Les Classes sociales au point de vue de l’évolution zoologique
II. — Caractéristiques des classes et sous-classes sociales..
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II. — CARACTÉRISTIQUES DES CLASSES ET SOUS-CLASSES SOCIALES.



Les sociétés humaines ont été considérées par les socialistes révolutionnaires, depuis Karl Marx, comme formées exclusivement de deux classes ennemies : celle des possédants exploiteurs et celle des non-possédants exploités. Mais cette division, quoique basée sur une idée juste, apparaît dès l’abord un peu abrupte. Dans l’échelle sociale comme dans l’échelle zoologique, il existe des transitions : entre les possédants et les non-possédants s’étagent des classes ou sous-classes intermédiaires, allant de la médiocre fortune à l’insuffisance de ressources, de la demi-indépendance au demi-servage. Puis, au delà des non-possédants exploités, s’étend un détritus social : le mendicat, formé d’êtres chez lesquels fait défaut l’énergie, remplacée par l’humilité et souvent la ruse. Enfin, il existe encore une classe, les réfractaires, vivant en marge de la bourgeoisie et du prolétariat.

C’est surtout la situation économique qui sert de caractéristique à ces classes. La fortune est la base sur laquelle se crée leur ambiance, se développe leur culture, s’établissent leurs relations. La fortune leur constitue une atmosphère spéciale. Cela est tellement vrai que lorsque le riche bourgeois se trouve, par suite d’une catastrophe, précipité dans le prolétariat, il y étouffe, il lui semble qu’il ne peut pas plus y vivre que le poisson hors de l’eau. De même le prolétaire déshérité arrivant soudainement à la fortune par suite de quelque hasard quasi miraculeux se trouvera presque toujours grisé et, en cherchant à imiter les individus de son nouveau milieu, aura des allures lourdes de parvenu. D’où le proverbe anglais : « Three générations to make a gentleman » (trois générations pour faire un gentleman).

Le savoir est une autre caractéristique, quoique à un degré moindre. Il est bien certain que, d’une façon générale, les bourgeois ont plus d’instruction que les prolétaires parce qu’ils possèdent ce qui manque à ceux-ci, loisirs et fortune, et que, au bout de plusieurs générations les aptitudes acquises ou développées par l’étude peuvent se transmettre héréditairement, formant une sorte d’instinct inné. C’est ainsi que l’esprit de spéculation a pu se développer par atavisme chez les Juifs, confinés dans le trafic par l’intolérance chrétienne ou musulmane, tout comme la mélomanie a pu se développer chez les Napolitains et l’esprit de vendetta chez les Corses. Cependant, il arrive que tel enfant d’ouvriers manifeste une intelligence spontanée, aiguisée par les nécessités de la vie, tandis que tel fils de bourgeois demeure sous son vernis artificiel un parfait ignorant, inapte à comprendre. Peut-être, s’il était possible de remonter à la souche des ascendants plus exactement que par l’état civil qui ne tient pas compte de ce facteur, l’adultère, trouverait-on un simple phénomène d’atavisme.

Cependant, si les bourgeois l’emportent en instruction classique, les prolétaires pourraient l’emporter en instruction professionnelle. Le malheur est que la division du travail, amenée par le développement de la grande industrie, finit par tuer l’initiative chez les ouvriers en courbant ceux-ci éternellement sur la même tâche et les faisant esclaves de la machine. Un homme qui aura passé des années à ne fabriquer que des têtes d’épingles deviendra ou un abruti ou un révolté. Dans le premier cas, quelles aptitudes pourra-t-il transmettre aux enfants nés de sa chair et de son sang ? La résignation morne, coupée peut-être par les ivresses du cabaret.

Fatalement distancés par les bourgeois sous le rapport de l’instruction, les prolétaires seraient, malgré la supériorité de leur nombre, condamnés à la défaite et au servage sans espoir s’ils ne comptaient au milieu d’eux des « déclassés », justement nommés, car ils appartiennent à la bourgeoisie par l’éducation et au prolétariat par la situation économique. Ceux-là viennent apporter aux déshérités du salariat, avec le stimulant de leurs rancunes et de leurs colères, un bagage de connaissances nécessaires pour lutter contre la bourgeoisie qui possède richesse, pouvoir et savoir.

Aussi, les socialistes ont-ils beau former des partis se dénommant « ouvriers » ; par la force des choses, ce sont des bourgeois d’éducation et souvent de situation, sinon d’idées, qui se trouvent à la tête de ces partis. Leur instruction supérieure les désigne pour guides naturels aux hommes d’instruction primaire. Ceux-ci peuvent récriminer contre cette supériorité ; ils sont forcés de la subir tout en se défiant instinctivement, souvent avec raison, de ces hommes qu’ils sentent différents d’eux.

C’est que l’individu qui vient d’être précipité dans le servage et la misère après avoir connu l’indépendance et le bien-être ne se résigne pas aussi facilement que le déshérité de naissance. Celui-ci n’a pas connu une autre vie ; il ne croit pas à la possibilité de s’affranchir et se répète cette phrase transmise à travers les siècles par l’ignorance et la lâcheté : « Cela a toujours existé et existera toujours. »

Spartacus, qui fit trembler la société romaine et légua un exemple immortel aux opprimés de tous temps, n’était pas esclave de naissance : c’était un prisonnier de guerre. S’il eût fait souche, ses descendants à la troisième ou quatrième génération se fussent sans doute résignés à la servitude.

Enfermé chaque jour pendant dix ou onze heures à l’atelier, travaillant dans certaines professions jusqu’à quatorze et quinze heures, condamné à accomplir automatiquement une tâche monotone, ce qui est pis que pénible, l’ouvrier est transformé par le régime de la grande industrie non plus seulement en bête de somme mais en aveugle machine. Ses qualités d’imagination, de hardiesse ou de réflexion étant de moins en moins nécessitées, grâce au perfectionnement du machinisme, finissent par s’atrophier. Que fera l’homme au sortir de l’usine ? Ira-t-il s’astreindre à une nouvelle fatigue en lisant des livres que son esprit alourdi ne comprendrait pas ? Il faudrait être naïf pour le croire. De retour dans son taudis, où l’attendent sa nichée piaillante et sa femme souvent maussade, il avalera, taciturne ou grondeur, sa part de la pâtée familiale, puis s’endormira comme une bête fourbue jusqu’au moment de reprendre la tâche quotidienne. À moins qu’il ne s’achemine vers le cabaret pour tâcher d’y oublier sa misère !

C’est pourquoi la limitation des heures de travail, jointe à la fixation d’un minimum de salaire, est la réforme la plus urgente que puissent poursuivre les ouvriers en régime capitaliste. Réforme qui, bien autrement importante que toutes les joutes et comédies politiques, touche à l’avenir de la race même. Réforme qui, en permettant aux salariés de se ressaisir quelque peu, les arrachera à la déchéance physique et morale irrémédiable et créera autour de l’élite actuellement existante dans les syndicats une véritable armée prolétarienne consciente du but à atteindre : la transformation économique par la socialisation des moyens de production et d’échange.

Le caractère et les allures, sans être une rigoureuse caractéristique de classe, sont cependant, d’une façon générale, en relation avec le milieu. Tandis que la haute bourgeoisie tend à se rapprocher du type affiné de l’ancienne noblesse à laquelle elle a succédé, la moyenne bourgeoisie, dans ses efforts pour s’élever, se montre active, circonspecte, douée de l’intelligence des affaires. La petite bourgeoisie, à son tour, apparaît âpre, à la fois féroce et servile, gourmée dans une morale conventionnelle, ayant, au fond du cœur, la haine du prolétariat dont elle n’est séparée que par un mince fossé qu’elle tremble à tout instant d’avoir à franchir.

Le prolétariat avait jadis en sa faveur cet élément : la force musculaire. Il ne l’a plus aujourd’hui. Déjà plusieurs écrivains ont jeté un cri d’alarme en constatant l’infériorité dans laquelle est tombée à cet égard la classe ouvrière par rapport à la bourgeoisie. Le xixe siècle avec son formidable industrialisme a porté un coup terrible sinon mortel au prolétariat quittant en masse le plein air des campagnes pour aller s’agglomérer dans les bagnes du travail et dans les mansardes fétides des grandes villes, pour aller vivre non plus de pain noir et de légumes arrosés d’eau claire mais d’aliments plus ou moins falsifiés, accompagnés d’alcools meurtriers. Actuellement, les conditions d’existence du prolétariat sont devenues incontestablement moins pénibles que durant la première moitié du xixe siècle, mais le coup fatal n’en a pas moins été porté. Aussi demeurera-t-on douloureusement étonné si l’on compare la stature chétive et le teint hâve de l’ouvrier des villes à la deuxième ou troisième génération avec la taille robuste quoique épaisse et les fortes couleurs du salarié agricole. Ce dernier pourtant vit presque à la façon des bêtes, d’une nourriture grossière toujours la même et son labeur est pénible ; mais, du moins, l’air et le soleil, si parcimonieusement mesurés aux habitants des cités, ne lui manquent pas et il souffre moins de sa situation que le travailleur urbain parce qu’il a contracté peu de besoins.

La mortalité est plus grande pour les enfants d’ouvriers que pour ceux des autres classes ; ceux qui survivent sont le plus souvent chétifs, prédisposés à la tuberculose, surtout s’ils sont nés troisièmes ou quatrièmes, alors que la mère débilitée par les couches successives, le manque de soins et la misère, ne pouvait leur fournir qu’un lait appauvri.

L’alcoolisme, triste conséquence de cette situation économique — car l’ouvrier recherche dans l’alcool à la fois une diversion et un stimulant — transmet aux enfants les tares paternelles en les intensifiant et, concurremment avec la syphilis, crée des dégénérés, scrofuleux, épileptiques, idiots. Que pourront être les rejetons de pareils êtres, sinon une race de monstres ? Lombroso, qui a eu souvent le tort de tirer des conclusions trop absolues, a, tout au moins, effleuré la vérité en parlant d’un type de « criminels-nés ».

Ainsi, c’est la dégénérescence physique irrémédiable à moins d’une révolution complète dans les conditions d’existence du prolétariat. Le travailleur qui, jadis, pouvait montrer ses biceps musculeux et menacer du poing le bourgeois ventru est aujourd’hui un être débile, vidé de chair, de sang et d’idées à cinquante ans, âge auquel il voit se fermer devant lui l’usine patronale et tombe à la charge de ses enfants.

Au contraire, à cinquante ans, le bourgeois bien nourri est encore en pleine force. La riche bourgeoise, grâce aux soins d’hygiène trop méconnus de la classe pauvre, peut de même conserver sinon la beauté du moins la santé, tandis que l’ouvrière, dont la jeunesse a passé comme un feu de paille, est à trente ans une créature physiquement flétrie et sans âge.

Peut-on donc s’étonner si de nombreux enfants d’ouvriers préfèrent à cette vie de servage et de misère la vie des réfractaires : les garçons le vol, menant à l’assassinat ; les filles la prostitution ?

Le vol, l’assassinat, la prostitution, il faudrait s’entendre sur ces mots. L’hypocrisie des mœurs et des lois en fait un crime aux pauvres et une gloire aux riches. Qu’un rôdeur mal habillé enlève à un passant son porte-monnaie et sa montre, le tribunal correctionnel l’enverra en prison ; que ce rôdeur appuie son acte d’un coup de couteau, c’est le bagne, la peine de mort n’étant plus beaucoup dans nos mœurs. Enfin qu’une fille ou femme prête son corps à des hommes moyennant argent, on la traitera ignominieusement ; des individus, qui se livrent peut-être eux-mêmes à toutes les débauches, l’inscriront au nom de la plus pharisaïque des morales comme esclave de la police.

Mais qu’un riche exploite le travail de ses ouvriers en leur payant des salaires de famine ou que par une opération de Bourse il ruine des milliers de familles, on le saluera avec respect. Qu’un militaire, sans motifs de haine et au nom de la Patrie, éventre une demi-douzaine de Jaunes ou de Noirs, on le décorera de la médaille s’il esl soldat, de la croix s’il est officier. Et qu’une demoiselle bien née se donne devant la loi à un homme riche qu’elle n’aime pas, on ne qualifiera pas ce marchandage de prostitution à vie mais bien d’union respectable, sur laquelle l’Église appellera les bénédictions d’un ciel auquel la famille et les conjoints ne croient guère.

Sans doute, les réfractaires n’ont-ils pour la plupart qu’une perception vague de toute cette hypocrisie. C’est le tempérament ou l’instinct qui se révolte en eux bien plus que la raison.

Fatalité du milieu, mauvaises fréquentations, dit-on, pour expliquer le recrutement de ces réfractaires. Certes, et leur vie n’a rien que de profondément attristant ; mais est-elle plus triste que celle de l’ouvrier régulier et de sa compagne, bêtes de somme jusqu’à la fin de leurs jours ?

Mais sans nier la fatalité du milieu et l’influence des mauvaises fréquentations, on peut entrevoir un troisième facteur. C’est une révolte de la nature même plus forte que toutes les conventions sociales, qui fait que ces enfants d’ouvriers se détournent avec horreur du bagne industriel où leurs ascendants ont laissé leur jeunesse, leur vigueur, leur intelligence, pour s’enfuir dans la rue. Et dans la rue, ils deviennent ce qu’ils peuvent.

Ce sont des malfaiteurs plus farouches que les bandits de finance et d’épée. Possible, mais si décriée que soit leur existence, ils conservent ou acquièrent de par le fait de leur vie aventureuse une vigueur et une souplesse physiques que n’avaient plus leurs parents, transformés en machines. Et on peut se demander si, au lendemain d’une transformation sociale, ce ne sont pas la plupart de ces malfaiteurs, moralement transformés par un milieu nouveau, qui viendront infuser un sang plus chaud dans les veines du prolétariat anémié.

Une pareille hypothèse pourra choquer beaucoup de personnes : elle n’a rien d’absurde. Les Barbares, qui rajeunirent assez brutalement le monde épuisé des derniers Augustes, n’étaient autre chose que des réfractaires rôdant par formidables bandes dans l’empire romain. Les Alaric, les Attila, les Clovis furent les chefs d’ « Apaches » de leur époque.

C’est l’incompressible besoin de se retremper physiquement dans les vivifiants effluves qui fait fuir à tant d’enfants d’ouvriers la lourde atmosphère et le travail monotone des usines. Assoiffés de grand air, obéissant inconsciemment à un besoin de tout leur être, ils errent, isolément ou par groupes, le long des fortifications, se livrent à des matches de courses à pied ; le cyclisme surtout les enfièvre et comme bien rarement ils peuvent acheter une bicyclette, souvent ils la volent, ce qui est plus simple, mais non sans périls. « Fait pour biclo » (arrêté pour bicyclette), cette inscription orne fréquemment les murs des préaux. Le vol de « bécanes » s’exerce à Paris notamment sur une grande échelle ; c’est par là que bien des fois commencent de futurs malfaiteurs.

Nombre de doctrinaires s’indignent de cette passion des jeunes prolétaires pour la course et le sport, qui les éloigne des cercles d’études sociales, des universités populaires et des cours du soir. Mais il y a là un besoin invincible de l’organisme humain qui, comprimé pendant plusieurs générations, se détend désordonnément. Un fils de petits bourgeois ou même d’ouvriers relativement aisés, — car l’armée du travail, à son tour, a ses distinctions et ses sous-classes — pourra donner ses loisirs à l’étude. Mais le fils des tout à fait miséreux et miséreux lui-même a par-dessus tout soif d’air et de mouvement et c’est une cruelle ironie de lui demander un effort intellectuel qu’il est incapable de donner. L’instinct de ces prolétaires a plus de justesse que les raisonnements des doctrinaires ; ils sentent par leur chair meurtrie qu’ils ont besoin avant tout de se refaire le sang, les muscles et les poumons que leurs parents anémiés n’ont pu leur donner. Le médecin ne s’efforce-t-il pas de rendre au malade la santé du corps avant de lui permettre de fatiguer son esprit ? Et les prolétaires, débilités par la fatigue et la misère, sont des malades.

Entre ces tronçons séparés d’une même humanité, il subsiste à peine ce restant de lien : le langage. Encore est-ce un lien plus apparent que réel. Les perroquets ne sont-ils pas susceptibles d’apprendre à parler ? S’ensuit-il que nous puissions raisonner avec eux ? De même, combien d’hommes en possession du langage articulé sont, comme les perroquets, inaptes à comprendre les idées tant soit peu compliquées ! Sous leur costume moderne ils sont demeurés les pithécanthropes de la période tertiaire, les primitifs de l’âge de pierre.

On peut tracer des classes et sous-classes sociales le tableau suivant :


Classe :
BOURGEOISIE.(Partie de la société possédant capital ou revenus et, généralement, le savoir, ce qui lui assure en même temps la domination politique).
Sous-classes :
Haute-Bourgeoisie. — (Mêlée des débris de l’ancienne noblesse dont elle a pris la place. Financiers, grands industriels).
Moyenne bourgeoisie. — (Professions libérales, commerçants, propriétaires, techniciens, chefs de services).
Petite bourgeoisie. — (Boutiquiers, employés supérieurs).


Classe :
PROLÉTARIAT SALARIÉ. — (Partie de la Société ne possédant ni capital ni revenus).
Sous-classes :
Déclassés.Professeurs, artistes et techniciens pauvres, bourgeois par l’éducation, prolétaires par le manque de capital et de revenus et dans une dépendance économique semblable à celle des ouvriers.)
Ouvriers de luxe.
Employés de bureau et de magasin.
Ouvriers de grande industrie et de services publics.
Ouvriers agricoles.
Petits marchands et travailleurs de petite industrie.
Travailleurs nomades.


Classe :
DÉTRITUS.
Sous-classe :
Mendiants.


Classe :
RÉFRACTAIRES.
Sous-classes :
Malfaiteurs.
Vagabonds.


Quant aux organismes improductifs : police, armée, clergé, magistrature, destinés évidemment à disparaître ou se transformer de fond en comble (ce qui revient au même) avec la société qui leur sert de base, ils recrutent leurs éléments dans les deux grandes classes : bourgeoisie et prolétariat, fournissant celle-là le personnel supérieur, celui-ci le vulgaire troupeau.

La différence de situation sociale et de milieu a donc créé des différences physiques et morales. Ces différences s’accentuent entre les humains d’un même pays tandis que, au contraire, les différences ethniques disparaissent. Les peuples se mélangent, mais non les castes. Un bourgeois français épousera une bourgeoise anglaise ou allemande, mais non sa compatriote ouvrière. Aussi y aura-t-il une bien plus grande ressemblance d’allures, de caractère et de mentalité entre le négociant de la City et celui du faubourg Montmartre qu’entre chacun de ces hommes et les ouvriers qu’il emploie. De même, le mendiant de Rome ressemblera à son confrère de Madrid ou de Vienne et non à son compatriote travailleur régulier ; le cambrioleur parisien ne différera pas beaucoup du burglar londonien. La barrière est donc non entre les pays, mais entre les classes.

Transmises par hérédité, les caractéristiques différentes, tant physiques que morales, s’accentuent sous l’action du temps, et au bout de quelques générations la séparation entre deux rameaux humains partis de la même souche est devenue aussi complète que possible. À son tour, chacun de ces deux rameaux bifurque : dans le premier les individus doués d’une activité plus grande qui se sont assimilé le savoir et ont su éviter les excès tendent à constituer une race vraiment affinée, tandis que les autres s’étant simplement laissés vivre forment une race béatement stationnaire, chez laquelle même peuvent s’éteindre des facultés qui ne sont plus stimulées par le besoin. Dans le second rameau, la grande masse ne formera plus qu’un troupeau hébété, servile à force d’avoir été asservi, inapte à comprendre toute idée tant soit peu abstraite, tandis que quelques individus, doués d’une énergie plus grande, se révolteront contre le milieu où ils étouffent.

Dans le tableau ci-dessous sont notées les principales caractéristiques des classes et sous-classes sociales. Nous ne prétendons pas, cela va sans dire, leur attribuer une valeur absolue ; ce serait pédantisme charlatanesque et maintes fois blessante injustice. Il est bien certain, par exemple, qu’il se rencontre des petits bourgeois d’esprit avancé, des artistes rapaces et des employés de magasin qui pensent. Telle qu’elle est, cependant, cette classification présente une moyenne des traits généraux tant d’ordre physique que d’ordre moral ; dans une étude conjecturale comme celle-ci, qui formule une thèse sans prétendre à l’infaillibilité, elle peut présenter une base très approximative.


Classe :
BOURGEOISIE.
Sous-classes :
Haute Bourgeoisie. — Caractéristiques morales : Esprit dominateur, cultivé, dépouillé ou tendant à se dépouiller de l’âpreté originelle. Spéculatif par besoin d’activité ou jouisseur chez les hommes. Mondain, conventionnel et peu affectif chez les femmes.
Caractéristiques physiques : Vigueur et adresse chez la jeunesse adonnée au sport et voyageant. Allure froide et hautaine.
Moyenne bourgeoisie. — Caractéristiques morales : Esprit libéral, culture généralement superficielle ou plus brillante que solide. Intelligence des affaires. Activité.
Caractéristiques physiques : Activité. Constitution relativement saine sinon vigoureuse.
Petite bourgeoisie. — Caractéristiques morales : Âpreté, manque d’imagination et de générosité. Esprit à la fois servile et autoritaire. Moralisme étroit.
Caractéristiques physiques : Empâtement fréquent, surtout chez les femmes par suite de la vie sédentaire. Prédominance du type abdominal, parfois vigoureux, manque de souplesse et de grâce. Visage inexpressif dans la jeunesse, s’enlaidissant promptement.
Classe :
PROLÉTARIAT SALARIÉ.
Sous-classes :
Déclassés.Caractéristiques morales : Imagination, sentimentalité (plus ou moins comprimée par le milieu), intelligence des affaires souvent absente ou développée seulement à la longue par le besoin. Mépris pour les natures inférieures, c’est-à-dire mépris d’abord pour le petit bourgeois prétentieux et vulgaire, devenant facilement, plus tard, mépris pour le prolétaire inculte.
Caractéristiques physiques : Affinement, nervosité plutôt que vigueur masculine. Main nerveuse et fine.
Ouvriers de luxe.Caractéristiques morales : Se rapprochant de celles des artistes avec des nuances dues à leur vie plus sédentaire. Régularité de travail et intelligence mercantile plus grandes. Mépris ou antipathie plus intense pour les prolétaires incultes dont ils prouvent le besoin de se différencier davantage que les artistes, s’en trouvant eux-mêmes plus rapprochés.
Caractéristiques physiques : Plutôt nerveux que sanguins. Main souple et habile, tendant à s’affiner, précision de l’œil.
Employés de bureau et de magasin.Caractéristiques morales : Culture médiocre avec des prétentions et mépris du travail manuel. Vide d’idées ou idées banales, le surmenage et le manque de temps pour se ressaisir étant les principaux obstacles au développement intellectuel.
Caractéristiques physiques : Peu de vigueur, stature chétive, poitrine peu développée, sang affaibli, teint pâle. Main neutre.
Ouvriers de grande industrie et de services publics.Caractéristiques morales : D’une vigueur intellectuelle décroissante de père en fils, jusqu’au moment où il ne reste plus qu’une loque humaine ou un dégénéré. Aspirations mal comprimées par la discipline et le régime industrialistes. Capables d’enthousiasme instinctif et momentané plus que de calcul et d’effort suivi.

Caractéristiques physiques : Vigueur physique décroissante de père en fils dans les industries exercées en atelier. Appauvrissement du sang. Tendances à l’alcoolisme dans les grandes villes. — Main déformée ou rudimentaire.

Ouvriers agricoles.Caractéristiques morales : Ruse, âpreté, peu d’imagination, culture nulle ou à peu près. Capables de courage et de ténacité plutôt que de générosité.

Caractéristiques physiques : Vigueur musculaire, développement pectoral, endurcissement et résistance corporelles. Attaches massives. Main rudimentaire.

Petits marchands et travailleurs de petite industrieCaractéristiques morales : Instinct naturel aiguisé par la lutte pour la vie et l’activité individuelle. Esprit d’initiative et d’indépendance au moins relatif, tendances à la lutte plutôt par l’habileté que par la révolte.

Caractéristiques physiques : Peu robustes mais vifs et adroits. Nerveux ou bilieux plutôt que sanguins ou lymphatiques. Main habile.

Travailleurs nomades.Caractéristiques morales : De moralité et caractère très divers, les uns, surtout les montagnards (Auvergnats, Savoyards, Piémontais, Suisses), très âpres au gain, les autres capables de générosité et de grandeur d’âme. Les premiers calculateurs et tenaces, les seconds imaginatifs ; ceux-ci indépendants, souvent bohèmes, ceux-là souples et finissant par devenir des sédentaires évoluant vers le type petit-bourgeois.

Caractéristiques physiques : Divers. Peu de lymphatiques ; les uns nervoso-sanguins et robustes, les autres nerveux et déliés. Mains diverses.


Classe :

DÉTRITUS.

Mendiants.Caractéristiques morales : Serviles, rusés ou affaissés, sans courage, irrémédiablement déchus.

Caractéristiques physiques : Peu de vigueur active mais grande endurance lymphatique. Humilité du regard. Main molle.


Classe :

RÉFRACTAIRES.

Malfaiteurs.Caractéristiques morales : Très divers. En général enfants d’ouvriers dont ils voient la misère et la servitude, et incapables de se plier à la même vie de discipline et de privations. C’est une révolte de la classe comprimée qui éclate en eux. Mélange confus de ruse, de naïveté, d’honneur particulier, de courage, de restants ou d’embryons de qualités flottantes au milieu des vices de la dégénérescence ou du milieu social. Deux types particuliers de malfaiteurs : les dégénérés, subissant des tares ataviques, et les révoltés, créés par le milieu et capables d’évoluer dans un milieu différent.

Caractéristiques physiques : Deux types : l’un en régression cérébrale avec prédominance des instincts brutaux (l’« homme criminel » de Lombroso) ; l’autre bien conformé cérébralement mais avec développement des instincts de combativité et de ruse. Inaptitude au travail suivi ; vigueur et agilité plus grande que chez les ouvriers. Le crâne et la main sont généralement caractéristiques chez les malfaiteurs du 1er type.

Vagabonds.Caractéristiques morales : Très divers. Soit lymphatiques et endormis, soit nerveux et rusés avec tendances parfois à se rapprocher du type malfaiteurs et imagination assez riche.

Caractéristiques physiques : Sveltesse : développement musculaire des jambes, plus exercées que les bras.


Telles sont, d’une façon très générale, les caractéristiques des classes et sous-classes sociales, caractéristiques se développant diversement sous l’action des milieux et se transmettant aux descendants par atavisme.

L’atavisme ! Il serait absurde d’en méconnaître la puissance : souvent elle apparaît à une génération éloignée par une frappante reproduction du type ancestral, que des causes secondaires avaient semblé plus ou moins modifier. Mais il n’est guère de loi même naturelle contre laquelle il ne soit possible de lutter ; la transformation du milieu, l’éducation, enfin les modifications organiques peuvent rendre l’individu très différent de ce qu’il semblait destiné à devenir.