Les courses de taureaux (Espagne et France)/05

Les courses de taureaux : Espagne et France
E. Maillet (p. 57-61).


V

Protestation en Espagne


Ces plaisirs odieux ont leur source dans les mauvais instincts de l’homme, cette lie qu’il ne faut pas remuer.

Jusqu’en Espagne, terre classique de ces horribles amusements, il existe un parti nombreux contre les courses. Des esprits généreux s’indignent de ces immoralités publiques. La España du 9 décembre 1854 a signalé les tentatives faites pour la formation d’une Société protectrice entièrement composée de dames, et dont le principal but était l’abolition des combats de taureaux.

En outre, voici un fait qui pourrait faciliter l’exécution de ce projet trop longtemps ajourné : le révérend Thomas Jackson annonçait, le 2 août 1862, au congrès international des Sociétés protectrices, à Hambourg, que Mlle Burton de Londres avait donné mille livres sterling (25,000 francs), pour l’établissement dans la Péninsule d’une association formée en vue de la suppression de ces jeux si vantés et si révoltants ! Mais pourquoi laisser à des étrangers l’honneur d’une noble fondation à cet égard ? « Est-ce là, s’écriait Pariset, un spectacle fait pour une nation magnanime, et comment l’Espagne n’a-t-elle pas encore son Las Cases pour les animaux[1] ? »

Un grand nombre de journaux espagnols, parmi lesquels nous citerons le Heraldo, le Diario de Barcelone et le Telegrafo, ne craignent pas de déclarer ces spectacles scandaleux, indignes d’une nation civilisée, et ils en demandent l’abolition.

Muley-Abbas, se trouvant à Madrid avec sa suite, en 1862, refusa formellement de se rendre aux courses, ne voulant pas assister au massacre impitoyable de malheureux chevaux. Il est assez remarquable de voir un prince des États barbaresques donner une leçon d’humanité aux peuples les mieux policés. Ce fait suffit pour faire douter de l’origine arabe attribuée aux courses de taureaux, qu’on ne trouve établies dans aucune ville de l’Orient ; et l’on sait quelle est la persistance des mœurs et des coutumes, chez les peuples de l’Arabie.

Cette leçon ne sera pas perdue : espérons-le, tout en déplorant les nombreux malheurs qui doivent la faire accepter. À la mort horrible de Pepete, au cirque de Madrid, un mouvement très-vif s’est prononcé contre le sauvage plaisir payé par tant de sang humain.

La señora, qui signe du nom de Fernand Caballero des œuvres populaires dans toute l’Espagne et marquant sa place parmi les premiers et les plus féconds moralistes, s’élève avec une courageuse indignation contre « le répugnant carnage » et les dangers du cirque. Elle fait justice, avec sa conscience, avec le sentiment d’une saine raison, « des brillants paradoxes » qu’un touriste français accumule pour célébrer, dans son enthousiasme, « un spectacle plein d’horreur. Il est pénible, dit-elle, de voir des étrangers s’ériger en paladins, et défendre ce que la presse espagnole cherche à renverser, au nom de la morale et de l’humanité[2]. »

Peignant, dans une page émue, l’agonie atroce du cavalier que le taureau charge sur ses cornes et présente au public, et qui, de cet échafaud vivant, lancé dans l’espace, puis retombant, baigné de sang, la tête fendue, s’affaisse enfin expirant, sans que la fête s’interrompe, Fernand Caballero adresse cette apostrophe à ses concitoyens :

« Et vous vous en laverez les mains, en disant que le toreador se présente volontairement au combat ! Non ! non ! on ne fait pas taire la conscience avec un pareil subterfuge. Non ! Si vous ne donniez pas votre or, si vous n’animiez pas ces hommes par vos applaudissements enthousiastes, il n’y aurait pas de toreadores. Vous dites que vous êtes dix mille : excuse sans valeur ! Le sang d’un homme se compose d’assez de gouttes, pour qu’il y en ait une qui tache chacune des monnaies que vous donnez pour payer les frais de ces sacrifices humains ; et le crime de la mort d’un homme est tel, que, bien qu’il soit partagé en dix mille parts, il suffit de celle qui vous incombe, pour que, dans son jour, le grand Juge vous dise : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère [3] ? »

M. Olozaga, prenant une honorable initiative, a déclaré au Parlement espagnol, dont il est un des personnages influents, que si le ministre de l’Intérieur voulait accorder l’autorisation de former une association dont les membres prendraient l’engagement de ne jamais assister aux courses de taureaux, il serait le premier à s’y faire inscrire.


  1. Introduction aux Statuts de la Société protectrice des animaux, Paris, 1846.
  2. Scènes de la vie espagnole. — Œuvres de Fernand Caballero, traduites par M. Léon Vinzeau.
  3. Extrait de Una en otra, page 215, Madrid 1861. Traduction du docteur Fée, auteur d’un remarquable ouvrage : Les misères des animaux.