Les Classes sociales au point de vue de l’évolution zoologique
I. — Considérations générales.
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I. — CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.


Les classes sociales. — Société romaine, société capitaliste et société féodale. — L’évolution zoologique et la révolution sociale.


Il est communément enseigné dans les livres à l’usage des enfants — grands et petits — que depuis la fameuse nuit du 4 août 1789, il n’y a plus de castes en France et que tous les habitants de ce pays sont devenus libres, égaux et frères. Cette affirmation s’étale jusque sur les murs des prisons, dans la devise républicaine : « Liberté, Égalité, Fraternité ». Parfois même on la retrouve dans les discours officiels.

Mais il suffit d’ouvrir les yeux pour voir combien sont menteuses ces prétendues liberté, égalité et fraternité. Elles n’existent que conventionnellement affirmées tout au plus en principe, nullement réalisées dans les faits. Les castes du passé se sont reconstituées sous d’autres noms, voilà tout. Qui pourra prétendre que l’individu obligé de vendre son intelligence ou sa vigueur musculaire pour un salaire de famine, l’ouvrière forcée de chercher, au sortir de la fabrique, un supplément de ressources dans la prostitution sont libres ? Qui osera affirmer qu’un mendiant et un financier sont égaux ou que le réfractaire éliminé de la société est le frère du bourgeois satisfait qu’il guette nuitamment, le couteau à la main, au coin d’une rue déserte ?

Tous ces types appartiennent à des catégories sociales différentes qui n’ont de commun aucun lien matériel ou même moral.

Ce sont ces catégories que nous nous proposons d’étudier. Elles sont les mêmes en France qu’en Angleterre, Allemagne, Autriche, Italie, États-Unis et autres pays à civilisation capitaliste. Les différences de terroir et de traditions, qui vont chaque jour s’atténuant dans le développement prodigieux des rapports internationaux, ne séparent plus comme autrefois les habitants des deux rives d’un fleuve ou des deux versants d’une montagne ; les véritables frontières ne s’appellent plus le Rhin, la Manche, les Alpes, mais Richesse et Misère. Aux Champs-Élysées et à Belleville, à White-Chapel et au West-End, sont campées côte à côte des nations ennemies.

Ennemies ! Inexorablement ennemies ! Si le déshérité de France et celui d’Allemagne seraient absurdes de sacrifier la seule chose qu’ils possèdent au monde : leur vie, pour complaire à des poètes chauvins ou aux spéculateurs de la Bourse, par contre, les motifs de rancune, de convoitise, de haine ne sont que trop réels entre riches et pauvres, entre jouisseurs, asservis et réfractaires.

C’est de ce dernier élément surtout, les réfractaires, qu’il faut tenir compte, car il est le levain grâce auquel a, de tout temps, fermenté la pâte humaine. Sans lui les classes supérieures pourriraient lentement dans l’excès des jouissances et les classes inférieures s’éterniseraient dans leur sujétion. Et lorsque les premières, usées, amollies, sembleraient incapables de résister à la poussée des secondes, celles-ci, ayant en elles l’atavisme de la servitude, seraient devenues incapables de donner cette poussée.

Cela s’est vérifié dans la société romaine des Césars. Les esclaves, dont la situation s’était lentement améliorée et qui constituaient comme une queue de la plèbe, n’avaient plus, au ve siècle, la force morale de se révolter pour jeter bas l’édifice vermoulu dans lequel ils étouffaient encore et qu’en d’autres temps les Spartacus, les Eunus et les Athénion avaient failli renverser. Tout ce qu’ils purent faire fut d’ouvrir les portes de Rome aux barbares. Et ce furent ceux-ci qui refirent le monde !

Les évêques chrétiens, habiles politiques, ne s’y étaient pas trompés. Clairement ils avaient vu que les esclaves de l’Italie, pourris par les vices de leurs maîtres, étaient incapables d’un effort viril. Décidés à mettre la force de leur côté, ils s’efforcèrent de catéchiser les barbares pour régner par eux, quitte à les faire s’entr’égorger lorsque ces néophytes, repris par un sauvage réveil des instincts ataviques, se rebellaient contre leur autorité morale et devenaient redoutables.

Sur la barbarie gothique, triomphante des maîtres du monde, l’Église étendit son règne. Quant aux esclaves de la société antique, ils devenaient les serfs de la société médiévale. Leur descendance, toujours abaissée et déshéritée parce que l’esprit de révolte, ce puissant ressort, lui manquait ou n’existait pas suffisamment, avec la conscience d’un but à atteindre, forme le prolétariat salarié de la société contemporaine.

La lutte éternelle de la force centripète et de la force centrifuge, qui est la loi des corps sidéraux, se retrouve dans les sociétés humaines, sans cesse soumises à une double tendance : agrégation, désagrégation. Au moment même où elles semblent s’attirer, s’absorber les unes les autres ou se souder en masses compactes, les sociétés commencent à s’effriter sous l’action d’un travail interne. C’est lorsque les Césars ont semblé réaliser la monarchie universelle, l’unification du monde connu, que ce monde se disloque et de ses débris séparés va constituer de nouvelles sociétés humaines ; la vie, une vie confuse, bourdonne sur le sépulcre du passé.

Le catastrophisme, pour employer un terme mis à la mode par les socialistes d’aujourd’hui, évolutionnistes ou révolutionnaires, n’est pas le phénomène de tout moment, mais bien le terme naturel d’une évolution, le point de départ d’un nouvel ordre de choses. Résultat lui-même d’une lente évolution, il n’en agit pas moins brusquement, une fois le moment venu ; le nier c’est faire preuve d’aveuglement, de même que l’invoquer à toute minute. Le tremblement de terre qui entr’ouvre soudainement des abîmes, le torrent de lave qui érupte du volcan et se précipite dans les vallées, sont la résultante d’une longue suite d’actions latentes : leur œuvre n’en est pas moins catastrophique.

L’élément réfractaire agit en dissolvant au sein de la société à laquelle il ne peut s’assimiler. Lorsque l’œuvre est suffisamment accomplie, surgit le cataclysme révolutionnaire, analogue à ce tremblement de terre et à ce torrent de lave. Il disloque, pulvérise et disperse ce qui était déjà ébranlé.

Dans la société romaine des ive et ve siècles, existaient des castes ou des classes correspondant plus ou moins à celles d’aujourd’hui. C’étaient : le patriciat, la plèbe, les affranchis qui, s’élevant parfois très haut, constituaient dans leur ensemble une classe peut-être plus favorisée que celle des plébéiens[1], les esclaves, les barbares. Quant aux mendiants, détritus social, ils s’étaient multipliés prodigieusement depuis que le christianisme, prêchant l’humilité, la résignation, la charité, adoucissait les mœurs farouches des malfaiteurs mais aussi éteignait les nobles colères des révoltés. Le christianisme, insurrection sociale et morale à son origine, était devenu en trois siècles un parti politique qui conquérait le pouvoir mais oubliait, reniait ses primitives aspirations. Il bénissait et scellait les fers de cette vieille société au lieu de les briser.

Il est intéressant de présenter un tableau comparatif des classes sociales d’alors et de celles d’aujourd’hui :

Société romaine
des ive et ve siècles
           Société capitaliste
des xixe et xxe siècles
Patriciens, Haute bourgeoisie,
Affranchis, Moyenne bourgeoisie,
Plébéiens, Petite bourgeoisie,
Esclaves, Prolétariat salarié,
Barbares, Réfractaires.
Classe détritique : Mendicat,
commune aux deux sociétés.

Sous les poussées et les avalanches successives des barbares, les réfractaires d’alors, incapables d’entrer en s’y assimilant complètement[2] dans le cadre de la société romaine, celle-ci a croulé et de ses débris s’est lentement constituée la société féodale, génératrice de nouvelles castes.

Un demi-siècle avant la révolution, cette société féodale, agonisante entre le poids de la monarchie centralisatrice et les efforts des classes moyenne et inférieure pour s’affranchir, se décomposait ainsi :

Haute noblesse,

Petite noblesse,
Bourgeoisie,
Artisans et ouvriers,

        Serfs.

Le clergé, quelle qu’ait été sa puissance, ne peut être rangé dans cette nomenclature, puisqu’il se perpétuait par recrutement dans les diverses castes et non par hérédité. Il était un ordre, un organisme social comme la magistrature et l’armée le sont encore de nos jours ; mais tout en conservant avec son dogme un esprit propre et des traditions, il ne constituait pas une caste dans le vrai sens du mot puisqu’il ne se reproduisait pas par la chair et le sang.

Au contraire, il est vraisemblable que, sans le nivellement opéré par les révolutions profondes, les classes sociales finiraient, en transmettant héréditairement leurs caractères physiques et moraux, par constituer des espèces anthropologiques d’abord, puis zoologiques différentes.

Il est reconnu aujourd’hui que les innombrables espèces vivantes descendent d’un petit nombre de formes primitives qui, sous l’influence des milieux différents et de ce grand facteur, le temps, ont fini par donner naissance aux rejetons les plus dissemblables. Jaillissant spontanément des combinaisons inorganiques du carbone sous l’action des forces naturelles, la vie a rayonné dans tous les sens en se diversifiant de plus en plus.

De la souche primitive, le protoplasma, grumeau gélatineux, jusqu’à l’homme contemporain, précurseur du surhomme entrevu par Nietzsche, l’arbre zoologique a envoyé continuellement dans toutes les directions des branches productrices de rameaux nouveaux. À chaque minute de l’incessante évolution, se créent par adaptation aux milieux changeants de nouvelles espèces animales et végétales. Après la bifurcation des premiers organismes en plantes marines (algues et protophytes) et animaux-plantes (zoophytes), commencement des règnes animal et végétal, ces règnes se subdivisent ; embranchements, classes, familles, genres, espèces se multiplient indéfiniment. Des invertébrés se détache un rameau qui par l’amphyoxus lanceolatus, animal intermédiaire, va donner naissance aux premiers vertébrés : les poissons ; les reptiles se bifurquent en ptérodactyles, d’où naîtront les oiseaux, et en batraciens, ancêtres de nos mammifères terrestres ; les marsupiaux poussent un rameau, les pro-simiens, d’où sortiront plus tard les singes, précurseurs des pithécanthropes et aïeux des hommes.

Il serait absurde de penser que ces derniers, nos congénères, échappant à une loi commune, aient cessé d’évoluer et de produire en tous sens des groupes anthropologiques se différenciant de plus en plus à la longue et pouvant devenir souche non seulement de races mais encore d’espèces dissemblables. Il est aujourd’hui établi que les pithécanthropes, prédécesseurs immédiats de l’humanité, se reliaient aux trois souches de géniteurs d’où sont sortis le chimpanzé, l’orang-outang et le gorille ; par les migrations et les croisements, ils ont dû former à la longue nombre de familles différenciées d’où ont émergé à intervalles, depuis deux cent cinquante ou trois cent mille ans, les diverses races humaines. L’élimination des plus faibles de ces races par les plus fortes aurait certainement tendu à amener au bout d’un long temps l’unification de l’espèce humaine si, d’autre part, la dissemblance des milieux physiques et sociaux n’eût agi en sens inverse pour recréer les différences de types.

À mesure que certaines espèces animales disparaissent, tuées par l’homme, ce tyran de la nature, l’espèce humaine ne va-t-elle pas, grâce à la rapidité de l’évolution chez certains groupes ethniques ou sociaux et à la lenteur de cette évolution chez d’autres groupes, reformer elle-même des espèces zoologiques différentes ? Le Français, l’Anglais, l’Allemand, le Russe fusionnent de plus en plus ; la constitution des États-Unis d’Europe peut être entrevue comme très proche. À cette grande fédération viendront s’ajouter celles de l’Amérique, de l’Australasie et de l’Afrique anglaise, puis le Japon, avant-garde des peuples asiatiques, entraînés dans le mouvement international. La République universelle cessera alors d’apparaître comme une chimère.

Mais sans parler de la race nègre qui, tout en ayant par le seul fait de son existence les mêmes droits naturels que les Blancs et les Jaunes à la vie et à la liberté, n’en constitue pas moins un problème sérieux, il est certain que cette fédération universelle, jadis rêve enthousiaste des penseurs généreux, pourrait n’être que superficielle et éphémère si elle n’était basée sur une refonte et un nivellement de tout le corps social. Une bourgeoisie dirigeante, puissante et cultivée, aurait beau supprimer les frontières, proclamer l’unité du genre humain et réaliser ainsi en apparence le rêve des anciens internationalistes, cette unité ne serait pas plus solide et durable que celle de l’empire romain si la société contenait encore dans son sein des castes et des classes antagonistes, séparées autant par les conditions de vie matérielle que par la culture et les sentiments. L’unité humaine, proclamée au sommet, s’effondrerait presque aussitôt par la dislocation de sa base.

Cette unité là ne serait que celle d’une classe internationale de possédants, dirigeant et exploitant un grand troupeau prolétarien appelé à remplacer les animaux domestiques. Les différences de situation accentueraient de plus en plus les différences intellectuelles et physiques jusqu’au jour où les classes sociales, devenues des espèces zoologiquement distinctes, seraient séparées par un abîme infranchissable, tel que celui existant entre l’homme et le singe.

Si cette séparation du genre humain en espèces ennemies, destinées à s’entre-déchirer n’est qu’une possibilité et non une loi inexorable de la nature, si les individus arrivent à être autre chose que pasteurs, chiens, loups et moutons, ce sera grâce à la Révolution. Révolution non politique, c’est-à-dire de surface, mais sociale, c’est-à-dire de fond, venant brusquement sanctionner — et quelquefois détruire — l’œuvre latente de la période évolutive ; révolution achevant de jeter bas dogmes, codes, lois, élevés comme des barrières entre les castes et que la critique des penseurs a condamnés. Arrachée par la violente secousse à la pourriture mortelle, l’humanité se refondra dans un nouveau moule. Après l’inévitable période chaotique, nécessaire pour détruire et édifier, les éléments morbides étant éliminés, les éléments subsistants, sains ou assainis, pourront s’agréger en combinaisons différentes de celles du passé.






  1. Au moins économiquement, car tout esclave en devenant affranchi recevait de son ci-devant maître quelque témoignage de munificence, pécule ou métairie qui lui assurait une garantie d’existence manquant souvent au plébéien libre.
  2. À peu près seuls, leurs chefs, en relations avec les empereurs, officiers et évêques, se romanisaient plus ou moins.