous ſes Édifices particuliers & publics, à l’exception des Temples & des logemens de quelques-uns de leurs Miniſtres, devenus la proie de la flamme, & en peu de tems reduits en cendres.[29]

Elles ſumoient encore, lorſque cette Ville infortunée qui venoit d’être le Théatre de la barbarie des Étrangers, devint celui de la cruauté du petit nombre de ſes Citoïens, qui avoient échapé au fer & au feu. Une partie de ces miſérables restes, conjura la perte de ſon ſouverain ; l’autre entreprit ſa défenſe ; la guerre civile ſuccéda à celle, dont les deux partis voïoient les épouvantables éfets.

Pour détrôner leur Prince, les Conjurés ſe créerent un Tiran, ſous le vain & faux nom de Protecteur de la liberté. Ce parti fut le plus fort, ou le plus heureux. Le ſort des armes ſe déclara en ſa faveur. Sa férocité refuſa la vie à ſon Souverain. Il le massacra inhumainement. Le Tiran crut qu’il y alloit de ſa gloire d’avoir part au massacre ; il trempa ſes mains parricides dans le ſang d’un Prince, qui l’avoit comblé d’honneurs & de bienfaits ; & mit ſur le Trône un enfant, ſous le nom duquel il véquit & agit en Souverain.[30]

Il païa à la vérité ſon crime de ſa tête ;[31] mais ſon ſang ne parut être repandu ſur la terre, que comme une ſemence de nouveaux ſoulévemens, comme un grain du germe, duquel devoient bientôt ſortir une infinité de révoltes, ſemblables à celle au ſujet de laquelle il avoit été répandu.

Ce mauvais fruit fut en éfet produit en très-peu de tems. Un regne de vingt-une année ne fut pas aſſés long pour étoufer cette monſtrueuſe production. Le Succeſſeur du Prince maſſacré, au glaive près, ſut expoſé aux mêmes diſgraces, aux mêmes inſultes, aux mêmes rébellions ſa vie prolongée de quelques jours étoit menacée du ſort de ſon Prédéceſſeur.[32]

Les choſes en étoient là, c’eſt-à-dire, dans le déſordre, le trouble & la confuſion, lorſque Erard de la Marck fut élevé à l’Epiſcopat.

Elles changérent bientôt de face. Les grands talens de ce Prince, lui formérent un Peuple nouveau. Il diſſimula ſouvent, pardonna preſque toûjours. La douceur de ſon naturel répanduë ſur ſon viſage, ne lui ſervoit pas moins, que la vivacité de ſon eſprit, & la ſolidité de ſon jugement, à faire connoître à ſes Sujets, qu’il préféroit la qualité de Pere à celle de Souverain, & que le rétabliſſement du bon ordre étoit ſon principal objet.

Ces génies altiers & féroces, que l’on avoit juſques là crû indiſciplinables, dévinrent, à l’exemple de leur Prince, ſouples, & pacifiques ; & prouvérent par leur obéïſſance & leur reſpect, que l’idée, que l’on s’étoit formée d’eux, n’étoit point juſte, & en même tems que les bonnes & les mauvaiſes qualités des Princes influent ſur leurs Sujets, & forment leurs bonnes ou leurs mauvaiſes qualités.[33]

La tranquilité publique rétablie par Erard, ſubſiſta pendant tout ſon Regne, qui fut très-long. Si elle fut quelquefois altérée par certains eſprits inquiets, le mal fut arrêté dès ſa naiſſance ; il ne falut pour cela que la préſence du Prince, qui n’étant pas moins aimé, que reſpecté, ſavoit faire valoir ſon autorité & ſe faire obéir dans l’ocaſion.[34]

[35] Quoique tous les Princes ſes voisins fussent en guerre[36] les uns contre les autres, il préſerva ſes États de ces fléaux, ſe conſerva l’amitié de tous ces Princes : & tandis qu’ils étoient les plus animés à ataquer ou à ſe défendre, il ornoit ſa Capitale d’Edifices ſuperbes, réparoit ſes fortifications, en faiſoit faire de nouvelles, avoit la même atention pour toutes ſes autres Places, & coupoit le cours de la chicanne.[37]

L’État épuiſé par les troubles qui avoient précédé l’Election d’Erard, trouva dans les coffres de ce Prince, une reſſource aſſurée dans tous ſes beſoins.[38] Voïant que cet épuiſement étoit en partie imputable à la mauvaiſe adminiſtration, il voulut bien s’en charger, & en trés-peu de tems, par le moïen d’une noble & généreuſe Œconomie, il aquita l’État, qui étoit aſſés obéré.[39]

Les afaires temporelles ne firent point négliger à cet illuſtre Evêque le ſoin des ſpirituelles. La magnifique Egliſe de St. Lambert & tous ſes plus précieux Ornemens, ſont des monumens éternels de ſa ſolide piété, & de ſon zéle pour l’augmentation du culte qui eſt dû à Dieu & à ſes Saints.[40]

Il eut grand ſoin de conſerver & de confirmer les Priviléges de ſon Clergé, & d’en retrancher les abus.[41] La regularité de ſes mœurs engagea le St. Siége à ſoumettre à ſa juridiction ceux, qui par d’anciennes Conceſſions en étoient exemts. La diſcipline fut par là rétablie dans une partie de ſon Diocéſe, elle alloit l’être dans l’autre, ſi une mort prématurée[42] n’eut enlevé ce Prince, qui méritoit par tant d’endroits de regner à perpetuité.

Comme il avoit depuis long tems apris à mourir, tous les inſtans du jour & de la nuit,[43] il vit ſans peine trancher le fil de ſes jours. Il emporta les regrets, non ſeulement de ſes Sujets, mais encore de toutes les Puiſſances ſpirituelles & temporelles, dont les principales, inſtruites de ſes vertus, avoient eu l’atention de le récompenſer par les honneurs, & les biens dont elles l’avoient comblé.[44]

Il mourut le ſeize de Fevrier mil cinq cent trente-huit. Sa mémoire est, & ſera toûjours en vénération dans l’Egliſe de Liége & dans tout le Païs Liégeois.

Convaincu que dans un ſiécle auſſi malheureux, l’Etat avoit beſoin d’un Prince, & l’Egliſe d’un Evêque, qui lui reſſemblât en toutes choſes, il avoit eu depuis longtems la précaution d’aſſûrer à l’Egliſe & à l’Etat un autre lui-même.

La connoiſſance qu’il avoit faite à la Cour de Marguerite d’Autriche, Gouvernante des Païs-Bas, dont il étoit Conſeiller d’Etat, & qu’il avoit eu grand ſoin d’entretenir avec Corneille de Bergues, qui y rempliſſoit dignement un pareil emploi, l’avoit mis à portée d’en connoitre le mérite.

Outre qu’il étoit très-capable d’en juger par lui-même, la confiance & l’amitié ſinguliéres, dont la Princeſſe Marguerite & l’Empereur Charles V. honoroient Corneille de Bergues, ne lui permettoient pas de douter qu’il ne fût doué de toutes les qualités qui font les grands hommes.

Ce fut lui qu’il crût digne de le remplacer, qu’il propoſa comme tel au Chapitre de Liége qui l’élût, & qui le reçût pour Coadjuteur enſuite pour Prince.

Il fut à peine placé ſur le Trône, qu’il prouva par toutes ſes actions qu’il étoit véritablement digne de le remplir ; il fit un grand nombre d’Edits politiques & militaires, pour conſerver à l’Etat la paix & la tranquilité, dans leſquelles le Cardinal de la Marck l’avoit laiſſé. Il ne fut pas moins atentif, que l’avoit été ce dernier à empêcher que le venin des Héreſies naiſſantes ne ſe gliſſât dans ſon Diocéſe. Erard de la Marck avoit fait un acte de juſtice, en privant de leurs Privilèges une partie de ſes Sujets. Corneille de Bergues en fit un ſemblable, en les leur rendant.

Son atention à réparer, ou plûtôt à conſtruire pluſieurs Temples ſacrés ; à faire obſerver les Réglemens de ſon Prédéceſſeur pour l’honneur & le culte des Saints, eſt une preuve inconteſtable de la ferveur & de la pureté de ſon zéle pour l’augmentation de la gloire de Dieu. Heureux le Peuple Liégeois, ſi ce Regne dont les commencemens donnoient de ſi grandes eſpérances pour l’avenir, eut été de longue durée ! mais il fut trop court : & ce qu’il y a de plus triſte, c’eſt qu’on ignore encore aujourd’hui l’Epoque de ſa fin, de même que celle de ſa mort. Tout ce que l’on ſait, eſt qu’il eut pour ſucceſſeur George d’Autriche, qu’à ſa recommandation le Chapitre avoit élû pour ſon Coadjuteur.

Pendant treize ans, que ce dernier gouverna l’Egliſe de Liége, il fit à l’exemple de ſes Prédéceſſeurs, tout ce qui dépendoit de lui, pour empêcher que l’Héréſie n’infectât ſon Diocéſe, & pour rétablir la diſcipline Ecléſiaſtique. Sa douceur naturelle, & ſa grande bonté, rendirent ſon regne tranquile & pacifique. L’hiſtoire n’aprend rien de plus, ſinon qu’il fut fort ataché à la Maiſon, dont il portoit le nom, & qu’il mourut, comme il avoit vécu, dans une très-grande tranquilité. Ce fut l’an mil cinq cent cinquante-ſept.

Son Succeſſeur Robert de Bergues avoit toutes les qualités néceſſaires pour former un excellent Evêque. Il étoit d’une vertu conſommée & d’une profonde érudition. Les Lettres d’Inveſtiture, qui lui furent acordées par l’Empereur Ferdinand, font ſon éloge. Un accident extraordinaire l’empêcha de faire à l’Egliſe & à l’Etat, le bien qu’ils devoient naturellement atendre. Il leur en fit un très-conſidérable, en ſe deſignant un Coadjuteur, & en ſe dépoüillant du gouvernement en ſa faveur, auſſitôt qu’il fut en ſituation de pouvoir les gouverner. Quelque peſant que ſoit le fardeau de la Souveraineté, l’hiſtoire fournit peu de Princes qui s’en ſoient déchargés volontairement, & ſur tout en faveur des perſonnes qui ne leur étoient point aliées par le ſang. Celle de Liége fournit en la Maiſon de Bergues deux de ces exemples, preſque inoüis juſqu’alors. Robert de Bergues mourut au commencement de l’an mil cinq cent ſoixante-cinq.

La propoſition que Robert de Bergues fit au Chapitre d’élire Gerard de Groesbeck, & l’aſſurance qu’il lui donna que l’on ne pouvoit jéter les yeux ſur un plus digne Sujet pour remplir le Siége Epiſcopal, ſont des preuves invincibles de la bonté, & du diſcernement de ce Prince pieux.

Il faloit en éfet, dans l’Etat où étoient les choſes, une perſonne qui ſût joindre les talens militaires aux vertus Epiſcopales, qui en défendant les intérêts de la Réligion, ſût ménager ceux de l’État : qui pût alier la douceur & la clémence à la fermeté & à la ſévérité : qui pût, en un mot, ſe conformer aux facheuſes circonſtances de ces tems malheureux.

Les troubles de la Flandre & de tous les Païs-bas, commencérent avec le regne de Gerard de Groesbeck. Il vit en peu de tems ſes États entourés de Troupes doublement redoutables d’une faction puiſſante, & de Sujets révoltés contre leur Souverain.

Le crime des Rébelles avoit pour prétexte la liberté de conſcience & la Réligion. Il n’en faloit pas davantage pour infecter de deux maniéres tous les lieux par leſquels ils paſſoient. C’étoit ce qui étoit le plus à craindre, & c’eſt ce qui arriva dans le Païs de Liége.

Gerard de Groesbeck vit avec douleur une partie de ſon Peuple abandonner la foi de ſes Peres, pour ſuivre des opinions naiſſantes, qui ne tendoient qu’á la deſtruction de la Réligion, & au renverſement de toutes les Puiſſances légitimes. La liberté de conſcience, & l’indépendance abſoluë de toute Puiſſance humaine, étoient des termes ſinonimes. L’un conduiſoit naturellement à l’autre. Gerard de Groesbeck fit la triſte expérience de cette amére vérité.

Prévoïant le ſecond mal, il s’opoſa autant qu’il le pût au premier. Il pria, il exhorta, il ordonna, il défendit, il menaça, mais il ne fut point écouté. Ceux de ſes Sujets, qui avoient été aſſés malheureux pour donner dans le ſiſtéme de la liberté de conſcience, embraſſérent avidement celui de l’indépendance, & ne ſongérent plus qu’à livrer leur Patrie aux furieux, qui leur promettoient ce bien idéal. Il en coûta cher à ces inſenſés ; mais n’en coûte-t’il rien à un Prince qui ſe trouve dans la dure neceſſité de répandre le ſang de ſes Sujets, & ſur tout, quand, comme Gerard de Groesbeck, il en veut être le Pere ?

Ces chagrins ne furent pas les ſeuls que ce Prince eſſuïa de la part de ſes Sujets. Il eut entre autres le deplaiſir de ſe voir conteſter les droits les mieux fondés de la Souveraineté, les uſurper & les exercer impunément ſous ſes yeux, par ceux même de ſes Sujets, qui demeurant ſermes dans la foi, & conſtans dans l’amour de la Patrie, affectoient de ne point s’écarter du reſpect & de l’obéïſſance, qu’ils lui devoient.

Ces mortifications, que tout autre Prince auroit eu à digérer, ne ralentirent point ſon zéle pour le Bien public, auquel il les ſacrifia. L’Ennemi étoit dans le Païs, il menaçoit la Capitale, & il ſaloit la mettre en état d’en ſoutenir & repouſſer les éſorts : Gerard de Groesbeck en vint à bout avec autant de ſageſſe que de prévoïance. Cette Capitale fut aſſiégée ; le ſiége fut ſoutenu avec vigueur : & ceux qui l’avoient ſormé, ſurent forcés de le lever honteuſement.

L’épuiſement de ſes finances cauſé par les dépenſes extraordinaires, auxquelles l’expoſoit la néceſſité de défendre ſes États, ne mit point d’obſtacle à ſes pieuſes largeſſes ; ce qu’il ne pouvoit donner actuellement, il le donnoit pour l’avenir, & en aſſûroit le fond.

Les fatigues de la guerre ne lui firent jamais perdre de vûë cette vérité, qui eſt toûjours préſente à un Prince, qui aime véritablement ſes Sujets. Il eſt certain qu’afin d’établir la paix & la tranquilité parmi les hommes, il faut néceſſairement qu’ils ſoient gouvernés par de ſages Loix. Celles qu’il fit, & qui s’obſervent encore aujourd’hui, éterniſeroient ſon nom, s’il n’étoit pas immortaliſé par tant d’autres actions. L’Egliſe de Liége publiera dans tous les ſiécles, qu’elle tient de ſa libéralité l’un des plus riches fonds de ceux qu’elle poſſéde.

Pour reconnoître les ſervices importans, qu’il avoit rendus à l’Egliſe & à la Réligion, le Pape Grégoire XIII. l’agrégea au Sacré Colége. La réponſe, qu’il faiſoit à ceux qui le complimentoient ſur cette nouvelle Dignité, ſera dans tous les tems une preuve convaincante de l’humilité de ce grand & illuſtre Prince. Il mourut l’an mil cinq cent quatre-vingt.

Sentant les aproches de ſa mort, il voulut donner à l’Egliſe, à la Ville & au Païs de Liége la derniére preuve de ſon amour, en repréſentant à ſon Chapitre, en des termes tendres & touchans, que la ſituation violente, dans laquelle ſe trouvoient la Réligion & l’État, demandoit qu’on lui donnât pour Succeſſeur un Sujet, qui joignant la piété à la naiſſance, fût capable de maintenir l’ordre & la tranquilité ; & qu’on ne pouvoit faire un meilleur choix que d’apeller l’Evêque de Hildesheim & de Treſinghen, qui étoit depuis quelque tems Membre du Chapitre, & doüé de toutes les qualités déſirées pour remplir dignement ſa place.

Les Capitulans connoiſſoient trop bien le juſte diſcernement de leur Evêque, pour ne pas déférer à une remontrance, qui n’avoit que la charité pour fondement ; ils élûrent donc après ſa mort Ernest de Baviére, Fils du Duc Albert V. & d’Anne d’Autriche, & Frere du Duc Guillaume.

Ce Prince digne de ſa naiſſance, répondit aux vœux du Cardinal de Groesbeck, à l’atente du Chapitre & de tous les Gens de biens.

Le malheur des tems plûtôt que ſon inclination le força d’avoir ſans ceſſe les armes à la main. Il crut devoir s’en ſervir pour s’opoſer aux incurſions que les ennemis de la Réligion faiſoient, non ſeulement dans le Païs de Liége, de Hildesheim & de Tréſinghen, mais encore dans les États de Cologne dont il fut fait Electeur, & dans les Domaines de Stavelot, dont il fut élû Abé.

Il ne donna pas pour cela des preuves moins ſenſibles, & moins convaincantes de ſon zéle pour la Réligion ; aſſés délicat pour ne pas alier cette ocupation tumultueuſe au miniſtére tranquile de l’Epiſcopat, il ne jugea pas à propos d’y aſpirer. Pendant environ trente-trois ans qu’il gouverna ces cinq Egliſes, il les préſerva par ſes ſages Réglemens du venin de l’Héreſie, tandis que par des Ordonnances politiques il entretint la paix dans tous ſes États, & ſur tout dans celui de Liége, dont les Peuples lui ſervirent à conſerver celui de Cologne.

Ces grandes Actions, & l’atention ſinguliére qu’il donna à la réformation de pluſieurs Monaſteres dans leſquels le relâchement s’étoit introduit, & l’établiſſement des Coléges pour l’inſtruction de la jeuneſſe, & des Hôpitaux pour le ſoulagement des Pauvres, le rendîrent digne de la ſolide eſtime du S. Siége.

Il mourut ſelon quelques Hiſtoriens le dix-ſept de Fevrier mil ſix cent douze, univerſellement regrété pour ſes grandes qualités & ſes hautes vertus ; d’autres lui ont imputé quelques défauts, mais ſi legers qu’ils auroient bien pû les couvrir de la charité, & les enſevelir dans le ſilence.

Ferdinand de Baviere, ſon Neveu, & ſon Succeſſeur à l’Electorat de Cologne, lui ſuccéda pareillement à l’Evêché de Liége ; mais il ne trouva pas dans les eſprits des Liégeois les mêmes diſpoſitions, que ſon prédéceſſeur y avoit trouvées & qu’il avoit eu le talent d’entretenir. Son Regne, qui dura long-tems, fut un tiſſu de diviſions, de troubles, de rébellions, & de guerres entre le Prince & les Sujets, & finit par où il avoit commencé.

Prétendant qu’il ſe commettoit quelques abus dans l’Election du Magiſtrat, Jean Hinsbergh avoit fait un Edit pour en régler la forme ; mais le Peuple, qui prétendoit que cet Edit bleſſoit ſes Priviléges & ſes Libertés, avoit refuſé de s’y ſoumettre, il ſuivoit même, depuis quelques années, une forme toute diférente.

Ferdinand de Baviére, auquel cette nouvelle forme ne plût point, obtint de l’Empereur, la premiére année de ſon Pontificat, des Lettres patentes, qui l’abrogoient, & qui ordonnoient l’exécution de l’Edit de Jean Hinsbergh, après y avoir fait quelques modifications.

La publication de ces Lettres, par laquelle Ferdinand commença ſon regne, indiſpoſa preſque tous les eſprits contre lui. Le Peuple refuſa de ſe ſoumettre ; ſa déſobéïſſance irrita le Prince, qui n’oublia rien pour la vaincre, mais ce fut inutilement ; il fut obligé de ſe pourvoir en juſtice réglée à la Cour Imperiale, où ſes Sujets le ſuivirent de près.

Les Manifeſtes qui ſe publiérent de part & d’autre, aigrirent les eſprits, qui étoient déja très indiſpoſés. Le Prince ſe plaignoit de ce que le Peuple entreprenoit ſur ſes droits, & le Peuple accuſoit le Prince d’atenter aux Priviléges, dont il avoit toûjours joüi. Les ordres réitérés de l’Empereur ne ſervirent qu’à former deux partis, dont l’un ſoutenoit les Droits du Prince, & l’autre les prétendus Priviléges du Peuple. Ils en vinrent enfin à une guerre civile, qui fut ſort longue, & qui coûta beaucoup de ſang.

Comme le parti du Peuple, ſe trouva le plus fort, l’autre fut contraint de plier, & de chercher ſon ſalut dans la fuite. Ferdinand[45], qui ſouhaitoit calmer ces diſſentions, n’oublia rien pour y parvenir. Il ofrit pluſieurs fois, mais toûjours infructueuſement, de ſacrifier ſes intérêts au repos de ſes ſujets. Ceux qui s’étoient emparé de la Ville, aiant proſcrit à lui même, ſes principaux Oficiers, lui en refuſérent diférentes fois l’entrée & le forcérent d’en venir à la force ouverte.

Les lieux circonvoiſins furent aſſiégés, pris, brulés, & ruinés. Ce traitement ne ſervant qu’à entretenir le Peuple dans ſa rébellion, l’on fit le Blocus, & enſuite le Siége de la Ville. Lorſque ces mutins ſe virent hors d’état de ſe défendre, ils eurent recours à la clémence du Prince, qui en eut aſſés pour leur acorder une Amniſtie générale ; il n’en excepta que les Chefs des factieux auxquels il en coûta la vie.

Quel fut le fruit de cette révolte ? Le Prince fit recevoir l’Édit, qu’il propoſoit depuis ſi long-tems, & pour tenir à l’avenir le Peuple dans le reſpect, il le força de bâtir une bonne Citadelle, & d’y entretenir une nombreuſe garniſon. Telle eſt la fin ordinaire des ſoulèvemens des Sujets contre leurs Princes ; mais peut-on voir ſans étonnement que cette révolte ait ocupé trente-ſept ans entiers un Prince auſſi puiſſant que Ferdinand de Baviére ?

L’on peut juger par cette patience preſque inconcevable que ce Prince étoit bien pénétré des vérités fondamentales du Chriſtianiſme, & qu’il aimoit tendrement ſes Sujets.

Il y a grande aparence que ce furent ces troubles continuels qui l’empêchérent de prendre l’ordre de Prêtriſe. Il mourut, le treize de Septembre mil six cent cinquante.

Son Succeſſeur Maximilien de Baviére, fut à peine inſtalé, que les troubles rcommencérent. La Citadelle à laquelle on travailloit, & l’entretien d’une Garniſon étrangere, furent les prétextes dont quelques factieux ſe ſervirent pour ſoulever le Peuple, & l’engager à prendre les armes contre la Garniſon. Pour arrêter cette ſédition, le Prince à la premiére nouvelle qui lui en eſt portée, ſe rend ſur les lieux, fait arrêter une partie des Auteurs de la révolte, dont il fait une punition exemplaire, & il continuë les ouvrages de la Citadelle.

Cette place devint bientôt le ſujet d’un nouvel atentat à l’autorité de Maximilien Henri. Les Puiſſances voiſines étoient en guerre, & les Liégeois restoient dans la neutralité. L’une de ces Puiſſances jugea à propos de s’emparer de la Citadelle, & d’y mettre une bonne Garniſon. Elle y resta quelque tems, & n’en ſortit qu’après en avoir démoli les principales fortifications.

Le Peuple, qui regarda ce dernier fait comme une faveur ſinguliére du Ciel, s’atroupe, court, détruit, & raſe tout ce qui reſtoit des fortifications, & force enſuite l’Oficier à qui le Prince avoit confié les Clefs de la Ville, de les remettre à ſes Chefs ; il eut même la témérité de rendre des Edits, & d’établir des Impôts.

Le Prince ſe plaint de ces nouveaux atentats, & en demande réparation ; mais le Peuple ne faiſant que rire des plaintes & de la demande, ſoutient par des Manifeſtes, qu’il distribuë par tout, qu’il n’a fait qu’uſer de ſes Priviléges, & pour en convaincre le Prince, le traduit au Tribunal de l’Empereur.

Ces démarches le conduiſirent à d’autres qui n’étoient pas moins criminelles. Il cessa d’exécuter le Réglement qui avoit été fait par Ferdinand de Baviére, pour l’Election du Magiſtrat, & reprit l’ancienne forme, qui avoit été abrogée par ce Réglement.

Les plaintes du Prince ne produiſirent d’autre éfet, que celui de former deux nouvelles factions, qui en vinrent ſouvent aux mains. L’Empereur interpoſe en vain ſon autorité ; ſes ordres réitérés ne ſervent qu’à alumer de plus en plus le feu de la révolte. On convoque des aſſemblées, & on y fait prêter ſerment qu’on n’obéïra ni à l’Empereur, ni au Prince, à peine d’être privé de tous rangs, honneurs & dignités, & déclaré ennemi de la Patrie.

Quelques perſonnes ouvrent néanmoins les yeux & les défilent à d’autres. On députe au Prince, on le prie de pardonner & de propoſer quelque tempérament, qui puiſſe empêcher les progrès de l’incendie. Le Prince qui n’avoit point d’autre vûë, y conſent. On dreſſe un Traité, on le ſigne reſpectivement ; les auteurs de la révolte s’opoſent à ſon exécution ; il falut enfin mettre la coignée à l’arbre, & faire trancher la tête à une partie des Factieux, afin de rendre la paix & la tranquilité aux autres.

Il arriva pour lors ce qui étoit arrivé ſous Ferdinand ; le Prince fit l’Edit qu’il avoit ſi ſouvent propoſé : & pour marquer à ſes Sujets, qu’il n’avoit d’autre objet que leurs intérêts, il voulut bien concerter avec eux pour les ménager ; il fit enſuite retablir la Citadelle, mais il ne joüit pas long-tems du fruit de ſes travaux, la mort l’enleva preſque auſſitôt qu’il eut donné la paix à ſon Peuple, le troiſiéme de Juin mil ſix cent quatre-vingt huit, la trente-huitiéme année de ſon regne. Il avoit été ordonné Prêtre & ſacré Evêque la ſeconde.

Jean-Louis d’Elderen ſon Succeſſeur, recuëillit le fruit que ſon Réglement, pour l’Election du Magiſtrat, devoit naturellement produire. Les abus qui s’y commétoient, aiant été extirpés par cette ſage & ſalutaire Loi, elle procura à ce nouveau Prince un regne tranquile & des Sujets ſoumis.

La douceur en fut un peu troublée par les armes des Puiſſances, qui couvroient preſque tout l’Occident de leurs troupes ; il eut même le chagrin de voir ſa Capitale expoſée pendant quelques heures à la fureur des bombes de l’une de ces Puiſſances ; mais ces accidens, quelques ſenſibles qu’ils ſoient, le ſont infiniment moins, que le chagrin, que cauſe la révolte des Sujets d’un Prince, qui a pour ſon Peuple une tendreſſe paternelle.

Les ſoins, que ſe donna Jean-Louis d’Elderen pour garantir ſon Païs, autant que les conjonctures le lui permettoient, & les promeſſes qu’il fit de dédommager les Propriétaires des Edifices ruinés par le Bombardement, ſont des preuves inconteſtables qu’il avoit pour ſon Peuple un veritable cœur de Pere. Il mourut la ſixiéme année de ſon regne.

Celui de Joseph-Clement de Baviere, qui ſut ſon Succeſſeur, ne fut pas moins traverſé par les guerres étrangéres, dans leſquelles il eut même le malheur de ſe trouver engagé, & le chagrin de ſe voir dépouillé de tous ſes États & de tous ſes biens,

Il ne fut pas moins ſensible aux diſgraces de ſes Sujets, qu’aux ſiennes propres ; mais il eut la conſolation de ſavoir, que s’ils étoient obligés de ſe précautionner contre les forces des Puiſſances belligerantes, ils joüiſſoient entre eux de la paix & de la tranquilité, que l’Edit de Maxmilien-Henri leur avoit procuré.

Rien n’est plus capable de donner une juſte idée de l’amour du Prince pour ſes Sujets, du reſpect & de la vénération des Sujets pour le Prince, que les Médailles, que les Liégeois firent fraper, lorſqu’ils aprirent que Joſeph-Clement avoit été rétabli dans ſes États, & qu’il devoit bientôt honorer le Païs de Liége de ſa préſence.

Auſſi la ſuite aprit qu’il n’y avoit rien de fardé de part ni d’autre : la préſence du Prince n’altéra jamais la joie des Sujets, qui dans d’autres ocaſions auroit pû être atribuée à une longue abſence ; l’union, ſi l’on peut ici ſe ſervir de ce terme, ſut toûjours la même, & par ce moïen la paix & la tranquilité de l’État durérent autant que le regne de cet illuſtre Prince.

Son zéle pur & ardent pour la Réligion, ſon dévoüement au St. Siége, & ſon profond reſpect pour toutes les Déciſions qui en émanent, lui méritérent de la part du St. Pere, un éloge brillant, pompeux & très-conſolant pour un Prince, qui est ſur la fin de ſa carriére. Joſeph-Clement ſut enlevé à ſes Sujets le douze de Novembre mil ſept cent vingt-deux. Le choix qui ſut fait de George-Louis de Berghes, Prince regnant, pouvoit ſeul conſoler le Païs, & le dédomager de cette perte.

  1. L’Auteur de la vie de ſaint Hubert qui, ſelon la commune opinion, étoit un de ſes Diſciples, ne parle point de ces faits. Anſelme qui compoſa dans le dixiéme Siécle un Abrégé de l’Hiſtoire du même Saint, n’en fait non plus aucune mention.

    Jean Roberti Prêtre de la Compagnie de Jeſus, Originaire du Bourg de ſaint Hubert, qui en 1621, fit imprimer à Luxembourg la vie dont je viens de parler, & qui y ajouta ce qu’il crut y manquer, eſt ſi je ne me trompe, le premier Écrivain qui ait inſtruit le Public de l’origine de ſaint Hubert, de ſa Converſion & des obligations qu’il avoit à ce ſujet à ſaint Lambert, faits qu’il aſſure avoir tiré de diférens Manuſcrits, qu’il indique dans des Notes qu’il a faites, pour éclaircir & expliquer ſon texte & celui du prétendu Diſciple de ſaint Hubert. Il a été ſuivi par les PP. Fiſen & BoÜille. Le premier en la vie de ſaint Lambert, n. 22. Le deuxiéme en celle de ſaint Hubert.

  2. Le prétendu Diſciple de ſaint Hubert dit ſimplement qu’il ſut élû, d’une voix unanime, pour remplacer Lambert ſur le Siége de Tongres ; que la troiſiéme année de ſon Pontificat, il transféra le Corps de Lambert de Maſtricht, où il avoit été inhumé, dans la Ville de Liége, où il bâtit une Égliſe ſuivant l’uſage de ce tems-là, dans laquelle il plaça ces précieuſes Reliques. Tel étoit l’ordre qu’il avoit reçu du Ciel dans ſes ſonges. Anſelme ne dit rien de plus à ce ſujet, ſinon qu’avec le Corps de Lambert, Hubert transféra à Liége le Siége Épiſcopal de Tongres.

    Le Chanoine Nicolas, qui, comme je crois l’avoir fait remarquer, écrivit, au commencement du douziéme Siécle, la vie de ſaint Lambert, ajoute, qu’auſſi-tót que l’âme de ce Martir eut été placée au Ciel, un Ange aiant aparu à Rome au Pape Serge pendant le ſomeil, l’avertit de ce qui venoit de ſe paſſer, & lui ordonna de la part de Dieu, de ne donner à Lambert d’autre Succeſſeur que Hubert, qui devoit arriver le même jour à Rome pour y viſiter le Tombeau de ſaint Pierre : & pour preuve de la réalité de ſa commiſſion, il lui montra la Croſſe de Lambert, laquelle il laiſſa auprès de ſon lit. Nicolas finit là cette Hiſtoire qu’il dit avoir extrait d’un livret, auquel il renvoie le Lecteur curieux de s’inſtruire des autres particularités.

    Le Jéſuite Roberti, qui n’a rien oublié pour illustrer l’Hiſtoire de ſaint Hubert, ſut aſſés heureux pour trouver dans la Chartreuſe de Liége un double du fameux Manuſcrit indiqué par Nicolas, & aſſés généreux pour faire part au Public des particularités, que celui-ci laiſſoit à désirer : les voici.

    Le Pape Serge aiant à ſon réveil aperçû la Croſſe de ſaint Lambert, ne douta point de la réalité de ſa viſion, il courut auſſi-tôt à l’Égliſe de ſaint Pierre & examina atentivement toutes les perſonnes qui y entroient. Hubert parut à peine, qu’il fut reconnu par Serge, lequel lui aiant apris l’Ordre du Ciel, l’engagea avec beaucoup de peine à s’y ſoumettre.

    Dans le moment même de la ſoumiſſion de Hubert des Anges aportérent les Habits Pontificaux de Lambert, parmi leſquels étoit une Étole de ſoie blanche brodée en or ; de ſorte que la cérémonie du Sacre fut faite ſur le champ ; après laquelle Hubert célébrant la Meſſe, reçut de ſaint Pierre une Clef de couleur d’or, qui devoit ſervir à opérer de grands prodiges. L’Étole ſe conſerve en l’Abaïe de ſaint Hubert, & la Clef en l’Égliſe Colégiale de ſaint Pierre à Liége. Tel eſt le précis du chap. 3. de la premiére Partie de la vie de ſaint Hubert compoſée par le Jéſuite Roberti, & embellie par de très-ſavantes Notes & par des Paralipoménes très-inſtructifs.

    Pour que la naiſſance de ſon Heros répondît à ſa vertu & à tant de faveurs ſignalées du Ciel, qui en étoient la récompenſe, le ſavant Jéſuite a fait à ſaint Hubert une Généalogie des plus brillantes & des plus flateuſes.

    Elle n’eſt compoſée que de Souverains, à la tête deſquels eſt Faramond Fondateur de la Monarchie Françoiſe. La Table qui contient cette Généalogie eſt certainement un chef-d’œuvre en ſon genre.

    L’hiſtoire, telle qu’elle eſt, a été adoptée par Fiſen, par l’Auteur du Livret dont j’ai parlé en la Note premiére, & par le Pere Boüille.

    L’on aprend de l’Auteur du Livret que le docte Henſchenius continuateur du fameux Bollandus, & très-verſé en ces ſortes de faits, met l’Hiſtoire en question au rang des fables. Hanc narrationem fabulis accenſet Henſchenius, quàm rectè viderint alii.

    Cet illustre Jéſuite n’eſt pas le ſeul qui ait penſé de la ſorte. Le Manuſcrit, d’où cette Hiſtoire été tiree, a eté regardé par plus d’un ſavant, comme la production d’un génie romaneſque, je crois que l’on peut mettre de ce nombre Chapeauville & Foullon, qui ont crû que leur ſilence tiendroit lieu d’une ſufiſante critique. L’on peut voir Baillet en la vie de ſaint Hubert.

    L’on peut auſſi, si je ne me trompe, apliquer à l’Auteur de l’Hiſtoire & au Pere Roberti, relativement à la Généalogie, ce qu’un célébre Écrivain du ſeiziéme Siécle a dit de ces Panégiriſtes, dont le zéle indiſcret ne ſert ſouvent qu’à défigurer les Heros, dont ils veulent exalter le mérite, & à les rendre méconnoiſſables.

    Qua de iis ſunt ſcripta, præter pauca quædam, multis ſunt commentis ſœdata, dum qui ſcribit affectui ſuo indulget, & non que egit Divus, ſed qua ille egiſſe eum vellet, exponit, ut vitam dictet animus ſcribentis, non verintas. Fuêre qui magna pietatis loco ducerent mendaciola pro Religione confingere, quod & periculoſum eſt, ne veris adimatur fides propter falſa, & minime neceſſarium:quoniam pro pietate noſtra tam multa ſunt vera, ut falſa, tanquam ignavi milites, atque inutiles, oneri ſunt magis, quam auxilio

    C’eſt dans le même ſens, qu’un Écrivain Liégeois, non moins recommandable par ſa grande piété, que par ſa profonde érudition, diſoit dans le dix-ſeptième Siècle, qu’il faiſoit beaucoup moins de cas des miracles très-ſouvent peu avérées, que de la vertu ; parce que la populace qui n’a preſque pas de Religion qu’à l’extérieur, & qui n’en connoit que l’écorce, donne volontiers dans le merveilleux ; au lieu que les Sages n’acordent leur eſtime & leur admiration qu’à la ſolide vertu. Ego virtutes pluris longé quam quantilibet prodigia ſecero : hac apud vulgum admirationem, ille opud ſapientes, & vere Chriſtianos.

    V. pour la preuve des autres faits du texte, Roberti en ſes Notes ſur la deuxième partie de la vie de ſaint Hubert n. 63. Fiſen en la vie du même n. 3. & ſuivans. Foullon, Boüille, Étienne, Raufin, en ſon traité intitulé Leodium Ecleſiæ Cathedralis, imprimé à Liège l’an 1639. cap. 3. & ſuivans juſqu’au onzième.

    Saint Hubert fonda d’abord 30. Canoines pour le Chœur, & enſuite 6. autres pour les ſervir, il nomma pour cette raiſon ces derniers, Chanoines de la petite table.

  3. Les Auteurs que je viens de citer, à l’exception de Foullon, conviennent que la Ville fut bâtie, fermée de Murs, & fortifiée l’année même de la Tranſlation du Corps de S. Lambert, c’eſt-à-dire l’an 709. que S. Hubert créa un Tribunal de 14. Oficiers, auxquels il donna pour Chef un quinziéme ; qu’il nomma ces Oficiers, Échevins, & leur Chef, Prévôt de la Ville ; qu’il leur acorda le pouvoir de juger ſouverainement en matiére criminelle, & celui d’exercer la Police ; qu’il fit pour cet éfet des Loix ; qu’il établit des poids & des meſures ; qu’il fit battre une monnoie, ſur une des faces de laquelle il fit graver le Portrait de S. Lambert avec cette Inſcription. Sancta Legia Eccleſiæ Romanæ filia ; & qu’il fit graver dans la même forme le Scél de la Ville ; afin que les Liégeois euſſent perpétuellement préſent à l’eſprit le Martire de S. Lambert, auquel ils devoient la fondation & l’établiſſement de leur Ville.

    Foullon, qui eſt d’acord ſur tous les autres faits, ne ſauroit en paſſer deux ; l’enceinte de la Ville, & l’établiſſement du Tribunal des Échevins. Liége étoit, dit-il, encore un lieu trop peu conſidérable, pour avoir beſoin d’une Clôture & de 15 Juges. Ce raiſonnement qui n’a, comme l’on voit, pour fondement qu’une ſimple conjecture, ne peut prévaloir au témoignage poſitif de tant d’autres Écrivains ; mais quand elle ne ſeroit balancée, que par celui de Raufin ſeul, je ne héſiterois point à la rejéter, convaicu que Raufin étoit mieux inſtruit des Antiquités de ſon Païs, que Foullon, & que tous les autres qui en ont écrit l’Hiſtoire. L’ouvrage que j’ai indiqué en la Note précédente, qui eſt une Réfutation du précédent intitulé, Delegatio Leodii, du même Auteur, imprimé en 1629. prouve démonſtrativement ce que j’avance ; il est dommage que dans le ſecond, l’Auteur ſe ſoit livré a ſon reſſentiment.

    Quelque conſidération que je doive à Foullon, qui mérite certainement celle du Public, je ne crois pas la bleſſer, en diſſant que c’eſt par l’éfet de la prévention, qu’il a refuſé à S. Hubert l’honneur d’avoir fermé de Murs & fortifié la Ville de Liège, & d’y avoir établi le Tribunal des Échevins. Il ne l’a refuſé à S. Hubert, cet honneur, que pour le donner à Notger, dont il a fait ſon Heros ; tant il eſt vrai que l’homme n’eſt que foibleſſe, ce que Foullon, lui-même a ſi bien exprimé ailleurs par ces termes. Sic homines ſumus, in momenta verti avertique faciles.

  4. V. ſa vie par ſon prétendu Diſciple, les Notes de Roberti, Fiſen, Foullon & Boüille.
  5. Elles ſont dans le 1. Tome de Chapeauville p. 167. & 168.
  6. Anſelme. Cap. 4. Fijen, Foullon, Bouille.
  7. Il n’y a preſque pas un mot de Notger en cet article, qui ne demandât une Note, mais je me contenterai d’en faire deux ou trois générales. Ce qu’Anſelme, Gilles d’Orval, ſon Commentateur, Fiſen & Foullon, ont écrit de cet Evêque, eſt une éloge continuel de ſes grandes qualités. Quoiqu’Anſelme ſemblât n’avoir rien omis de tout ce qui pouvoit illuſtrer ſon héros, ſon Commentateur a néanmoins trouvé le ſecret d’enchérir ſur lui, Fiſen & Foullon, qui ont crû qu’après deux pareils Moiſſonneurs, ils ne pouvoient ramaſſer que de très-petites glanes, ont envié le ſort des deux premiers, & ſe ſont plaint de leur zéle qui leur a paru exceſſif.

    Fiſen, après avoir raſſemblé d’un ſeul trait, toutes les qualités de ce Prélat, s’explique en ces termes. Ut veriſſimè cecinerit quiſpiam Vates ad Legiam.

     Notgerum Chriſto, Notgeto cætera debes.

    Nam ut teſtatur Ægidius, vix præclari quidquam in tota Civitate fuit, quod non Auctorem jactaret Notgerum. Voici un épi, qui avoit échapé à l’exactitude de Gilles d’Orval ; non abſque veritate dixiſſet Principatum ipſum condidiſſe. Cette glane vaut bien une gerbe de Gilles d’Orval.

    Les plaintes de Foullon ſont un peu plus vives. Nihil eſt præclari heroïcique animi, quod illi Anſelmus non tribuat. Ægidius verò plenis manibus tot ejus tumulo flores inſperfit, quâ potuit elegantiâ, ut de Divorum noſtrorum Principibus, Lamberto Hubertoque, aut aliis, plura dici non poſſint. Il eſt cependant vrai, comme on le verra dans la ſuite, qu’il a encore trouvé à moiſſonner.

    Anſelme, Fiſen & Foullon raportent un trait de la politique de Notger, que le premier apelle Dolus laudabilis, & les deux autres inſigne Stratagema, le Lecteur en jugera, le voici.

    Un Seigneur du Païs, François d’origine, très-riche & alié à ce qu’il y avoit de meilleur en France, s’étoit établi à environ deux lieuës de Liége, ſur un lieu élevé, apellé Chevremont, & avoit fortifié par l’art

    ce lieu, qui étoit déja très-fort par ſa nature. Il y entretenoit une nombreuſe Garniſon avec laquelle il tenoit tout le Païs en reſpect, ou ſi l’on veut, avec laquelle il mettoit, lorſqu’il lui plaiſoit, le Païs à contribution.

    Il pouvoit ataquer, & ataquoit impunément, & n’apréhendoit point d’être forcé dans ſa retraite ; c’étoit en un mot une eſpèce de Tiran, qui incommodoit beaucoup la Ville & la Campagne, & qui par ſes exactions s’étoit rendu odieux aux Grands & aux Petits.

    On avoit pluſieurs fois inutilement tenté de le déloger de ce retranchement ; Notger, ennemi de la tiranie, atendoit depuis long-tems une ocaſion favorable pour ſe défaire du Tiran, & raſer ſa place ; elle ſe préſenta, il ne la laiſſa point échaper.

    Ce Seigneur n’avoit point d’enfant ; ſa femme lui donna un fils, ce qui lui donna lieu de prier Notger d’adminiſtrer le Bâtême à ce nouveau-né. Le Prélat acorde ſur le champ la demande, & ajoute, que pour rendre la Cérémonie plus pompeuſe, il ſe fera acompagner de ſon Clergé ; il indique le jour de ſon arrivée, le Seigneur très-ſatisfait de cette politeſſe prit toutes les meſures poſſibles pour rendre cette fête brillante.

    L’Evêque de ſon côté, fait venir dans ſon Palais des gens de guerre de confiance, leur communique le deſſein qu’il a de faire mourir le Tiran, & de raſer la Fortereſſe, leur ordonne de tenir prêt, pour un autre jour que celui qu’il avoit marqué au Seigneur, un certain nombre de Soldats armés de toutes pieces, de les amener au Palais, pour les revêtir d’habits Ecléſiaſtiques, ſous prétexte d’aller en proceſſion juſqu’à Chervremont ; afin qu’au premier ſignal qu’il doit leur donner, ils mettent tout à feu & à ſang.

    La choſe s’exécuta au gré de l’Evêque. La Proceſſion partit le jour qui précédoit celui qu’il avoit marqué pour la Cérémonie du Batême. Lorſqu’elle fut à une certaine diſtance de la Fortereſſe, il fit annoncer ſon arrivée au Seigneur, qui ſortit à l’instant avec tous ſes gens, pour aller au devant de l’Evêque & de ſon prétendu Clergé. Occurrit ſtatim Miles, cum omni populo ſuo, Epiſcopus devotè ſuſcipitur, & cum ſuo comitatu Caſtrum illud introducitur.

    A peine fut-on entré, que Notger donna le ſignal, auquel tous les faux Chanoines jétant bas leurs habits de Chœur, firent main baſſe ſur tout ce qui ſe préſenta, paſſérent au fil de l’épée, ſans distinction de ſexe ni d’âge, toutes les perſonnes qui étoient dans la place, & la raſérent de même que les Egliſes qui étoient dans ſon enceinte : il faut entendre Anſelme.

    Sed ut compendiosè loquar, priùſquam reſiderent, mutato repentè fortunæ caſu, ad edictum Præſulis, abjicitur habitus clericalis, mutatur in militem Clerus ille mirabilis, parent in loricis, qui tetris priùs latebant ſub cappis. Muniuntur

    capita galeis, & celeri volatu, circumquaque diſperſi, domos ſubruunt, Eccleſias deſtruunt, mœnia excelſa, abſque ullo contradictore, præcipitant, & ſubvertunt, tanto deſtruendi ſervore bacchati ſunt, ut ne parviſſimæ quidem domunculæ tugurium relinquerent, nec à loco diſcederent, donec ad purum cuncta demolirentur.

    Gilles d’Orval aprend qu’il y avoit dans la place deux Egliſes, l’une dédiée à la Vierge, deſſervie par douze Prêtres, l’autre à ſaint Jean l’Evangeliste, & au pied de la Montagne une troiſiéme conſacrée à Dieu, ſous le nom de ſaint Côme & de ſaint Damien.

    Anſelme finit ſon récit, en diſant que le ſuccès de cette entrepriſe aiant répondu aux ſouhaits de Notger, la Troupe s’en retourna à Liége, chargée du précieux butin qu’elle avoit fait dans les trois Egliſes, lequel fut dépoſé, avec beaucoup de vénération & de décence, en la Cathédrale. Multis Sanctorum pignoribus ſecum ablatis, & in Eccleſia Leodienſi venerabiliter ac decentiſſimè locatis.

    Son Commentateur ajoute qu’au ſujet de cette expédition, l’on fit à l’honneur de Notger les deux Vers ſuivans.

    Legia ditatur per me, Caprimons ſpoliatur :
    Hic ruit, hæc ſurgit, manet hæc, nec ille reſurgit.

    Fiſen ne dit rien de plus ; enſorte que le ſilence de ces Auteurs ſur le ſort du Seigneur, de la Dame, & de leur enfant, fait penſer qu’il fut le même que celui de la Garniſon & de leurs Domeſtiques, mais Foullon tire, en quelque façon, le Lecteur de cet embaras.

    Il dit que le Cordelier Placentius, qui a aussi écrit l’Hiſtoire de Liége, aſſure que le Mari, pour ne point tomber entre les mains de Notger, ſe précipita de la Fortereſſe ſur un rocher, qui étoit au pied ; que la Femme déſeſpérée, tenant ſon enfant entre ſes bras, ſuivit l’exemple du Mari ; mais c’eſt, dit-il, un conte fait à plaisir par ce Cordelier.

    Quid Arcis Domino factum, Anſelmus tacuit. Cùm à Notgero peteretur, ſuique paſſim cœderentur, ſaltu per muros in rupem ſubjectam evadere conatum, colliſumque aiunt Hiſtorici populares, uxorem cum infantulo rabidam deſiluiſſe, idque obſtitiſſe, quominùs nomen Notgeri in Divorum faſtos referretur, ſabula eſt ab ipſo Placentio exploſa.

    Pour établir que c’eſt véritablement un conte de la façon de Placentius, Foullon a mis cette Note à la marge. M. S. vulgaria dicunt. L’Evêque bâtiſa l’enfant, le nomma Nicolas, & mourut le même jour.

    Un Lecteur tant ſoit peu pointilleux ne manqueroit point de demander, ſi les Manuſcrits alégués par Foullon méritent plus de foi que le Cordelier Placentius ? Il ajouteroit que la Note eſt une fable inventée par les Auteurs de ces Manuſcrits, peut-être poſtérieurs à l’Hiſtoire de ce Cordelier, qui la compoſa dans le ſeizième fiécle.

    Le ſilence d’Anſelme autoriſeroit fortement cette demande. Ce Panégiriſte outré de Notger auroit-il, diroit-on, paſſé ſous ſilence un fait de cette importance, s’il avoit été vrai ? s’il l’a tû, c’eſt parce que l’enfant mourut ſans Bâtême. Quel moment, Notger, qui ne reſpiroit que le ſang & le carnage, auroit-il trouvé pour adminiſtrer le Bâtême à cet enfant infortuné ?

    L’eſprit de vengeance, dont cet Evêque étoit animé, lui permétoit-il de penſer au ſalut d’un enfant, tandis que dans la punition du pere & de la mere, il avoit envelopé une infinité de gens, qui n’avoient eu aucune part à leurs fautes, & qu’il n’épargna pas même les Lieux ſaints ? Seroit-il ſurprenant que, quand même Notger auroit mérité par toutes les autres actions de ſa vie d’être placé dans les fastes de l’Egliſe, on lui eût refuſé cet honneur par raport à cette dernière, capable de ſoüiller toutes les autres, & de lui en faire perdre le prix ?

    L’homme est admirable dans ſes idées & dans ſes jugemens. Il obéït aveuglément à ſes passions, lors même qu’il ſe pique de ne ſuivre que la raiſon : & c’eſt avec fondement que le Poëte a dit de lui.

    Il tourne au moindre vent, il tombe au moindre choc.

    Foullon, parlant dans ſon Hiſtoire de la défaite des Romains par Ambiorix, ne ſauroit trouver des termes aſſés forts, & aſſés énergiques, pour exprimer l’indignation que lui inſpira la perfidie de ce Général des Eburons. La ruſe dont il ſe ſervit pour atirer les Romains dans le piége qu’il leur avoit tendu, paroit à ce Savant la plus inſame action, dont un homme puiſſe être capable. Elle lui fait horreur. On ne peut l’excuſer, ſous quelque prétexte que ce ſoit, elle ne peut même être colorée.

    * Hanc Eburonum victoriam ab aliquibus prædicari & jactari video, quòd pari numero Romanos, ipſo fatente Cæſare, ceciderint ; at me illius pudet, fortiter quidem, ſed inſigni fraude ac perfidiâ partæ. Quæ vitia à priſcis Germanorum noſirorum moribus, bodierniſque Leodienſium, valde abhorrentia, quomodo excuſem non habeo.

    Il convient que Céſar n’avoit eu aucun prétexte pour entrer dans les Gaules, & qu’il devoit plûtôt être regardé, comme un avanturier, que comme un Général d’Armée & comme un Conquérant, mais quand, par ces raiſons, on pourroit, ajoute-t’il, excuſer la perfidie d’Ambiorix, comment feroit-on pour excuſer ſon imprudence, qui lui fit meſurer les forces d’une poignée de gens, avec celles d’un Peuple auſſi nombreux,

    * Lib. i. cap. 6.

    auſſi puiſſant, que l’étoit le Peuple Romain, & qui cauſa enfin la deſtruction totale de tous les Eburons ?

    Que l’on faſſe atention aux qualités de Céſar & à celles d’Ambiorix, & aux motifs qui les animoient l’un & l’autre. Que l’on conſidére d’un autre côté les qualités de Notger, & celles du Poſſeſſeur de la Fortereſſe de Chevremont, la cauſe qui ouvrit à Notger les portes de cette Fortereſſe, la Religion qui ſervit de maſque à ſes intentions, un grand nombre de Chrétiens innocens envelopés dans le maſſacre des prétendus coupables, une mere malade, égorgée impitoïablement avec l’enfant, qu’il étoit queſtion de régénerer par les eaux du Bâtême. Je laiſſe à part le renverſement des Lieux ſaints, & le riſque que couroit Notger, de s’atirer ſur les bras tous les parens du prétendu Tiran, peut-être même toutes les forces de France.* Que l’on ſe ſouvienne que Notger étoit Evêque, que le Poſſeſſeur de la Fortereſſe de Chevremont étoit Chrétien Catholique, & qu’enfin Ambiorix & Céſar vivoient dans les ténébres du Paganiſme, & il ſera aiſé de juger laquelle des deux expéditions est la plus loüable.

    On ne peut diſconvenir, que le bon ou le mauvais ſuccès, ne regle ordinairement le mérite des actions. Je me rapelle à ce ſujet la réponſe que fit à Alexandre cet Ecumeur de Mer, dont parle l’Hiſtoire ; je ſuis un Pirate parce que je cours la Mer avec une ſimple Frégate, ſi je la courois avec 30 bons Voiliers, je ſerois un Conquérant. C’est ſuivant ce principe, que ce qui paroit à Foullon un crime atroce dans Ambiorix, lui paroit dans Notger une vertu du premier Ordre.

    C’eſt le même eſprit de prévention, qui lui a fait dire, que la Ville de Liége n’avoit point été fermée de Murs, avant que Notger fut parvenu à l’Epiſcopat : voici ſes termes. Templum Martinianum triplici vallo, & muro intra Civitatem clauſit ; Urbiſque reliqua, eundem in modum, muro, ac turribus, communivit, cùm anteà mœnibus ſepta non fuiſſet, ut quidem exiſtimamus. Ce qui ſignifie, mot à mot. Il joignit l’Egliſe de ſaint Martin à la Ville par un mur & un triple Rempart ou Foſſé. Il fit pareillement fermer de murs la Ville, qui, je crois, ne l’avoit point été juſques-là, & la fit fortifier par un triple Rempart & par des Tours.

    Si le fait, qui eſt l’objet de cette remarque particuliére, avoit été vrai, Anſelme & Gilles d’Orval, Panégiriſtes outrés de Notger, ne lui en auroient pas ravi la gloire. Anſelme, qui écrivit peu de tems après ſon décès, en aurait été inſtruit. Notger mourut éfectivement l’an 1008. & Anſelme dédia ſon Livre à Annon, Archevêque de Cologne, comme on le voit par la lettre qui eſt à la tête du 1. Tome de Chapeauville : Annon, ſelon Baillet en ſes vies des Saints, fut ſacré l’an 1055. & mourut l’an 1075.

    * Cette ſeconde Réflexion n’a pas échapé à Fiſen.

    Foullon ſe l’eſt diſſimulée.

    Ainſi Anselme, qui écrivit peut-être 50 ou 55 ans après le décès de Notger, qu’il pouvoit avoir vû, étoit parfaitement inſtruit, ſi c’étoit ce Prélat, qui le premier avoit fait ſermer de Murs la Ville de Liége, il reſte à voir s’il le dit, ou quelque choſe qui puiſſe le faire préfumer.

    Omnia apud nos, tam interiùs quàm exteriùs melioravit. Eccleſiam S. Mariæ ſanctique Lamberti ædificiis latioribus ampliavit, ornamentis ditioribus decoravit, clauſtra ac demoratum & officinarum ædificia renovavit, Urbem muris dilatavit.

    Gilles d’Orval ſe ſert de termes, qui ſignifient la même choſe que ces derniers. Clauſtrum exterius ejuſdem Eccleſiæ S. Martini, inciſo colle Publicè Montis, triplici Vallo & Muro, cum Propugnaculis & Turribus ſublimibus communivit, & eandem Muri & Turrium munitionem, circà ambitum Civitatis, ſuà longitudine & latitudine, ſicut adhuc hodie videtur, perduxit.

    Il n’y a rien là, qui puiſſe induire à penſer que la Ville, qui avoit été bâtie par S. Hubert, n’étoit point fermée de Murs. Tout ce que l’on peut conclure des paroles de ces deux Ecrivains, eſt que dans l’intervalle de trois Siécles, qui s’étoient écoulés, depuis la fondation de la Ville, juſqu’au Pontificat de Notger, le nombre des Habitans s’etoit ſi conſidérablement augmenté, que la Ville n’étant pas aſſés ſpacieuſe pour les contenir, ils avoient été obligés de ſe loger aux environs, & que Notger joignit ces Logemens à la Ville, avec laquelle ils ne formérent plus qu’un ſeul tout, qu’il fit entourer de Murs, & fortifier de Tours & de Foſſés.

    Cette réflexion, qui ſe préſente naturellement à l’eſprit avoit frapé Fiſen avant moi. Après avoir raporté les faits, dont parle Gilles d’Orval & preſque dans les mêmes termes : il s’explique ainſi. Jam primùm Urbem muris cinctam Lipſius putat. Prolatum ego dumtaxat Pomœrium arbitror, clauſaque munimentis à Notgero Collegia, Cœnobiaque, quæ ab urbe condita, in ſuburbanis Præſules extruxerant.

    Je ſuis en cela de ſon avis, à l’exception de la ſignification, qu’il donne à Pomœrium. Ce mot, ſelon Robert Etienne & tous des meilleurs Auteurs des Dictionaires Latins, ſignifie l’eſpace de terrein, tant au dehors, qu’au dedans des murailles d’une Ville, ſur lequel il eſt défendu de bâtir.

    Cela étant, ſupoſé que l’on eût bâti, comme il est très-vraiſemblable, au dehors des Murs de la Ville, tout autour de l’eſpace mis en réſerve, comment auroit-on pû faire pour étendre cette eſpace autour des Faux-bourgs ?

    N’eſt-il pas plus naturel de penſer que lorſqu’ils furent joints à la

    Ville, & que le tout fut fermé des murs, que Notger fit élever, on permit aux habitans d’abatre ceux que ſaint Hubert avoit fait faire, & de bâtir ſur le terrein qu’ils ocupoient, & ſur celui qui formoit le Rempart, qui étoit au-dedans de l’ancienne Ville, ainſi que cela s’eſt pratiqué par tout lorſque l’enceinte des Villes a été augmentée ?

    Il faut ajouter à toutes ces raiſons, que ſaint Hubert, qui avoit pris tant de ſoin pour placer honorablement le Corps de ſaint Lambert, ne l’auroit point confié à un Bourg ouvert de tous côtés, & d’où il auroit, par conſéquent, pû être enlevé ſans aucune réſiſtance.

  8. Albert de Cuick V. Gilles d’Orval, en ſa vie dans Chapeauville tom. 2. cap. 96. & les remarques de Chapeauville ſur ce Chap. Voici l’épitaphe que le Moine d’Orval aſſure lui avoir été faite par un Ecléſiaſtique, qui le connoiſſoit parfaitement.

    Hoc in Sarcofafo cunctorum dira vorago
    Clauditur, Albertus, Gieſi, dum vixit, apertus.

    Après avoir raporté un des traits les plus marqués de la simonie, dont cet Évêque étoit accusé, Fiſen fait cette demande. Porro a tali Principe quid ſperes ? Reip. ſcilicet interitum. In peccata multitudinem Principes exemplo trabunt. On apprend de Foullon & de Boüille l’éfet, qui produisit l’exemple d’Albert de Cuick.

    L’on trouvera la preuve du ſurplus du texte, dans l’article des Mœurs des Habitans de la Ville de Liège, ci après.

  9. Si le ſujet n’étoit pas auſſi ſérieux qu’il eſt, l’on pourroit apliquer aux Liégeois de ce tems-là, ce que Parmenon dit des Amans, à ſon Maître Phœdria.

    In amore hæc omnia inſunt vitia, injuriæ,
    Sulpiciones, inimicitiæ, induciæ,
    Bellum, pax rursùm. Incerta hæc ſi tu poſtulet
    Ratione certà facere, nihilo plus agas
    Quàm ſi des operam, ut cum ratione inſanias.

    L’amour étoit le mobile de toutes ces révolutions, mais c’était l’amour de la liberté, qui eſt le plus grand de tous les biens. Les Traités de paix, dont je parle, ſe trouvent dans un livre en 3. vol. in fol. donné au Public par M. de Louvrex, ſous ce titre. Recueil des Edits, Réglemens, Priviléges, Concordats, & Traités du Païs de Liége. . . . Imprimé à Liége chez Bertrand.

  10. En 1253, ſous Henri de Gueldres. V. Hocſem en ſa vie, chap. 5. Fiſen, Foullon & Boüille, en l’art. des Mœurs, ci-après.
  11. Henricus [Henri de Dinant, premier Bourguemeſtre] Ductor Populi contradicit, non enim, ait, pro cauſis extraneis, ſed pro Patria, pro Juribus Electi & Eccleſiœ, bellare tenemur. Ce ſont les termes d’Hocſem, à l’endroit cité. V. les trois autres Auteurs indiqués en la Note [c]
  12. Henri de Gueldres, étant ſecouru par le Duc de Brabant, les Comtes de Gueldres, de Juliers, & de Lozi, força ſes Sujets à accepter la Paix à des conditions trés-dures ; il fit condamner Henri de Dinant à un baniſſement perpétuel ; fit prendre un autre Bourguemeſtre, & cet Ofice fut ſuprimé depuis l’an 1255 juſques à l’an 1297, c’eſt-à-dire, ſous le reſte du regne de Henri de Gueldres qui dura juſques à 1274, ſous celui de Jean d’Enghien, de Jean de Flandres, & une partie de celui de Jean de Châlons. V. les Auteurs cités aux précédentes Notes ; la Cronologie qui est à la fin de la ſeconde Partie de l’Histoire de Fiſen ; & le Catalogue des Bourguemeſtres, qui eſt à la fin du ſecond Tome de celle Foullon.
  13. Hugues de Châlons aiant fait fraper une Monnoie, dont le titre étoit inférieur au titre de celle, qui avoit cours alors, ſe trouva en but à ſes ſujets de tous les ordres. Le Clergé commença par l’excommunier, la Nobleſſe & le Peuple prirent les armes ; ce qui l’obligea d’engager quelques terres de l’Égliſe, pour ſe mettre en état de défenſe.

    Pour ce fait, & pour la Monnoie, il fut cité au Tribunal du Pape. Il fut aſſés ſimple pour en reconnoitre la compétence. Le Pape qui ne voulut ni l’abſoudre ni le condamner, l’engagea à ſe démettre de l’Évêché de Liége, ce qu’il fit ; après quoi le Souverain Pontife lui conféra l’Archevêché de Beſançon.

  14. Ce fut l’an 1324. ſous Adolfe de la Marck. Voici les termes d’Hocſèm. Leodienſis totam juriſdictionem Epiſcopi impedire cœperunt, Villico [Le grand Maïeur, le Chef des Échevins] ne quem in Civitate malefactorem caperet, inhibendo, & Wareſcapia [les amandes] ſuis uſibus applicando.
  15. En 1325. Adolfe de la Marck, qui s’étoit retiré à Hui, mit la Ville de Liége en interdit ; le Clergé obéit, mais le Peuple interjéta apel de l’Interdit, & continua d’agir comme auparavant.
  16. Dans un premier combat, qui ſe donna l’an 1328. les Liégeois perdirent 300. hommes, l’Évêque n’en perdit que 5.

    Dans un ſecond, qui ſuivit l’autre de près, ils en perdirent 1319.

  17. Il en couta aux Liégeois 50000. tournois pour les frais de la guerre.
  18. Le traité, par lequel la guerre fut terminée, apellé vulgairement la Paix de Vibogne, portoit, entr’autres choſes, qu’il ſeroit établi un Tribunal de 24. Perſonnes, pour connoître des excès des Habitans, & des amandes, ſuivant les Statuts ; & que la moitié des amandes apartiendroit à la Ville. Que les 24. Perſonnes ſeroient choiſies par l’Evêque, moitié parmi la Nobleſſe, moitié dans la Bourgeoiſie, mais qu’il ne pourroit choiſir des Echevins.

    Ce n’étoit point, comme l’on voit, le Prince vainqueur, qui faiſoit la loi, il la recevoit de ſes ſujets vaincus. Auſſi l’Hiſtorien remarque qu’Adolfe de la Marck ne conſentit à cette paix honteuſe, que parce qu’il ſe voïoit ſur le point d’être abandonné des Princes, qui lui avoient prêté ſecours, leſquels ennuiés & fatigués de la longueur de la guerre, vouloient retourner dans leurs États. Principes autem attediati, feſtinantes, Epiſcopum quaſi conſtringunt ad pacem.

  19. Ce Traité fut fait & rédigé en 1343. par des Princes & des Seigneurs, qui avoient été choiſis pour arbitres des conteſtations qui s’étoient élevées entre le Prince & ſes ſujets, à l’ocaſion des malverſations des Oficiers du Prince ; il fut porté au Chapitre à Adolfe de la Marck qui le ſigna, & le fit ſigner par les Chanoines qui étoient à ſa dévotion.

    Le principales clauſes de ce Traité, étoient que tous les Oficiers actuels du Prince ſeroient dépoſés, qu’on ſeroit informer contre la conduite qu’ils avoient tenuë pendant qu’ils avoient été en place, & que juſque là ils ne pourroient répéter les ſommes qu’ils avoient données, par forme de prêt pour leurs charges ; qu’on feroit une exacte atention aux plaintes qui ſeroient formées contre eux, & que les coupables ſeroient punis ſuivant la rigueur des Loix.

    Qu’il ſeroit pour cet éfet établi un Tribunal compoſé de 24. perſonnes, dont 4. ſeroient choiſies dans le Chapitre de Liége, 4. dans la Nobleſſe, & les 16. autres parmi les Bourgeois des Villes du Païs.

    Que ce Tribunal connoîtroit de toutes les malverſations que les Oficiers de l’Évêque pourroient commettre dans la ſuite, & ordonner tout ce qu’il jugeroit convenable aux intérêts de l’Egliſe & de l’État.

    Enfin, que les perſonnes qui ſeroient choiſies pour remplir ces 24. places, les ocuperoient pendant leur vie.

  20. Ce prétendu reméde rendoit le Prince simple dépoſitaire, ou plûtôt, simple uſufruitier des droits & des biens de ſon Égliſe. Il ne pouvoit les aliéner, ni conſéquemment les compromettre, puiſque tout compromis eſt une eſpéce d’aliénation, maxime inconteſtable, dont, comme on le verra dans la ſuite, les Liégeois ont bien ſû ſe prévaloir, lorſque l’ocaſion s’eſt préſentée.

    Le Compromis & le Traité ſur des droits temporels de l’Evêché, tenus en fief de l’Empire, faits ſans le conſentement & l’autorité de l’Empereur, étoient eſſentiellement nuls ; Adolfe de la Marck, pour les faire déclarer tels n’avoit qu’à produire un double du Traité.

    Au lieu de prendre cette voie qui étoit toute naturelle, le chagrin que lui cauſa ſa faute, lui en fit prendre une toute opoſée, il eut recours à la ruſe, & enſuite à la violence.

    N’aiant pû engager les dépoſitaires du double de ce Traité à le lui remettre, il le fit enlever par force, & le déchira en leur préſence ; c’est-à-dire, qu’il voulut réparer ſa premiére faute par une autre, qui étoit incomparablement plus grande, & certainement indigne d’une perſonne de ſa qualité. Il ne ſurvêquit pas long-tems à cette ſeconde faute ; il mourut d’une maladie, dans laquelle il étoit tombé, peu après la signature du Traité, & que, ſuivant toutes les aparences, le chagrin de l’avoir ſigné, avoit cauſée ; Hocſem place la lacération du Traité au jour de ſaint Mathias, c’est-à-dire au 24. Fevrier 1344. & la mort du Prélat au 3. Novembre ſuivant.

    V. Fiſen, Foullon & Boüille en la vie de ce Prince.

    Adolfe de la Marck avoit été nommé à l’Évêché de Liége par le Pape Clement V. à la recommandation du Roi de France Philippe-le-Bel.

    Philippe-le-Long, Succeſſeur de ce dernier, lui avoit fait une penſion de 1600. écus d’or ; elle lui fut continuée par Charles IV. ſurnommé le Bel. Hic Rex, (Charles IV.) ficut Prædeceſſor ſuus, huic Epiſcopo singulis dabat annis pro Beneficio, Pariſienſes mille libras, regales aureos valentes mille ſexcentos. Philippe de Valois Succeſſeur de Charles, non ſeulement la lui continua, mais il l’augmenta de moitié. Quibus Rex (Philippe de Valois) receptis litteris, (c’étoit des lettres, par leſquelles Adolfe s’excuſoit de ce qu’il n’avoit pû ſe trouver à la Cour de Philippe, au jour qu’il lui avoit marqué, pour répondre ſur certains faits, qui lui étoient imputés par les Liégeois) & per nuntios informatus, excuſationes admiſit ; & poſtmodum beneſicium, quod duo Reges, prædeceſſores ejus, Epiſcopo dare conſueverant, duplicavit.

    Le Pere Boüille a crû que ces derniers termes ſignifioient que les Rois de France avoient coûtume de faire une penſion aux Évêques de Liége, & les a ainſi traduit ; dont Sa Majeſté fut ſi ſatisfaite, qu’il lui fit doubler la penſion, que les Rois ſes prédeceſſeurs avoient acoutumé de païer aux Évêques de Liége.

    C’eſt par inatention que cet habile Religieux est tombé dans cette legére erreur. L’Hiſtoire juſqu’à Adolfe de la Marck, de laquelle il étoit parfaitement inſtruit, & qu’il a exactement ſuivie, ne lui avoit rien préſenté qui pût lui perſuader, que les Rois de France avoient eu, pour les Prédeceſſeurs d’Adolfe, la même atention qu’ils eurent pour lui.

  21. Englebert de la Marck Succeſſeur d’Adolfe fut à peine en poſſeſſion de l’Épiſcopat, que les Habitans de Liége & de toutes les plus considérables Villes de l’État, ſe liguérent au ſujet de la mort d’un particulier de Hui, l’une de ces Villes, lequel avoit eu la tête tranchée, en exécution d’un jugement des Échevins de Liége, qui le déclaroient ateint & convaincu d’un meurtre.

    On prit les armes de part & d’autre. Les Confédérés eurent quelques ſuccès dans le cours de l’année 1346. mais ces légers avantages leur coûtérent cher ; dans une Bataille qu’Englebert leur livra l’année ſuivante auprès de Walèfe, ils perdirent, au raport d’Hocſem, dix mile combatans ; Ut creditur de ſuis decem millibus interſectis, & quinze mile, ſi l’on s’en raporte à Meyer cité par Chapeauville en ſes Notes ſur le chap. indiqué à la marge. Facto prælio Leodienſes graviter cæduntur ; perduntque ad quindecim hominum millia die Sabbati, pridiè Feriarum Mariæ Magdalenæ. C’eſt-à-dire le 21. Juillet.

  22. Jean d’Arkel fut cité en 1374. au Tribunal des Vingt-Deux. V. ci-après l’art. des Mœurs, où le ſujet de la citation & de la condamnation eſt expliqué.
  23. Ce Prélat mit une armée ſur pied, ſes Sujets firent, de leur côté, la même choſe ; la guerre commença ; mais elle ne dura pas long-tems. Le Duc de Brabant s’ofrit pour Médiateur, ſa médiation fut reſpectivement acceptée ; il décida qu’à l’avenir l’Évêque & ſes biens ne ſeroient point ſujets à la juriſdiction du Tribunal des Vingt-deux, & que l’État païeroit à Jean d’Arkel, pour les frais de la guerre, la ſomme de ſeize mile écus d’or. On ſouſcrivit de part & d’autre à cette déciſion.

    La preuve des faits raportés dans ces deux Notes ſe trouve dans Roû du Ruiſſeau [c’est ainſi que je traduis, Radulphus de Rivo, Auteur de la Vie de cet Évêque, & de celle de ſon Succeſſeur imprimées dans le troisiéme Tome de Chapeauville] dans Fiſen, Foullon & Boüille.

    Ce dernier dit en termes précis, que Jean d’Arkel fut obligé de rendre la ſomme, à la reſtitution de laquelle il avoit été condamné par le Tribunal des Vingt-deux. Les Juges, ſans avoir égard à ſa proteſtation, le condamnérent en contumace, & le contraignirent de reſtituer l’amande, [c’étoit une ſomme de 1700. écus d’or, à laquelle il avoit aprécié des lettres de grace qu’il avoit acordées à un brigand] comme il fit

    Je ne ſai où le P. Boüille a pris ce dernier fait ; du Ruiſſeau, Fiſen & Foullon n’en parlent point ; ils diſent simplement que l’Évêque indigné, & du Jugement, & du refus, que firent les Vingt-deux de le retracter,

    ſortit de Liége, alla à Maſtricht, de là à Avignon, porter ſes plaintes au Pape, qu’il fit mettre la Ville en interdit, qu’il prit les armes, &c. mais ils ne font aucune mention de la prétenduë exécution du Jugement forcé ou volontaire. Le P. Boüille n’indique pas la ſource, où il a puiſé le fait en queſtion, qui ne laisse pas d’être aſſés intéreſſant.
  24. Le Gouvernement de Jean de Baviere, qui avoit été élû Évêque en 1390. déplût des ſes commencemens aux Liégeois, qui dans le cours de quinze années, marquérent leur mécontentement par diférentes révoltes.

    En 1405. il lui déclarérent, que n’étant que Souſdiacre, il n’étoit pas en droit de leur commander, qu’il faloit pour cela qu’il fut Évêque, & ajoutérent, que s’il ne ſe fâſſoit inceſſamment ordonner Prêtre & ſacrer Évêque, ils le dépoſeroient & s’éliroient un Prince.

    Cette inſolente propoſition produiſit ſur l’eſprit de Jean de Baviere, l’éfet qu’elle auroit produit ſur celui de tout autre Prince ; il ſortit de Liége, alla réſider à Maſtricht, où il transféra le Tribunal Ecléſiaſtique & fit fermer à Liége celui des Échevins.

    Incontinent après ſon départ, les Liégeois, & les Habitans de pluſieurs Villes, qui ſe joignirent à eux, le déclarérent déchû de tous les Droits, qu’il pouvoit avoir à l’Évêché, élurent Henri de Horne, Seigneur de Pervé, Protecteur de l’État & Thierri de Horne, ſon fils âgé d’environ 20. ans fut élu Évêque. Ils inſtalérent ce dernier & firent confirmer à force d’argent ſon Élection par l’Antipape Benoît XIII'. qui faiſoit ſa réſidence à Avignon.

    Henri de Horne & Thierri ſon fils, à la tête d’un grand corps de troupes, allérent aſſiéger Jean de Baviere dans Maſtricht. Les habitans de cette Ville, qui étoient reſtés dans l’obéiſſance, ſoutinrent le Siége pendant ſix ſemaines ; & forcérent les Rébelles à le lever.

    Jean de Baviere implora le ſecours de plusieurs Princes, qui prirent ſa défenſe. Les deux armées ſe joignirent dans la plaine d’Othée, où les Liégeois livrèrent bataille aux Princes, un Dimanche, 22. Octobre 1408.

    La mêlée fut rude, & le ſuccès incertain pendant quelque tems ; mais la fortune ſe déclara enfin pour la bonne cauſe, l’armée des Rébelles fut défaite.

    Les Historiens, dit Fiſen, ne ſont point d’acord ſur le nombre des Liégeois

    qui restérent ſur le champ de bataille. Jean de Stavelot, ne le compoſe que de 8368. Zanfliet le fait monter à 13000. Ces deux Écrivains, ajoute-t-il, furent témoins oculaires. Uterque cladem ipſam vidit. Montrelet,

    continuë Fiſen, porte ce nombre à 28000. & Sufride à 36000. Foullon eſt d’avis que ces deux derniers exagérent, & que l’on doit s’en tenir à Zantfliet, ſelon lequel l’armée Liégeoiſe n’étoit éfectivement, que de 15700. hommes tant d’Infanterie que de Cavalerie, Leodienſibus aſtimatis ad 15. millium, cum Equitibus ferè ſeptingentis… & de exercitu Leodienſium & Hoyenſium perierunt illic circiter 13. millia. Ce ſont les termes de Zantfliet, ſuivi auſſì par Boüille. Le Protecteur de l’Etat, Henri de Horne, & le prétendu Evêque Thierri ſon fils, furent du nombre.

    Les vaincus demandérent alors la paix, elle leur fut acordée, à de terribles conditions.

    Le Clergé, & le Peuple, hommes & femmes, allérent deux à deux trouver Jean de Baviere dans le camp des Princes, & lui demander miſéricorde.

    De ce nombre 122. furent décapités, un fut écartelé. Leurs corps furent jétés dans les carriéres.

    Le même jour le Légat de l’Antipape Benoît envoïé à Liége, pour apuïer le parti de l’Anti-Evêque Thierri, & un nommé Iſuin, commis par ce dernier, pour remplir les fonctions Epiſcopales, furent précipités dans la Meuſe avec 14. de leurs adhérans.

    Les Liégeois renoncérent à tous leurs Priviléges, dont ils remirent les Lettres à Jean de Baviere, par l’ordre duquel elles furent briſſées, avec toutes les Enſeignes des Compagnies Bourgeoiſes, qu’il s’étoit pareillement fait aporter.

    Il ſe réſerva du conſentement du Peuple, la liberté de faire punir le reſte des Auteurs de la ſédition, qui avoient pris la ſuite, & de les arêter quelque part qu’ils fuſſent trouvés.

    L’État s’obligea de lui païer 22000. écus d’or, pour les frais de la guerre ;& pour la ſureté de l’acomplissement de ces Conditions, on lui donna 50. Otages, qu’il diſperſa ſous bonne garde, en diférens endroits.

    Jean de Baviere fit enſuite faire, avec beaucoup de ſoin, la recherche des fugitifs, auteurs de tous ces maux. Par-tout où ils étoient arêtés, ils étoient punis ſur le champ. Les uns furent pendus, les autres rompus vifs, plusieurs écartelés, un grand nombre, atachés deux à deux, précipités dans la Meuſe du haut de ſes ponts,

    Cette afreuſe exécution dura environ un an, pendant lequel, on ne voloit, dit le P. Boüille, après Mezerai, aux environs de Liége, & des autres Villes qui en dépendent, que des Foréts de rouës & de gibets, & la Meuſe couverte des corps de ces malheureux, qu’on y jétoit deux à deux.

    L’État fut tranquile le reſte de ſon Regne, qui finit l’an 1418. il remit cette même année l’Évêché de Liége entre les mains du Pape Martin V. qui lui avoit permis d’épouſer Eliſabeth de Luxembourg, veuve d’Antoine de Brabant. Il l’épouſa éfectivement, & alla demeurer dans le Comté de Holande, Fief héréditaire de ſa Maiſon, & dont l’Empereur Sigiſmond, ſon Alié venoit de lui acorder l’Inveſtiture.

    Il ne faut pas oublier que la rigueur, avec laquelle il fit exécuter les conditions de la paix, le fit ſurnommer Jean ſans pitié.

    V. Sufride & Zantfliet, dans le Troiſiéme Tome de Chapeauville, Fiſen, Foullon & Boûille, tous en la vie de Jean de Baviere.

  25. Ils lui furent rendus par Jean Valenrode, Succeſſeur immédiat de Jean de Baviere. »

    Sufride fait en peu de mots un ſuperbe éloge de ce Prélat. Leodium cum decenti comitatu ingeſſus eſt, ibidemque ab initio ſtatim, ad finem uſque vitæ, tum in ſpiritalibus, tum in temporalibus negotiis ita ſe geſſit, ut cum priſcis iſlis Eccleſia Leodienſis fundatoribus Epiſcopis facilè comparari poſſet.

    Malheureuſement pour les Liegeois ſon regne fut très-court. Il ne dura que 10 mois & 24 jours.

    V. Sufride, Fiſen, Foullon, Boüille.

  26. Louis de Bourbon fils de Charles, Duc de Bourbon, ſixiéme Deſcendant du Roi S. Louis, par Robert, Comte de Clermont fils puiſné de S. Roi.

    Le nom de Bourbon étoit en horreur aux Liégeois, parce que c’étoit par les armes de Jean ſans peur, Duc de Bourgogne, Comte de Flandres & d’Artois, qu’ils avoient été défaits ſous Jean de Baviére, Beau-frére de ce Duc, & que les conditions de la Paix avoient été réglées & arrêtées par ce dernier.

    Agnès de Bourgogne, mère de Louis, étoit fille de ce même Duc & Louis étoit conſequemment Neveu de Philippe-le-Bon, fils & ſucceſſeur de Jean ſans peur ; lequel avoit obtenu du S. Pere l’Évêché de Liège, pour Louis de l’éducation duquel il avoit pris ſoin, & qui étudioit pour lors en l’Univerſité de Louvain. Philippe faiſoit ordinairement ſa réſidence en Flandres, & ſa grande puiſſance le rendoit rédoutable à tous ſes voiſins, & ſur tout aux Liégeois, qui s’imaginérent qu’il n’avoit fait nommet ſon neveu à l’Evêché, que dans le deſſein de joindre leur Païs à ſes États, qui étoient déja d’une immenſe étenduë.

  27. Auſſì-tôt que Louis eut reçu de Rome ſes Bulles acompagnées d’un Bref, par lequel le Pape lui permétoit, malgré ſon jeune âge, de gouverner le ſpirituel & le temporel, il en donna avis aux Liégéois, par des Docteurs de l’Univerſité de Louvain, par leſquels il leur fit ſavoir qu’il iroit inceſſamment prendre poſſeſſion ; & les fit en même tems prier de ne point créer dans l’intervalle, de Protecteur de l’État pour le temporel.

    Les Liégeois aiant examiné dans diférentes Aſſemblées convoquées à ce ſujet, ſi le Pape avoit le pouvoir de diſpoſer du temporel, conclurent enfin pour la négative, & pour l’élection d’un Protecteur.

    Il fut enſuite queſtion de ſavoir, si cette Election apartenoit au Chapitre ou au Peuple ? Chacun de ces Corps ſoutenoit l’afirmative en ſa faveur mais tandis qu’ils étoient les plus échaufés à faire valoir leurs prétentions reſpectives, le Prince fit ſon entrée à Liége, & prit poſſeſſion. Les Liégeois afectérent bonne contenance, mais ils n’en étoient pas pour cela mieux diſpoſés en faveur de Louis de Bourbon ; il ſe formoit déja des factions contre lui.

  28. Les Bourguemeſtres, & le Conſeil de Ville acordérent à quelques Villages toutes les prérogatives, dont joüiſſoit la Ville de Liége. Ils reçurent la foi & l’hommage des Poſſeſſeurs de quelques fiefs, qui relevoient immédiatement du Prince, & en donnérent l’inveſtiture. Ils empêchérent l’exécution de quelques Jugemens des Échevins, rendus en matière criminelle, & par conſéquent, en dernier reſſort, & tirérent des Priſons du Prince des perſonnes condamnées à mort. Ils firent pluſieurs autres actes de cette nature. Certains particuliers atroupés en firent d’autres de pareille eſpéce.
  29. Louis de Bourbon n’aiant pû, par les voies de douceur, obtenir ſatisfaction de tous ces atentats, ſortit de Liége, & de l’avis des plus habiles les Juriſconſultes de la France & des Païs-Bas, fit mettre la Ville en interdit.

    Les Liégeois en interjéterent apel ; l’apel fut condamné par le S. Siége, & l’interdit confirmé, mais les Liégeois, ſans s’embaraſſer du Jugement du S. Siége, dépoſérent Louis de Bourbon, & mirent à ſa place Marc de Bade, ſous le beau titre de Regent, Gouverneur, Adminiſtrateur du Païs de Liége, &c. Ils lui firent prêter ſerment, le lui prêtérent, & écrivirent enſuite au Pape, pour le prier de confirmer la déposition de Louis de Bourbon, & l’Élection de Marc de Bade, atendu que ces deux actes étoient reſpectivement justes & légitimes.

    Pour en donner une preuve convaincante, le Regent, déclara la guerre au Duc Philippe-le-Bon, ſous prétexte qu’il étoit en guerre avec le Roi de France, alié des Liégeois —, mais le véritable motif étoit de mettre Philippe le Bon hors d’état, de prendre la défenſe des intérêts de Louis de Bourbon ſon neveu.

    Il eut beau protester qu’il n’avoit rien à démêler avec les Liégeois, il fut obligé de mettre une Armée ſur pied, pour défendre ſes États, qui étoient ataqués par ces derniers.

    À la vûë des Troupes du Duc, le Marquis de Bade, Général de celles du Regent ſon frere, à la tête deſquelles il tenoit la campagne, & ravageoit les Frontiéres des États de Philippe-le-Bon, reprit le chemin de l’Allemagne, & le fit reprendre au Regent. On n’entendit plus parler de l’un ni l’autre.

    Les Liégeois, abandonnés à eux-mêmes, continuoient de ravager les États du Duc, & les Contrées du Païs de Liége, qui étoient restées ſous l’obéiſſance de Louis de Bourbon ; il falut enfin en venir à un combat, il ſe donna auprès de Montenac, & ils y laiſſérent environ 2000. hommes. Cette perte les obligea à lever le ſiége, qu’ils avoient formé devant Limbourg, & à demander la paix.

    Le Duc & l’Évêque la leur acordérent, il leur en coûta ſix cens mile florins du Rhin, païables dans ſix ans. La ſeconde condition fut que Philippe-le-Bon & ſes Succeſſeurs Ducs de Brabant ſeroient à l’avenir Protecteurs de l’Égliſe de Liége, que l’État leur païeroit en cette qualité chaque année 2000. florins du Rhin, & que les Liégeois ne pourroient entreprendre aucune guerre, ni aucune afaire importante, ſans la permiſſion du Protecteur.

    Les factions ne ceſſérent pas avec la guerre ; elles s’acrurent au contraire, ſe fortifiérent, éclatérent, & remirent enfin les choſes au même état qu’elles étoient avant la paix.

    Les Liégeois recommencerent la guerre contre leur Évêque & contre Charles le-Temeraire, Fils & Succeſſeur du Duc Philippe-le-Bon. On en vint aux mains, les Liégeois perdirent environ 9000. hommes & presque

    toute leur Artillerie, & tout leur Bagage, qui étoient très-considérables. Cette Bataille ſe donna à Bruſtheim l’an 1467.

    Cette perte força les Liégeois à demander une ſeconde fois la paix ; elle leur fut acordée par la médiation de leur Évêque, & à des conditions, qui auroient dû les contenir dans leur devoir ; mais elle fut auſſi-tôt rompuë ainſi que la précédente. Ce Peuple aveuglé, ſe laiſſant entrainer par les diſcours ſeditieux des ennemis de la tranquilité publique, recommença les hostilités, & contre ſon Prince, & contre le Duc de Bourgogne.

    L’eſprit de ce dernier en fut aigri à un point, que rien ne fut capable de le fléchir. Il ſe préſente aux portes de Liége, à la tête d’une Armée de 40000. hommes. Les Liégeois lui font face pendant quelque tems —, mais ils ſont obligés de céder à la force ; Charles entre dans Liége avec ſon Armée.

    Après en avoir pris poſſeſſion, & y avoir demeuré quelques jours, il la livra au pillage, & enſuite au feu ; les Égliſes & les Maiſons des Chanoines, des Prêtres & des Religieux furent ſeules exceptées. Suivant la plus commune opinion, cinquante mile perſonnes ou environ, de l’un & de l’autre ſexe, périrent de diférentes maniéres.

    Les Monaſtéres, compris dans l’exception du pillage, n’en furent point garantis ; quelques Égliſes ne furent pas plus reſpectées ; preſque tous les lieux circonvoiſins de Liége eſſuïérent le même ſort.

    Le Duc Charles entra dans Liége le 30. Novembre 1468.

    La Ville & les habitans de Dinant, qui s’étoient unis aux Liégeois, avoient été traités en 1466. de la même maniére que le furent Liége, & les Liégeois en 1468.

  30. Le Duc Charles aiant été tué devant Nanci en 1476. Louis de Bourbon, après avoir fait confirmer par le St. Siége tous les Priviléges de l’Égliſe de Liége, rendit au Peuple tous ceux, dont le Duc Charles les avoit privés, & n’oublia aucun des devoirs d’un ſage Prélat et d’un bon Prince.

    Guillaume d’Aremberg, l’un de ſes Vaſſaux qui aſpiroit à la Principauté, avoit tenté, mais inutilement, pendant la vie du Duc Charles, diférens moïens pour faire réuſſir ſon deſſein. Louis de Bourbon avoit non ſeulement eu aſſez de bonté pour lui pardonner toutes les criminelles entrepriſes, mais il avoit encore eu aſſez de générosité pour l’eléver au comble des honneurs & du pouvoir, auxquels un ſujet peut naturellement eſpérer de parvenir.

    Lorſque cet ingrat Favori vit ſon Maître privé de la puissante protection

    du Duc Charles, il ſuivit ſon premier objet, qu’il avoit afecté d’abandonner ; & livré tout entier à ſon ambition, ſoutenu de la faction qu’il avoit formée & entretenuë, il déclara la guerre à ſon Souverain, & l’aſſiégea dans ſa Capitale.

    Les ſujets restés fidéles à leur Prince, ſe rangérent ſous ſes étendarts, & ſortirent avec lui, pour repouſſer l’ennemi commun ; mais au premier choc, le Prince ſut bleſſé & renverſé de ſon cheval. Il demanda vainement la vie à celui qui lui étoit redevable de l’air qu’il reſpiroit. Guillaume d’Aremberg, loin de ſe laiſſer atendrir, lui enfonça le poignard dans la gorge, & craignant que ce coup ne fut pas mortel, il ordonna à un de ſes ſoldats d’achever ce Prince expirant.

    Après ce parricide, Aremberg ſous le nom de Protecteur du Païs, s’empara du Gouvernement, fit élire ſon fils Evêque & Prince de Liége, & tant en ſa qualité, qu’en celle d’Adminiſtrateur de la perſonne & des biens de ſon fils, il diſpoſa de tout en Souverain, ou plûtôt, en Tiran. Il n’oublia point de faire batre monnoie, & d’en faire fraper les eſpéces au coin de Jean d’Aremberg ſon fils, prétendu Prince. Il y a plus d’une voie pour parvenir à l’immortalité.

    V. pour la preuve de tous ces faits Sufride, Fiſen, Foullon, Boüille, en la vie de Louis de Bourbon, P. Heuter, en celles des deux Philippe-le-Bon, & Charles-le-Téméraire.

  31. Quoique l’Élection forcée de Jean d’Aremberg fut radicalement, & essentiellement nulle, Guillaume ſon Pere, qui l’avoit fait faire, & qui ſous ſon voile avoit tranché du Souverain, pendant près de 3. ans, ne laiſſa pas d’en ſoutenir la validité en Cour de Rome, & de contester celle, qui avoit été faite par le Chapitre, lorſqu’il avoit eté en liberté, de la perſonne de Jean de Horne, Prévôt de l’Égliſe de Liége mais la premiére aiant été declarée nulle, & la ſeconde aiant été confirmée par le St. Siége, les choſes changérent de face.

    Guillaume d’Aremberg, qui étoit encore puiſſamment ſoutenu, voulut bien ſe ſoumettre à la déciſion du St. Siége, mais ce fut à condition i. que l’on ne pourroit lui demander la reſtitution de toutes les ſommes qu’il avoit touchées, pendant les trois ans de ſon adminiſtration : 2. qu’il lui ſeroit païé 30000. flamandes pour le dédomager des pertes qu’il avoit faites, pendant cette adminiſtration ; 3. que l’on donneroit à Jean d’Aremberg ſon fils, des Bénéfices juſques à concurrence de la ſomme de 1000. pieces même monoie, & celle de 11000. pour le dédomager d’une partie des

    frais, qu’il avoit été obligé de faire en Cour de Rome.

    Quelque injuſtes que fuſſent ces conditions, la conjoncture des tems força le Prince & ſes ſujets à les accepter ; mais Guillaume d’Aremberg n’eut pas la ſatiſfaction d’en voir l’acompliſſement. Auſſi-tôt que la puiſſance de Jean de Horne fut ſufiſamment établie, il fit arrêter ce Tiran, le fit conduire à Maſtricht, où ſon procès lui fut fait, & inſtruit dans les régles : & où en exécution du Jugement, qui fut rendu, il eut la tête tranchée le 18. Juin 1485.

    V. les 4. Auteurs de l’Hiſtoire Liégeoiſe cités en la Note précédente.

  32. Adolfe & Robert de la Marck freres de Guillaume, n’eurent pas plûtôt apris la mort tragique de ce dernier, qu’ils jurérent la perte de Jean de Horne. On prit les armes de part & d’autre. Le Peuple ſoutint toûjours le parti le plus fort ; pour tout dire en peu de mots, les troubles, qu’excita la juſte punition de Guillaume d’Aremberg, durérent autant que le regne de Jean de Horne, contre lequel, par raport à ſes prétenduës exactions, le Peuple étoit à la veille de ſe ſoulever, lorſqu’il plut au Ciel, pour le bien général de l’Etat, de le retirer de ce monde.
  33. Toutes les actions de la vie de ce Prince ſont marquées au véritable coin de l’immortalité ; je ſouhaiterois que le Plan de cet ouvrage me permît de les détailler toutes, mais comme il ne me le permet point, je me contenterai de donner un Précis de celles, qui m’ont le plus frapé ; heureux si le goût des Lecteurs ſe trouve conforme au mien ! Ils pourront, en tous cas, ſe ſatisfaire dans les ſources que j’indiquerai.

    Auſſi-tôt qu’il eut plû à la divine Providence d’apeller Erard de la Marck à l’Epiſcopat, il penſa à réformer les abus qui s’étoient introduits dans l’État, & qui avoient été ſouferts ou tolérés, ſous les Regnes précédens.

    Exiger de ſes Sujets les ſommes qui lui étoient néceſſaires pour l’obtention de ſes Bulles, & pour prendre poſſeſſion de la Principauté, lui parut un obſtacle au loüable deſſein qu’il avoit formé. Créancier naturel de ſes Sujets, à cet égard, il craignit d’en devenir le Débiteur, & de ne pouvoir en cette derniére qualité, agir comme il avoit réſolu de faire en la premiére. Il emprunta dans une Province étrangere l’argent dont il avoit beſoin.

    Une troupe de Farceurs, qui ſous le précédent Regne, avoit amuſé la Cour, ofrit ſes ſervices au nouveau Prince ; il reçut poliment leurs ofres, les en remercia, & leur ordonna de ſortir de ſes États. L’un d’entre eux, auquel cet ordre parut dur, le pria de trouver bon qu’il emploiât à ſon Service d’autres talens, dont la nature l’avoit pourvû. Justement indigné de l’inſolence de ce baladin, il ordonna qu’il fut foüeté aux carrefours de la Ville de Liége, & qu’il en fut enſuite chaſſé. Cujus mentem cùm eorum unus ſolertiùs introſpexiſſet, ſeque petulantiùs ingerendo lenonem veriùs, quàm tragœdum prodidiſſet, Præſul ſubiratus, faceſſere renuentem, etiam fuſte cædi juſſit. Si les ofres des flateurs, peſte fatale de toutes les Cours, recevoient toûjours une pareille récompenſe, la corruption des mœurs ſeroit moins générale.

    Erard après avoir purgé ſa Cour de ces inſectes, fut promû au Sacerdoce : & s’étant fait ſacrer Evêque, il fit ſon entrée dans Liége, il oficia pontificalement dans ſa Cathédrale, & quoique pourvû d’un ſacré Miniſtre pour les ordinations, il y conféra lui-même les Ordres. Rien n’étoit plus capable de ſeconder heureuſement le deſſein qu’il avoit formé.

  34. Le Peuple prétendant que les déniers publics étoient mal régis s’atroupa devant l’Hôtel de Ville, & demanda qu’on lui livrât le Tréſorier Général de l’État, & les Bourguemeſtres qui y étoient aſſemblés. Erard averti de l’émotion, courut de ſon Palais à l’Hôtel de Ville, parla au Peuple, & pour le contenter en quelque maniére, fit arrêter le Tréſorier, & nomma des Commiſſaires pour examiner ſes comptes. La ſédition fut apaiſée.

    Courant avec le même empreſſement, a une ſeconde, qui peu de tems après commençoit à ſe former, il fit un faux pas & ſe caſſa une jambe. Le Peuple qui ſe regarda comme la cauſe premiére de cet accident, ne penſa plus à celle qui l’avoit fait aſſembler. De gradibus cadit, & erus ſibi confringit, moxque [ mirum dictu ] Principis caſu furore plebis in commiſerationem verſo, tempeſtas ſèdata fuit…

  35. Les Habitans de Hui s’étant révoltés contre ſon autorité, il mit leur Ville en interdit, & l’y tint, juſqu’à ce qu’ils euſſent demandé, & mérité le pardon de leur révolte. Ceux de Liége s’étant licentiés à tenir des diſcours, qu’il croïoit ofenſer ſa gloire, il les força à lui faire une réparation proportionée à l’inſulte.
  36. Philippe I. Roi d’Eſpagne, & Duc de Brabant, avoit déclaré la guerre à Charles Duc de Gueldres. L’Empereur Maximilien I. Pere de Philippe, ſoutenoit ſon parti, & Louis 12. Roi de France, ſoûtenoit celui du Duc de Gueldres. Cette guerre fut fort longue, & très à charge au Païs de Liége, qui reſta dans la neutralité.
  37. En 1508. il fit réparer le Château de Hui, celui de Franchimont, & les fortifications de la Ville de Liége ; il y en fit même faire de nouvelles. Il eut, en 1515. la même atention pour les Châteaux de Stokhem & de Curenge.

    La même année 1508. il fit jéter les premiers fondemens du Palais Epiſcopal tel qu’il eſt aujourd’hui ; & il ne ceſſa pas d’y faire travailler juſqu’à ſa mort, c’eſt-à-dire, pendant 32. ans. Il fit en diférens tems, pluſieurs Edits, pour l’adminiſtration de la Juſtice, & pluſieurs Réglemens de Police.

  38. En 1523. il prêta à l’État 20000. écus du Rhin. C’étoit le contingent auquel il avoit été taxé comme membre du Cercle de Weſtphalie, au ſujet de la guerre que l’Empereur vouloit faire au Turc.
  39. En 1536. les coffres de l’État étoient non ſeulement vuides, mais il étoit endetté de deux cent mile cinq cens florins. Cùm Patria arario, publico careret, quin etiam quingentis ſupra ducenta florenorum millia oberata eſſet. Erard ſe propoſa pour Ministre. In publico Ordinum conſeſſu, omnium Patriæ onerum diſſolutionem in ſe recepit… Son Miniſtére qu’il avoit fixé à quatre ans, ne fut pas ſi long. Toutes les dettes furent néanmoins aquitées, & il fut pourvû à tous les beſoins de l’État. Inſtantibus Patriæ neceſſitatibus providit, & brevi ſpatio Patriam univerſo debito liberavit. Je ne crois pas que l’Hiſtoire contienne aucun exemple de la nature des faits ſpécifiés en ces deux Notes.
  40. L’an 1508. c’eſt-à-dire le 3. de ſon Pontificat, Erard de la Marck fit faire, en forme de Buſte, la magnifique Chaſſe, qui renferme le Chef de S. Lambert.

    Il fit faire la même année celle de S. Theodart.

    L’an 1514. il fit préſent à l’Egliſe de S. Lambert d’une tapiſſerie, qu’il avoit fait faire à Paris ; le fonds eſt de ſoie & d’or, enrichi d’un grand nombre de Perles. Elle repréſente une partie de la Vie de la Vierge, & une partie de celle de S. Lambert.

    L’an 1526. il inſtitua la Fête & la Proceſſion de la Tranſlation du Corps de ce Saint, de Maſtricht à Liége, par S. Hubert ; & pour que la Proceſſion ſe fit à perpétuité, il donna une ſomme de 100800. florins de Brabant, pour être emploïée à l’aquiſition d’une rente de 360. florins, même monnoie, qui doivent être diſtribuées aux Corps Ecléſiaſtiques & Séculiers, qui ſont obligés d’y aſſister.

    Pour la ſolemnité de cette Fête, il fit faire le riche Parement d’Autel, la Chaſuble, les Dalmatiques, & les Chapes qui ſervent aujourd’hui, dont l’ouvrage délicat reléve la matiére quelque précieuſe qu’elle paroiſſe.

    En 1533. il fit fondre les deux groſſes Cloches de la même Egliſe ; à l’une deſquelles, qui est du poids de 15000. livres, il donna ſon nom, & à l’autre, qui est du poids de 12000. livres, il donna celui de Criſogon, qui étoit ſon titre de Cardinal.

  41. Juſqu’à ce Prince il ſufiſoit d’être tonſuré pour joüir des Priviléges acordés aux Ecléſiaſtiques, enſorte qu’un ſimple Clerc pouvoit vivre impunément dans toute ſorte d’état : & quoi qu’il ne rendît aucun ſervice à l’Egliſe, & ne portât point l’habit Ecléſiaſtique, il joüiſſoit de tous les Droits & Priviléges, acordés aux Miniſtres des Autels, conſidération de leur ſaint Miniſtére.

    Un Habitant de Liége, Ecléſiaſtique de l’eſpéce dont je viens de parler, aiant été en 1515. ſaiſi au Corps, en vertu d’une Ordonnance du juge ſéculier, prétendit que ce Juge, ni ſon Huiſſier, n’avoient aucune autorité ſur ſa perſonne, & pour en convaincre démonſtrativement ce dernier, il lui donna un coup de couteau, dont il le bleſſa grièvement, & ſe pourvût enſuite à l’Oficial, qui ne manqua point de revendiquer ſon prétendu juſticiable.

    Celui-ci avoit été conduit aux priſons des Echevins, auxquels Erard de la Marck, averti du fait, avoit ordonné d’inſtruire ſon procès, & de le juger comme Laïc. Les Echevins obéïrent, condamnèrent cet Aſſaſſin à avoir le point coupé, & le lui firent réellement couper ; & lors que l’Apariteur de l’Oficial ſe préſenta pour revendiquer l’Eclésiaſtique ſupoſé, ils lui en firent montrer la main. Decreto Scabinorum matius citò obtruncatur : feſtinus occurrit, cum inhibitione, Officialis Apparitor, cui pro reſponſione manus jam præſciſſa, per ludibrium, porrigitur.

  42. Le Pape Paul III. le créa Légat à latere, en 1535. pour le mettre en état rétablir la diſcipline Ecléſiaſtique dans le Clergé, qui n’étoit pas fournis à ſa juridiction. Le haut Clerge ſe ſoumit ſans réſiſtance aux ordonnances qu’il fit en cette qualité, & dont le principal objet étoit d’engager les Prêtres à chaſſer leurs concubines ; mais le Clergé du ſecond ordre moins docile, mit tout en uſage pour traverſer les pieuſes intentions de ſon Evêque ; il ſortit pour cet éfet non ſeulement de Liége, mais même du Diocéſe, & ſe retira à Louvain.

    Ce ne fut qu’en 1537. qu’Erard fit les fonctions de Légat : ce qui a fait penſer à quelques Hiſtoriens, qu’il n’avoit été véritablement créé Légat, que cette année ; quoiqu’il en ſoit, ce ne fut que ſur la fin de cette année, qu’il fit quelques ſtatuts, & qu’il indiqua un Sinode général, au 8. Janvier 1538. dans lequel il auroit infailliblement ramené à la raiſon le Clergé du ſecond Ordre, mais il en fut empêché par la mort, qui l’enleva le 15. du même mois, après une maladie de quelques jours, cauſée par une trop grande quantité d’huitres, qu’il avoit avalées dans un repas.

  43. En 1527. il commença à faire travailler à ſon fameux Tombeau, que l’on voit dans le Chœur de l’Egliſe de S. Lambert.

    En 1530. il le fit placer où il eſt ; & fonda ſon anniverſaire, auquel il aſſiſta juſqu’à ſa mort. Le titre de la fondation mérite l’atention des Lecteurs curieux, il est dans Chapeauville.

  44. Louis XII. le nomma en 1513. à l’Evêché de Chartres. Charles V. en 1518. lui donna l’Archevêché de Valence en Eſpagne, & lui obtint le Chapeau de Cardinal, qu’il ne reçut cependant qu’en 1522. En 1533. il fut fait comme on l’a vû, Légat à latere.

    Je ne dois point paſſer ici ſous ſilence un fait qui ne me paroit pas moins digne de mémoire que tous les autres.

    Malgré tous les ſoins d’Erard, le Palais Epiſcopal n’étoit point achevé, lorſqu’il mourut. Par ſon Teſtament il laiſſa des ſommes ſufiſantes, non ſeulement pour l’achever, mais encore pour le meubler : & aiant confié à ſes Succeſſeurs l’exécution de cet Article contenu dans ſon Teſtament, ils s’en acquitérent très-ponctuellement.

  45. Ferdinand de Baviére.