Les comtés de Rimouski, de Matane et de Témiscouata/04

LA RÉGION DE TÉMISCOUATA

I

Transportons-nous maintenant, sur un autre théâtre, dans le voisinage immédiat de celui où nous sommes, mais d’une importance bien autrement considérable et dont les conditions de progrès sont telles que nous allons y voir surgir, dans une région encore relativement déserte, toute une nouvelle petite province incorporée dans l’ancienne, comme on le voit à l’heure présente au lac Témiscamingue et comme on l’a vu naguère au lac Saint-Jean ; je veux parler de l’arrière-pays du comté de Témiscouata qui confine, sur une ligne très étendue, à la province du Nouveau-Brunswick et touche presque aux terres de l’État du Maine.

Le comté de Témiscouata occupe une large place dans le domaine national. Il a vu naître et grandir, sur le littoral du fleuve, un endroit destiné, par sa situation géographique et le concours des circonstances, à devenir une ville commerciale de premier ordre. Cet endroit c’est Fraserville, encore appelé Rivière-du-Loup, du nom de la rivière qui y débouche en se précipitant par une succession de cascades. Pendant bien longtemps le comté de Témiscouata n’a pas compté d’établissements en arrière des anciennes concessions seigneuriales, mais depuis la création du chemin de fer Intercolonial, et surtout depuis que la rivière Saint-Jean, qui sépare le Nouveau-Brunswick du Maine, a vu se porter sur ses bords une nombreuse population de Canadiens-Français, il s’est vite établi une communication en quelque sorte ininterrompue entre la partie intérieure du comté et le littoral. Les deux parties sont venues pour ainsi dire l’une au devant de l’autre, les paroisses canadiennes de la rivière Saint-Jean s’efforçant de jour en jour d’augmenter leurs relations avec la Rivière-du-Loup et celle-ci, de son côté, cherchant à s’étendre de plus en plus en arrière au fur et à mesure des besoins de la colonisation. Cet effort réciproque pour arriver à une ligne de communication non interrompue eut bientôt déterminé l’établissement de plusieurs petits groupes colonisateurs dans les endroits les plus favorables. Ces petits groupes ont formé aujourd’hui des paroisses qui sont au nombre de sept à huit et qui s’étendent, avec de légères interruptions, il va sans dire, entre Fraserville et Edmundston, chef-lieu du comté de Madawaska, dans le Nouveau-Brunswick. Le développement de la région de Témiscouata va s’accentuer surtout maintenant que le nouveau chemin de fer, construit entre Fraserville et Edmundston, est entré en plein fonctionnement. Ce n’est pas que les nouvelles paroisses, qui se trouvent sur le parcours de la ligne, puissent apporter un contingent considérable au développement de cette région ; non, ces paroisses ne se distinguent guère par la fertilité de leur sol et leurs perspectives sont limitées, mais c’est que la nouvelle ligne, qui a nom « Chemin de fer Témiscouata », met toute cette contrée en relations directes et quotidiennes avec le Nouveau-Brunswick et les États-Unis.

Jadis, il y a plus d’un demi siècle, le gouvernement impérial, voulant faire parvenir aussi rapidement que possible, l’hiver, des troupes d’Halifax à Québec, fit ouvrir une route militaire qui a été longtemps la seule voie de communication, à travers les forêts du Témiscouata, jusqu’au Nouveau-Brunswick. En même temps on cantonnait les troupes dans différentes stations le long de la route, entre autres à un endroit appelé « Fort Ingalls », à six milles du lac Témiscouata, où l’on voit encore les restes d’une construction où cent hommes de troupes étaient casernés, en même temps qu’on en installait cent autres à « Sainte-Rose du Dégelé », à l’autre extrémité du lac Témiscouata. Les Américains, de leur côté, élevaient des casernes quarante milles plus loin, au fort Kent, à l’endroit où la « Fish River » débouche dans la rivière Saint-Jean. Cet état de choses dura jusqu’en 1842, époque à laquelle la Grande Bretagne céda aux États-Unis, par le traité d’Ashburton, une grande partie du Nouveau-Brunswick, sur la rive méridionale de la rivière Saint-Jean. Non seulement on avait établi çà et là, le long de la route, des postes, mais le gouvernement canadien logeait quelques familles auxquelles il fournissait une certaine quantité de provisions, à peu près comme on le fait aujourd’hui dans les différents phares construits sur le Saint-Laurent ; les voyageurs, qui allaient du Canada au Nouveau-Brunswick et, vice-versa, arrêtaient à ces postes, y mangeaient et y couchaient moyennant une légère redevance, et, même, ne payaient rien du tout lorsqu’ils apportaient leurs propres provisions. Le père Antoine Dumont, le plus ancien habitant de cette contrée, qui a le premier fait un défrichement à Sainte-Rose, en 1837, est précisément un de ceux qui ont tenu jadis un de ces postes-là.

Il n’y a eu pendant longtemps, dans l’endroit appelé aujourd’hui Sainte-Rose, qu’une seule habitation, la sienne. Son plus proche voisin s’abritait dans une cabane à neuf milles de lui. Douze milles plus haut demeurait un nommé Georges Doll, dont la principale fonction était de baliser le lac Témiscouata, l’hiver, afin que le postillon, qui portait la malle tous les quinze jours, et les voyageurs pussent trouver leur chemin. L’ancienne route militaire avait été grossièrement pratiquée dans la forêt ; on n’y passait, l’été, qu’entre la Rivière-du-Loup et le lac Témiscouata, une distance d’environ cinquante milles, que l’on mettait trois jours à parcourir. À partir du lac jusqu’à Edmundston on allait en canot par la rivière Madawaska, laquelle porte les eaux du lac dans la belle et puissante rivière Saint-Jean, trente milles plus loin. Ce voyage en canot se faisait le plus aisément et le plus agréablement du monde, dans une rivière qui n’a pas de rapides et dont les rives très basses et néanmoins très pittoresques forment les contours d’une vallée étroite et remarquablement fertile. On avait cependant un portage à faire, mais cela était à l’arrivée même à Edmundston, que l’on a pour cette raison appelé le « Petit Sault » ; c’est un rapide d’une allure modeste, par lequel la Madawaska se jette dans la rivière Saint-Jean. Il arrivait même autrefois que l’on sautait le rapide, sans plus de façon. À cet endroit, longtemps appelé le « Petit Sault » et aujourd’hui Edmundston, il n’y avait qu’une seule et unique maison, habitée par un nommé Bélanger. Cinq milles plus bas, là où s’étend aujourd’hui la grande et florissante paroisse de Saint-Basile, sur la rive New-Brunswickoise, en face de l’État du Maine, il n’y avait qu’un mille et demi de chemin praticable et l’on ne voyait que des canots à la porte de l’église, le dimanche.

L’ancienne route militaire n’avait pas tardé à devenir insuffisante pour les relations de plus en plus nombreuses qui s’étaient établies entre les habitants de la Rivière du-Loup et les gens de Madawaska, comme on les appelait alors. Cette route, du reste, n’avait été ouverte, à proprement parler, sur le territoire de l’ancienne province du Bas-Canada, qu’entre la Rivière-du-Loup et la tête du lac Témiscouata. Elle avait été faite en outre un peu au hasard, sans tracé préliminaire, et présentait bien des longueurs et bien des détours inutiles. Il s’agissait donc de la rectifier, de la mettre en bon état et, en outre, de la prolonger jusqu’aux établissements canadiens de la rivière Saint-Jean.

C’est ce que le gouvernement entreprit vers 1860. Il fit construire ce que l’on appelle aujourd’hui le nouveau chemin de Témiscouata, qui n’est autre que l’ancienne route améliorée et rectifiée, pour des espaces plus ou moins considérables, et il l’étendit jusqu’à la frontière du Nouveau-Brunswick. Ce nouveau chemin fut entièrement fini et livré à la circulation en 1862. C’était une route admirable, par laquelle se faisait un immense commerce entre le pays de Madawaska et la Rivière-du-Loup ; celle-ci lui doit sa prospérité d’aujourd’hui et l’un des meilleurs arguments en faveur de la construction du chemin de fer de Témiscouata, lequel a été définitivement ouvert à la circulation, en 1889. Aujourd’hui l’on met environ trois heures pour faire le trajet, qui prenait autrefois trois jours, entre la Rivière-du-Loup et le lac Témiscouata. L’étendue de pays que l’on parcourt sur ce trajet est peu intéressante, nous sommes forcé d’en convenir. On voyage la plupart du temps dans une forêt appauvrie, au milieu d’une nature sans caractère et sans relief, n’offrant rien qui mérite d’arrêter le regard du voyageur. C’est une succession monotone de hauteurs et de ravines misérablement boisées, de rochers granitiques à travers lesquels on a dû faire des coupes nombreuses pour faire passer la voie, et qui, de temps à autre, prennent l’importance de véritables petites montagnes aux sommets dénudés, aux épaules et aux flancs couverts à peine d’une végétation rachitique, ressemblant à un vêtement usé qui s’échiffe en maints endroits. Çà et là on aperçoit des défrichements ; ces espaces taillés en pleine forêt ne présentent à la vue que des souches calcinées qui alternent avec de larges roches, aux assises inébranlables, et qui ne laissent que peu de place à la charrue pour attaquer le sol. La forêt était belle et profonde jadis, mais la spéculation et l’âpreté avide des marchands de bois l’ont dévastée ; sans compter le mal qu’ont fait les incendies ; mal tel que la forêt, dévorée jusqu’aux racines, n’offre souvent aux regards que de longues étendues, où d’innombrables squelettes d’arbres consumés, noircis, dépouillés de leurs branches, n’attendent plus que le coup que leur donnera la main de l’homme pour choir sur le sol. Cependant, la forêt revêt encore de temps en temps quelque reste de son ancienne splendeur et l’on a quelques minutes d’illusion en la parcourant, mais des rochers cagneux, des hauteurs dures, âpres et raides qui se superposent au loin, comme des rides sur une face desséchée, ne tardent pas à reparaître et à faire saillir leurs vilains traits sur cette nature contristée.

On traverse ainsi plusieurs paroisses, sans en soupçonner l’existence, la voie passant presque tout le temps soit dans le bois, soit à travers les rochers, soit le long de gorges ou de défrichements qui ne donnent guère l’idée d’une culture voisine, dans un état quelque peu avancé. On passe Saint-Modeste, Saint-François, Saint-Honoré, et l’on arrive à Saint-Louis, dont on aperçoit l’église sur une élévation rocheuse, luttant au milieu de souches desséchées et dominant de quelques pieds une maigre ligne de maisons très éloignées les unes des autres, et arc-boutées sur le sol rugueux, comme pour se défendre contre la forêt qui les cerne de toutes parts. Mais ici le spectacle va changer promptement. Nous approchons de « Cabano », endroit où se trouvent les ruines de « Fort Ingall » et qui emprunte son nom à la rivière qui vient y déboucher dans le lac Témiscouata. La forêt s’épaissit le long de la ligne, elle se charge de feuillages, elle dresse ses robustes troncs et découvre ses vastes épaules ; on retrouve enfin les types majestueux des bois canadiens et l’on s’explique l’existence de ces moulins à scie et de ces chantiers que l’on a aperçus à la dérobée le long du trajet, et qui n’en sont pas moins les débitants d’une quantité énorme de matière première, les facteurs d’une très considérable industrie.

Quoique l’endroit où nous nous trouvons s’appelle Cabano, la station porte le nom de Fort Ingall et nous sommes toujours dans la paroisse de Saint-Louis de Ha ! Ha ! Nous découvrons le beau, l’admirable lac Témiscouata, dont nous côtoyons les bords, sur un trajet de plus de quinze milles, en passant par de nombreuses coupes pratiquées dans le roc vif, et en faisant un nombre infini de détours, suivant les sinuosités de la rive. Deux élégants hôtels, style moderne, frappent les regards. On ne s’étonne pas longtemps de les voir construits dans ce lieu qui garde encore une physionomie toute primitive ; c’est que les touristes, les amateurs et les pêcheurs sont nombreux qui se rendent au lac Témiscouata, durant la belle saison. Nombreux étaient aussi les voyageurs qui s’arrêtaient à cet endroit, avant la construction du chemin de fer. Cabano était un excellent poste pour tout ce monde-là ; mais aujourd’hui il a été détrôné en grande partie par Notre Dame du Lac, paroisse importante, la plus considérable paroisse de toute cette région. En quelques minutes nous y parvenons, après avoir parcouru la distance de sept milles qui sépare Fort Ingall de la station de Cloutier, sur l’extrême bord du lac.


II.


Notre-Dame est bâtie sur une hauteur qui domine le lac Témiscouata et d’où la vue s’étend à peu près à une égale distance à gauche et à droite. C’est un des plus remarquables endroits de la province. Devant soi s’étale cette magnifique nappe d’eau que l’on dirait un fleuve majestueux, poursuivant tranquillement son cours entre des rives familières. Aux beaux jours de l’été le lac semble comme endormi dans le repos des âges, et reste immobile dans sa coupe profonde ; mais que le moindre vent l’agite, il s’irrite aussitôt et sur son vaste dos se dressent des ondes pressées, comme une crinière sur le cou d’un lion. Des deux côtés pas de montagnes, mais seulement des élévations plus ou moins hautes, et dans tout l’ensemble une harmonie sauvage et douce à la fois qui charme particulièrement le regard. L’une des rives seule est habitée, c’est la rive occidentale, celle où nous sommes, et qui renferme les paroisses de Saint-Louis, de Notre-Dame et d’une partie de celle de Sainte-Rose. L’autre rive est encore à l’état sauvage. C’est là que se trouve la seigneurie de « Madawaska », qui appartenait jadis aux héritiers Languedoc et qui est maintenant aux mains de différents propriétaires étrangers.

Les seigneurs de Madawaska ne tiennent pas à concéder leurs terres, parce qu’ils trouvent plus d’avantage à exploiter le bois qui s’y trouve. Toute cette rive est donc encore vierge de culture ; c’est à peine si l’on y voit, à de très rares intervalles, un toit isolé sur le bord du lac. Cependant on distingue à quelques milles devant soi, à gauche, dans la direction de la partie supérieure du lac, une habitation d’une assez vaste apparence, au milieu de champs découverts. C’est la ferme solitaire de monsieur Lévite Therriault, à l’embouchure de la rivière « Touladi », le plus considérable de tous les cours d’eau qui se jettent dans le lac Témiscouata. Cette rivière est étonnamment poissonneuse ; on y prend en quantité du hareng d’eau douce, du touladi, espèce de truite grise qui pèse de cinq à six livres, et du « pointu », autre variété de truite inconnue généralement ailleurs. Beaucoup plus haut, bien au delà de ce que peut embrasser le regard, à la tête même du lac, débouche la rivière Ashberish qui, après avoir pris en passant les eaux de sept lacs, tributaires plus ou moins grands, les apporte au grand lac Témiscouata, qu’alimentent encore sur la rive ouest d’autres cours d’eau d’une importance secondaire, tels que la rivière Cabano, la rivière aux Perches et la rivière aux Lapins, ces deux dernières beaucoup plus petites que la Cabano.

Quant au lac Témiscouata lui-même, c’est une des beautés, une des gloires de la nature canadienne. Nulle part on ne peut le contempler aussi bien ni en embrasser une plus vaste surface que de la hauteur où s’élève la belle église de Notre-Dame, ou bien du belvédère construit au-dessus de l’hôtel Cloutier, rendez-vous élégant et fashionable des touristes, des sportmen et surtout des familles américaines, attirées de loin par la renommée toujours grandissante de ce ravissant séjour. Cet hôtel Cloutier est construit depuis environ sept à huit ans ; il n’est pas un touriste canadien, quelque peu digne de ce nom, qui ne le connaisse au moins de réputation. Son architecture élégante, son extérieur recherché et son apparence de bon ton et de confortable le signalent tout de suite à l’attention. Il fait saillie sur le bord du lac, à cent cinquante pieds environ d’élévation, et offre sur le lac et sur la vaste campagne qui lui sert de cadre, une vue dont on ne peut se lasser, surtout si l’on s’arrête, pour en jouir, à l’heure où le jour expirant répand dans les bois ces demi-teintes et ces nuances tièdes qui leur donnent un charme mystérieux et infini.

Le lac Témiscouata a une longueur de vingt-sept à vingt-huit milles, sur une largeur d’un demi-mille en moyenne. Sa profondeur est énorme, en certains endroits même, inconnue ; on y a descendu la sonde jusqu’à sept cent cinquante pieds de la surface sans trouver de fond ; le Témiscouata a cela de commun avec son confrère le Témiscamingue, qui ne veut souffrir de comparaison sous ce rapport avec aucun autre lac au monde. Entre les deux « Témis » il est encore impossible de se prononcer et des sondages infaillibles pourront seuls décider dans l’avenir de cette grave question. Le lac est aussi lui extrêmement poissonneux, il est le rendez-vous favori des amateurs de pêche, en particulier des sportsmen américains, qui s’y rendent tous les ans en si grand nombre qu’une compagnie de capitalistes a décidé d’y construire l’an prochain, sur l’éminence la plus élevée, un autre grand hôtel ayant plus de cent pieds de longueur sur quarante de profondeur et trois étages de hauteur. On prend en abondance dans le lac de la truite, du touladi, du pointu, etc., et de la « queue d’anguille, » espèce de poisson qui se tient sur les fonds vaseux et qui pèse en moyenne de six à sept livres. On trouve aussi dans le lac du doré et du poisson blanc, pendant que sur la rive orientale, encore couverte d’épaisses forêts, les chasseurs trouvent abondance de perdrix, de lièvres, de chevreuils et de caribous.

Comme on l’a vu plus haut il n’y a pas de montagnes, à proprement parler, dans ce pays ; les hauteurs, plus ou moins échelonnées, plus ou moins distribuées çà et là ou retenues à la suite ou au-dessus les unes des autres, sont toutes cultivables ; disons plus, cette région entière, jusqu’à la rivière Saint-Jean, est d’une remarquable fertilité ; elle offre surtout un sol excellent pour les céréales, aussi y voit-on de belles et nombreuses cultures de blé et de sarrasin, outre que là où la charrue n’a pas encore pénétré, s’élèvent des forêts d’une grande valeur commerciale. La paroisse de Notre-Dame-du-Lac en particulier est remarquablement fertile ; c’est la plus considérable de toutes les paroisses de l’arrière Témiscouata, elle compte environ seize cents âmes, plusieurs concessions en parfait état de culture ainsi qu’une mission du nom de Saint-Eusèbe, qui ne contient pas moins de cinq cents âmes et dont le sol est renommé pour sa richesse, dans tout le pays environnant. On s’y plaint que les gouvernements précédents n’ont jamais voulu rien faire pour la colonisation, ni ouvrir des chemins, ni porter aide aux défricheurs ; aussi dit-on que, par suite de cet abandon funeste, la mission de Saint-Eusèbe n’a pas augmenté la moitié seulement de ce qu’elle aurait dû le faire, dans des circonstances plus avantageuses et avec l’aide d’un gouvernement soucieux du développement du pays.

La paroisse de Notre-Dame-du-Lac n’a pas plus de vingt-cinq ans d’existence ; elle précède sur la route du Nouveau-Brunswick la paroisse de Sainte-Rose-du-Dégelé, dont elle est séparée par une distance de neuf milles. Celle-ci est une toute nouvelle paroisse, érigée seulement depuis 1885 ; elle était auparavant une mission s’élevait, pour les besoins du culte, une petite chapelle construite en 1869. Au bout de cette chapelle était ce que l’on appelait le presbytère, pauvre et chétive demeure de douze pieds dans tous les sens, et ressemblant plus qu’à toute autre chose à une cabane de défricheur. Aujourd’hui ce modeste réduit est devenu la demeure du bedeau, la chapelle est restée la même, aussi pauvre qu’autrefois, avec cette différence que le curé actuel, monsieur Thibault, a réussi à l’agrandir un peu à l’intérieur en reculant un pan de mur, ce qui lui a donné de l’espace pour douze bancs de plus, chaque banc donnant un revenu de dix dollars. D’autre part, le digne jeune curé a fait construire un véritable presbytère dans lequel il est installé depuis deux ans. Il l’a bâti sans faire de répartition entre ses paroissiens, sans plan et avec l’aide seulement d’un ouvrier du nom de Nadaud. Chacun s’est empressé de l’aider dans son œuvre ; la compagnie du chemin de fer Témiscouata lui a fait parvenir gratuitement de la chaux, les paroissiens se sont imposé des corvées personnelles et, enfin, sir Hickson, le gérant de la compagnie du Grand Tronc, qui possède à peu de distance de là une superbe ferme de deux milles de largeur, où sa famille vient passer quelques semaines l’été, avec tout son train de maison, ses équipages et une suite nombreuse, a fait cadeau au curé de cinquante dollars pour son presbytère, ce qui ne l’empêche pas d’être un bon protestant. Sir Hickson, qui fait gagner beaucoup d’argent aux gens de l’endroit qu’il emploie à divers travaux sur sa ferme, a en outre fait don au curé d’une nouvelle cloche pour sa chapelle, en attendant qu’une église vienne au plus tôt la remplacer.

C’est ici le pays du sarrasin ; aussi le curé en reçoit-il près de deux cents minots par année pour sa dîme : cela est un chiffre considérable, dans une paroisse qui ne contient encore que huit cents âmes. Le curé perçoit en outre une dîme supplémentaire, qui s’élève au vingt-cinquième de tous les produits, c’est-à-dire qu’il reçoit, par exemple, le vingt-cinquième minot de patates, la vingt-cinquième botte de foin, la vingt-cinquième livre de sucre, etc.

La paroisse de Sainte-Rose a douze milles de longueur sur six de profondeur. En arrière d’elle s’étendent de bonnes concessions, entre autres dans le canton Packington, où se trouve la mission de « Saint-Benoit-Abbé », laquelle contient plus de cent âmes. Les plus anciens colons de Sainte-Rose se rendaient à Saint-Basile, le dimanche, en canot, et il ne faut pas remonter bien loin pour les retrouver. Aujourd’hui un village est en train de se former rapidement à droite et à gauche de la chapelle, une école a été ouverte en face du presbytère, on a construit quelques centaines de pieds de trottoir, et le curé, qui veut donner l’exemple en toutes choses, a planté dans son petit jardin le premier pommier qu’on ait encore vu dans le pays.

Le premier missionnaire de Sainte-Rose fut un monsieur Beaubien, et le premier de tous qui ait dressé des actes d’état civil est monsieur Stevenard, desservant de la mission, il y a environ une quinzaine d’années.

La première visite pastorale qui ait eu lieu à Sainte-Rose, a été faite par monseigneur Langevin, de Rimouski. Les habitants de l’endroit s’occupent à la culture, mais principalement à la confection des billots et du bardeau. Grand nombre d’entre eux passent l’hiver dans le bois pour cet objet ; ils trouvent largement à s’employer, quoique les forêts aient été dépouillées follement de tout le pin qu’elles renfermaient. Heureusement qu’elles contiennent encore beaucoup d’épinette, de cèdre et de bouleau.

Chose étonnante ! on ne se plaint guère ici de la maladie de l’émigration ; aussi le jeune curé, plein de reconnaissance envers le Ciel, qui a préservé ses paroissiens de cette épidémie, a-t-il fait réserver, sur une montagne qui s’élève à une petite distance du presbytère et d’où l’on commande une magnifique vue sur le lac, un espace libre où l’on célèbre tous les ans une grand’messe en l’honneur de la patronne du Canada, la bonne Sainte-Anne. Cette solennité, en grande partie à cause de l’endroit où elle sera célébrée, ne pourra manquer d’avoir un caractère et de produire un effet des plus grandioses, en même temps que d’attirer une foule immense accourue de toutes les parties du pays. En attendant qu’une chapelle s’élève sur le sommet de cette montagne, on y a dressé un pavillon qui flotte glorieusement à plusieurs centaines de pieds dans l’air et que l’on aperçoit, cela va sans dire, à une distance considérable.

La rivière Madawaska, on le sait, forme la décharge du lac Témiscouata. Après avoir parcouru vingt-quatre à vingt-cinq milles environ, elle va se jeter à Edmundston, dans la rivière Saint-Jean. Ses rives sont extrêmement basses et la vallée qu’elle arrose, resserrée entre des lignes de coteaux ondulant à l’infini, offre les aspects les plus charmants, en même temps qu’un sol d’une fertilité remarquable entre toutes. La vallée de la Madawaska, que le chemin de fer parcourt dans toute sa longueur, est d’un grand bout la partie la plus pittoresque de la route, à l’exception, bien entendu, de la paroisse de Notre-Dame qui, elle, est en dehors de toute comparaison.


III.


La rivière Madawaska n’a pour ainsi dire pas de courant, on ne lui connaît qu’un rapide, et encore celui-là ne porte-t-il que le nom de « Petit Sault », au débouché même de la rivière dans la Saint-Jean. Néanmoins, chose qu’on n’a pu encore s’expliquer, la Madawaska ne prend à glace que rarement, l’hiver ; il y a même un endroit, près de la décharge du lac, où l’on n’a jamais vu de glace. De là le nom de « Dégelé », qui a été ajouté à celui de Sainte-Rose, pour servir de qualificatif à cette paroisse. S’il arrive que, par un temps très clair et un froid intense, la Madawaska prend d’une rive à l’autre, il n’est jamais sûr de s’y aventurer et de traverser de l’autre côté en voiture ; que le temps vienne à se couvrir dans le cours de la journée, déjà la couche de glace nouvellement formée craque de toutes parts et n’a plus assez de force pour porter des voitures. On s’explique jusqu’à un certain point que le lac Témiscouata mette beaucoup de temps à prendre à cause de son extrême profondeur, mais là où est le Dégelé, la profondeur d’eau est loin d’être considérable, et il s’en dégage invariablement, dans les grands froids, une épaisse vapeur blanche qui a toujours fort intrigué les habitants de l’endroit : quant aux canards sauvages, absolument indifférents aux phénomènes de la nature, ils se tiennent en permanence au Dégelé, tout l’hiver.


IV.


En quittant la paroisse de Sainte-Rose on traverse celle de Saint-Jacques et l’on arrive enfin à Edmundston, après une ravissante petite course de vingt et un milles le long de la rivière Madawaska.

Edmundston est une fort jolie petite ville, qui occupe une position géographique remarquablement avantageuse, au confluent de la Madawaska avec la rivière Saint-Jean. Aussi, depuis que le commerce et les relations avec le pays environnant ont commencé à y prendre de l’importance, Edmundston s’est-elle rapidement développée. Son commerce de bois est immense et augmente tous les jours. Sa population néanmoins n’est pas encore considérable, mais on peut dire qu’elle a doublé dans les quatre ou cinq dernières années. Cette augmentation rapide est dûe d’abord à sa situation, ensuite à la construction du chemin de fer de Témiscouata et enfin à la décadence de l’endroit appelé le « Grand Sault », trente six milles plus bas qu’Edmundston, sur la rivière Saint-Jean. Ce Grand Sault est une chute d’environ une centaine de pieds de hauteur et même plus. Jadis, quand les innombrables billots des chantiers de bois y parvenaient, après avoir descendu la rivière, on les attachait à des attelages disposés expressément pour ce genre d’opération, on les transportait par terre jusqu’au bas de la chute, et là, on les rejetait de nouveau à l’eau. Cette industrie exigeait l’emploi de plusieurs centaines d’hommes et d’un nombre à peine moins grand de chevaux, ce qui faisait du Grand Sault un endroit de commerce considérable et un centre de grande activité. Mais aujourd’hui qu’il a été construit, le long de la rivière Saint-Jean, un chemin de fer reliant Edmundston avec tout le reste du Nouveau-Brunswick, le bois, scié et préparé dans les moulins d’Edmundston, est expédié directement en chemin de fer et l’industrie toute locale du Grand Sault n’a plus par conséquent sa raison d’être.

Edmundston fait partie de la paroisse de Madawaska, qui comptait en 1881 environ neuf cents âmes et qui en a deux cents de plus aujourd’hui. Nous l’avons dit plus haut, Edmundston n’existe, en tant que ville, que depuis quelques années seulement ; on y voit tout un populeux quartier là où on ne comptait que sept à huit maisons il y a cinq ans ; sa population, aux trois quarts composée de Canadiens-français presque tous adonnés à l’industrie du bois, est remarquablement active, honnête et laborieuse. La ville est bâtie en une espèce d’amphithéatre irrégulier, que domine l’église catholique, la plus grande de la ville, ayant à ses pieds la belle et large rivière Saint-Jean, pareille à un fleuve, et en face d’elle les campagnes de l’état du Maine, de l’autre côté de la rivière. Du côté canadien, à droite et à gauche de la paroisse de Madawaska, s’étendent quatre à cinq autres paroisses considérables, dont la plus importante est Saint-Basile, avec sa population de près de deux mille âmes, puis celle de Saint-Léonard, qui va jusqu’au « Grand Sault », et, à gauche, celle de Saint-François, bornée par la rivière de ce nom qui coule entre les comtés de Témiscouata et de Kamouraska, et va se jeter dans la rivière Saint-Jean. Ces quatre paroisses forment un front d’environ soixante et quinze milles, entre le Grand Sault et l’embouchure de la rivière Saint-François. On construit actuellement un chemin de fer entre Edmundston et cette rivière ; ce chemin de fer aura trente-six milles de longueur et traversera un pays très bien établi et extrêmement riche en essences forestières, dont la principale est le cèdre. Les gens d’Edmundston disent même que l’on aurait bien dû construire le chemin de fer de Témiscouata, à partir de la Rivière Ouelle jusqu’à la rivière Saint-François, dont il aurait suivi le cours, et aurait continué ensuite le long de la rivière Saint-Jean, jusqu’à Edmundston. Ils affirment que cette ligne aurait traversé une contrée bien plus colonisable et beaucoup plus facile d’accès que la ligne actuelle, outre qu’elle n’eût été guère plus longue et aurait épargné un trajet inutile de trente-cinq milles de longueur, sur l’Intercolonial, entre la Rivière Ouelle et la Rivière-du-Loup. Ils déclarent que le chemin de fer de Témiscouata, à cause de la région relativement stérile qu’il traverse, contribuera faiblement au progrès de la colonisation et ne paiera jamais même ses dépenses. « Il a coûté, disent-ils, près d’un million, qui a été dépensé en pure perte au point de vue de la colonisation. » Ce million a été fourni, partie par le gouvernement fédéral, qui a donné six mille dollars par mille, partie par le gouvernement provincial qui a racheté, au taux de soixante et quinze centins l’acre, les terres qu’il avait d’abord données, en subvention à la compagnie du chemin de fer, ce qui a produit sept mille dollars par mille, et enfin par le gouvernement du Nouveau-Brunswick, qui a donné pour sa part trente-six mille dollars, pour construire les douze milles qui traversent son territoire, à partir de la paroisse de Notre-Dame-du-Dégelé :

« La politique, qui se mêle à toutes les entreprises, disent encore les gens d’Edmundston, a seule décidé de la construction de la ligne par le comté de Témiscouata. On n’a pas tenu compte des besoins des populations, ni des conditions nécessaires au mouvement colonisateur, mais le jour n’est pas éloigné où le gouvernement provincial ne pourra manquer d’ouvrir les yeux à l’évidence et de construire un chemin de fer qui, partant de la Rivière-Ouelle, viendra rejoindre celui que nous construisons en ce moment d’Edmundston à Saint-François. »

Cette ligne, me permettrai-je de dire en terminant le présent rapport, ne portera pas préjudice, au contraire, à celle qu’il faudra construire à tout prix, dans un avenir prochain, depuis le comté de Dorchester jusqu’au lac Témiscouata, et de ce dernier, en ligne droite, jusqu’à la Baie des Chaleurs. Ce sera là, monsieur le Premier, l’œuvre d’une administration comme la vôtre, aussi éclairée sur les intérêts et les véritables moyens de faire progresser le pays, qu’elle est empressée de faire valoir les premiers et de donner aux seconds toute la force et toute l’impulsion qui leur sont nécessaires.

Veuillez agréer,
Monsieur le Premier,
l’assurance de mon
entier dévouement.
ARTHUR BUIES.