Les comtés de Rimouski, de Matane et de Témiscouata/03

SUPPLÉMENT

aux

RAPPORTS SUR LES COMTÉS DE RIMOUSKI
ET DE MATANE.


À l’honorable H. Mercier,
Premier ministre de la province de Québec.
Monsieur le Premier,

L’état avancé de la saison, des pluies fréquentes, ou bien des froids prématurés, accompagnés de brouillards intenses qui se répandaient au loin sur les campagnes, en les dérobant aux regards, m’ont empêché de compléter, pour cette année, l’étude que j’avais entreprise sur l’intérieur des comtés de Rimouski et de Matane.

Trois fois je me suis mis en route, pour visiter la partie supérieure du comté de Rimouski, en arrière des paroisses de Saint-Simon et de Saint-Fabien, et trois fois j’ai dû revenir sur mes pas, à cause de l’impraticabilité des chemins et de l’impossibilité où le mauvais temps me mettait de me rendre compte des lieux.

Néanmoins, ces trois tentatives, toutes désagréables et quelque peu coûteuses qu’elles aient été, sont loin d’avoir été négatives et de ne m’avoir pas offert quelques nouveaux matériaux à recueillir. Notre pays est si peu connu, surtout de nous-mêmes, que des endroits comparativement rapprochés nous semblent comme autant de découvertes faites à chaque pas que nous faisons. Cela est inévitable dans un pays jeune, où de nouvelles paroisses, de nouvelles missions et de nouveaux groupes de colonies se fondent tous les ans, mais il n’en est pas moins vrai que nous manquons des éléments essentiels, des bases géographiques nécessaires pour diriger le voyageur qui veut étudier et reconnaître avec fruit les régions qu’il parcourt. Il est obligé de s’en rapporter aux renseignements la plupart très vagues, souvent incorrects, souvent contradictoires qu’il recueille en passant. La surface du pays n’ayant été encore que très imparfaitement étudiée, les cartes monographiques n’existant pas, on se trouve sans boussole et sans bases d’appui. Il faut tout créer soi-même au fur et à mesure que l’on avance, rectifier même les renseignements que l’on obtient et se faire une carte toute personnelle, laquelle a le défaut grave de ne pouvoir être suivie par le lecteur. Des expéditions comme celles que j’entreprends devraient être conduites jusqu’à un certain point scientifiquement, de manière à présenter comme autant de monographies distinctes et sûres de chaque région, de chaque comté, mais il est impossible, avec nos ressources actuelles, de songer à exécuter un plan de cette étendue et de cette perfection ; aussi devons-nous nous contenter d’exposer, avec toute l’attention et tout le scrupule possibles, ce que nous voyons, et d’en tirer le meilleur parti pour l’instruction préparatoire de nos compatriotes.

Vous avez pu voir dans mes précédents rapports, monsieur le Premier, l’importance et les perspectives d’avenir des deux vastes comtés de Rimouski et de Matane ; et cependant, on ne les connaît encore que très imparfaitement ; il y reste encore de vastes étendues inexplorées et absolument lettre-morte, non seulement pour le public, mais encore pour l’homme d’étude. Il n’y a pas lieu de remonter au delà du siècle actuel pour trouver l’origine des plus anciennes paroisses du comté de Rimouski, le plus ancien des deux. Je me rappelle un temps où les paroisses de Saint-Simon et de Saint-Fabien, aujourd’hui si bien établies et si populeuses, n’avaient pas entre elles seulement un chemin voiturable. Pour aller de l’une à l’autre il fallait « faire portage, » absolument comme entre deux lacs et les gens qui s’aventuraient dans cette région encore primitive et inculte, étaient obligés de faire deux lieues à pied, à travers le bois, sur un chemin de pontage ou de pieux disposés transversalement, au milieu d’une savane pleine de fondrières. On n’y allait qu’avec des voitures grossières, on enlevait une partie des bagages qu’on portait sur son dos, souvent même il fallait dételer pour pouvoir conduire les chevaux et les voitures par des sentiers moins marécageux, et lorsque l’on arrivait, avec peine et misère, aux premières maisons des deux paroisses naissantes, la journée était faite et l’on n’avait plus qu’à songer au repos.

Aujourd’hui bois, savanes et fondrières ont disparu, un beau chemin parcourt ces lieux jadis inabordables ; la culture est partout en plein rapport ; les champs se touchent sans interruption et l’on se croirait au milieu des plus anciennes campagnes du pays.

À deux pas de la route passe le chemin de fer Intercolonial, qui permet aux habitants d’expédier leurs produits sur place, et, en arrière, s’étendent cinq à six rangs de concessions, rattachées au chemin principal par différents chemins de colonisation.

De nouvelles paroisses se sont établies dans l’intérieur, et, à certains endroits, entre les comtés de Rimouski et de Témiscouata, on trouve des paroisses qui atteignent presque la frontière du Nouveau-Brunswick. L’accès en est facile, quoique le pays soit d’aspect montagneux ; mais, nous l’avons dit déjà, il n’y a pas à proprement parler de chaînes de montagnes sur la rive sud du Saint-Laurent, mais simplement des élévations plus ou moins considérables, que la charrue peut attaquer avec succès. Il faut en exempter cependant, de temps à autre, certains endroits où la nature s’est livrée à des caprices surprenants et où elle a imprimé le cachet de fantastique grandeur et d’apparence formidable qui est propre à notre pays. C’est ainsi que la paroisse de Saint-Fabien, ici même où nous sommes, s’est dérobée à la vue du fleuve Saint-Laurent et comme protégée contre lui par une énorme masse de rochers, de cinq à six cents pieds de hauteur, qui bordent tout le littoral, qui tombent perpendiculairement dans le fleuve, suivant les formes les plus variées et les plus saisissantes, et que l’on a appelés pour cette raison les « murailles de Saint-Fabien. » Quiconque n’a pas vu les murailles de Saint-Fabien ne connaît pas l’une des structures granitiques les plus grandioses de notre pays, et cependant, aucune description n’en a encore été donnée, aucune mention n’en a été faite, si ce n’est dans un rapport accompagné de plans descriptifs, qu’avait élaboré jadis monsieur Michaud, ingénieur au service du gouvernement fédéral. Malheureusement, ces rapports et ces plans ont été détruits dans l’incendie qui a consumé la bibliothèque provinciale en 1883, et nous avons perdu ainsi le seul document contenant des notions techniques et positives sur ce que nous pourrions appeler l’un des phénomènes de la nature canadienne.

Cette énorme masse de rochers granitiques, superposés, interrompt brusquement la ligne des campagnes qui se suivent à peu près régulièrement sur la rive sud du fleuve. On dirait que tout l’effort des phénomènes éruptifs, ailleurs retenu et comprimé sur cette rive, s’est concentré sur ce point, et a fait explosion, de manière à rejeter de la poitrine du globe tout ce qui l’embarrassait et la resserrait. Quand on contemple, en passant sur le fleuve, cette rangée formidable de titans de pierre, qui semblent présenter un front de bataille inattaquable, on ne peut se défendre d’une sorte de terreur mystérieuse, de ce serrement d’âme inéluctable qu’on éprouve au pied des hautes montagnes qui nous dominent, nous écrasant de toute leur hauteur et ont l’air de vouloir nous attirer sous leur masse. On se sent comme incapable de jamais y pénétrer ou même de les aborder. Où peut-il y avoir un rivage accessible au bas de ces monts farouches, de ces caps dressés à pic, sombres et menaçants, enveloppés d’une ombre impénétrable ? Y a-t-il là un endroit que l’homme puisse librement fouler du pied, sur cette grève qui semble invisible ? Mais cependant, que l’on domine un instant la première impression, la première sensation de terreur ou d’éloignement, et que l’on ose approcher ; les plus agréables et les plus ravissantes surprises vous attendent. Dépouillant à demi leur physionomie sauvage, les monts semblent vous accueillir et vous offrir un asile dans les nombreuses baies et criques qui découpent leurs flancs ; les formes gracieuses de ces baies, leurs contours riants et lumineux, éclairés d’un jour d’été, resplendissants dans leur parure de verdure fraîche, offrent le plus attrayant des contrastes ; on dirait des sourires d’enfants sur des figures de monstres.

Les innombrables accidents de terrain font naître les imprévus les plus saisissants, les aspects pittoresques les plus variés et les plus inattendus. Loin d’être inaccessibles, les rivages s’abaissent doucement et harmonieusement sous les pas ; en arrière d’eux parfois se dessinent de légères et flexibles croupes, comme des veines gonflées de la terre ; ce sont des coteaux, de quelques mètres à peine de hauteur, d’un admirable dessin, qui offrent leurs sommets arrondis à la demeure de l’homme et se prêtent avec la plus grande docilité à la culture. D’autres fois les montagnes, laissant entre elles de tranquilles et larges intervalles, permettent au terrain de s’étendre librement et de former de véritables petits champs, où quelques hommes isolés, vivant de pêche et d’un peu de travail agricole, ont déjà fait mûrir des moissons. Un beau chemin contourne le rivage aux innombrables détours, dont chacun d’eux offre subitement un spectacle nouveau : tantôt ce sont des îlots qui émergent brusquement du sein d’une petite baie jusque là cachée par les reliefs du terrain ; tantôt ce sont des caps énormes qui apparaissent comme rejetés violemment du sein de la terre et que le regard n’avait pas encore aperçus. Ces caps, entre autres le cap à l’Orignal, célèbre parmi les navigateurs, se voient de très loin sur le fleuve ; ils prennent la forme d’une ligne demi circulaire de mornes, toutes plus hérissées les unes que les autres, mais, sur terre ; on ne les aperçoit que lorsqu’on est pour ainsi dire sur le point d’en être écrasé. Dans les entrailles mêmes de cette bordure formidable de montagnes qui semble, de loin, n’avoir aucune interruption ni aucune variété d’aspect, la nature a creusé la baie la plus admirable, la plus parfaite et la plus attrayante, dans son pittoresque sauvage et grandiose, que l’œil puisse contempler. C’est la baie des Ha ! Ha ! qui a tiré son nom sans doute du cri d’admiration poussé par les premiers hommes qui l’entrevirent. Cette baie a près d’un mille de longueur, sur une largeur d’environ un demi mille. Elle est absolument sauvage, quoique offrant le plus sûr et le plus charmant des asiles.

Au delà du rivage où elle s’arrête, les montagnes entr’ouvertes pour lui donner passage ne se referment plus ; elles laissent entre elles, au contraire, un large espace découvert qui se prolonge jusqu’à un autre rivage plus éloigné. C’est là que sont les plus beaux champs et les plus pittoresques endroits d’habitation de ce singulier coin de terre. Tout cet espace est remarquablement plat, rayé seulement d’un coteau peu elevé, que l’on dirait s’être formé là tout exprès pour recevoir de pittoresques maisons de campagne et pour offrir à leurs habitants une vue plus étendue et plus complète de la nature environnante. On est porté à croire que cet espace était autrefois entièrement recouvert par les eaux ; mais laissons aux géologues à faire cette hypothèse, et disons en termes de simple voyageur, familier avec les beautés naturelles de son pays, qu’il n’est pas d’endroit qui offre à la villégiature un charme et un attrait comparables à celui qu’offre la Baie des Ha ! Ha ! de Saint-Fabien, encore si peu connue et pourtant si digne d’être chantée par les premiers des bardes. Le nom de « Baie des Ha ! Ha ! » a été étendu à toute la région que nous venons de dépeindre, et l’on dit communément « aller à la Baie des Ha ! Ha ! » et non pas aller aux « Murailles » de Saint-Fabien. Cela présente un inconvénient, parce que les voyageurs et les touristes du continent américain sont bien plus familiers avec la Baie des Ha ! Ha !, qui est formée par la rivière Saguenay, et qui est bien plus considérable, mais infiniment moins pourvue de beautés naturelles que celle de Saint-Fabien. Celle-ci, une fois bien connue, deviendra immanquablement un rendez-vous favori des familles en villégiature. Quelques-unes déjà y sont venues ces années dernières, mais l’éloignement, la difficulté des communications les ont détourné d’y revenir. De la grande route de Saint-Fabien à la baie des Ha ! Ha ! il n’y a en effet qu’un chemin grossier, escarpé et rocailleux. Deux voitures ne peuvent s’y rencontrer, et à peine une voiture seule peut-elle manœuvrer sans accident dans la côte remplie de cailloux qui mène au rivage. Il a été question récemment de construire un embranchement de chemin de fer partant de la station du Bic, paroisse voisine de Saint-Fabien, et allant aboutir à la Baie des Ha ! Ha ! en suivant le littoral du fleuve, à une courte distance ; ce projet, je le crois, recevra son exécution peut-être avant longtemps. À nous il appartenait de faire connaître au public un des sites les plus enchanteurs de notre pays ; à nous il appartient d’y appeler les familles qui cherchent avant tout à jouir, dans leur villégiature, de ce que le paysage canadien offre de plus noble et de plus grandiose, et nous profitons avec empressement de l’occasion qui nous est offerte de faire une réclame patriotique qui apporte un charme réel à nos devoirs de profession.

Les deux paroisses de Saint-Fabien et de Saint-Simon forment l’extrémité supérieure du comté de Rimouski. En arrière de cette dernière s’étend l’intéressante paroisse de Saint-Mathieu, qui n’est constituée que depuis vingt-quatre ans et qui parait avoir un bel avenir devant elle, grâce à l’excellence de ses terres, à la beauté de son site, aux importantes carrières de pierre rouge qu’elle renferme, et dont l’exploitation est à peine entamée, grâce enfin à l’admirable lac qui la traverse à peu près dans toute sa longueur, lac depuis nombre d’années célèbre parmi les sportsmen et reconnu comme l’un des plus beaux et l’un des plus poissonneux de la province, (à ce dernier titre, il semble, inépuisable), et dont il serait facile de faire une source d’alimentation locale assez profitable pour donner des moyens de subsistance à bon nombre de personnes. Le lac Saint-Mathieu se décharge dans la rivière dite du « Sud Ouest, » qui se jette dans le fleuve à l’entrée du Bic, après une course extrêmement capricieuse d’environ une vingtaine de milles, navigables sans interruption. Cette paroisse est remarquablement douée au point de vue de la fertilité de ses terres, de sa situation et du caractère particulier de sa physionomie, qui semble toute empreinte de vigueur et d’originalité. Qui a vu le lac Saint-Mathieu en garde longtemps le souvenir. Il est certains traits de physionomie qui, quoique aperçus souvent comme à la dérobée, laissent dans la mémoire une empreinte qui se dessine et s’accentue de plus en plus avec le temps ; le lac Saint-Mathieu est de ceux-là, comme le Témiscouata, comme le Témiscamingue, comme le lac Archambault dans les cantons du nord de Montréal, comme le lac Saint-Jean enfin, pour ne mentionner que les privilégiés. Leur aspect donne à l’esprit et au cœur une jouissance réelle, et quand on ne les a plus sous les yeux, la pensée, s’y reporte d’elle-même avec plaisir et l’on aime à les dépeindre pour en ressusciter et en rafraîchir l’image.

Malgré tous ces avantages la paroisse de Saint-Mathieu n’a pas rapidement progressé ; accusons-en encore ce lamentable fléau de l’émigration, qui décime toutes nos campagnes d’un bout à l’autre de la province. Néanmoins, ce fléau tend à diminuer quelque peu dans la paroisse de Saint-Mathieu ; la population s’y élève actuellement à près de mille âmes, mais les jeunes gens, malheureusement, y manifestent un goût de moins en moins prononcé pour la culture ; ils préfèrent le travail des fabriques, ils s’en vont au loin et la paroisse, privée de ses plus robustes éléments, ne peut que grandir avec lenteur et ne se développe pas en raison des nombreux avantages, qu’elle possède.