Librairie Paul Ollendorff (p. 245-249).
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XXVII

Or, la révolte du Grand Lac avait une tête. Un prince de sang impérial, lointain descendant d’une dynastie oubliée, s’était mystérieusement levé parmi son peuple. On ne savait pas son nom ni son histoire. Une vierge, disait-on, avait prophétisé sa venue ; et à l’heure dite, il avait paru ; et la vierge l’avait reconnu, désigné et proclamé parmi la foule. Il était marqué des stigmates de sa race ; les prêtres s’étaient prosternés devant lui, et le peuple avait couru aux armes. Maintenant, il combattait avec une armée et une cour ; sa prudence et son audace étaient redoutables, et ses partisans fanatisés le surnommaient Hong-Kop, le Tigre. Son nom impérial serait acclamé plus tard, après les victoires définitives, au milieu des triomphes et des agenouillements.

Mais, une nuit, le prince Hong-Kop fut trahi.

L’histoire en est restée obscure. L’âme asiatique ne se dévoile jamais qu’à demi. — Vengeance, ambition, jalousie ? Autres mobiles inconnus, incompréhensibles pour l’Europe barbare ? — Un avis anonyme, écrit en bon latin classique, parvint au quartier général. On lança deux colonnes en hâte, et dans le village indiqué, le prince fut surpris avec une faible escorte. Le dessous des cartes ne fut jamais connu.

Le village était entouré de rizières, et proche d’un bois touffu, propice aux fuites. Hong-Kop, au premier bruit, tenta de s’échapper. Mais les Français gardaient le bois ; la lune éclairait deux lignes nombreuses et vigilantes. — Par les rizières, les colonnes d’attaque avançaient ; des baïonnettes luisaient en files indiennes sur chacun des sentiers. Toute retraite était coupée. Hong-Kop comprit sa perte, et s’y résigna. À son ordre, les siens rentrèrent dans le village, et la tragédie dynastique eut son cinquième acte, sobre et dédaigneux. L’Empereur s’assit au milieu de sa cour ; — les cañhas voisines brûlaient déjà, incendiées ; — et il but le thé qui délivre, sans déclamations, sans larmes, en souriant. Lui mort, nul ne l’imita, parce qu’il ne sied pas aux hommes de s’égaler aux princes ; mais tous attendirent autour du mort que l’ennemi les massacrât. Ils étaient cinquante-huit hommes et deux enfants. Ils ne firent pas d’inutile résistance, soucieux de ne pas se fatiguer avant de mourir. L’ordre de Paris était en effet de massacrer les pirates, et l’ordre fut exécuté.

On les conduisit hors du village, dans la rizière, parce que le village n’était plus qu’une seule flambée. On ne les lia pas ; ils s’agenouillèrent d’eux-mêmes, correctement, sur deux ligues ; la rizière était inondée, l’eau montait aux mollets ; quelques-uns relevèrent un peu leurs robes noires de lettrés, pour éviter la boue. Le bourreau arriva, un tirailleur pareil aux condamnés, un Annamite à chignon lisse qui avait l’air d’une fille ; et il prit le sabre large qui tranche bien les têtes, tandis que tous inclinaient le cou, complaisamment. Le village incendié illuminait l’étrange scène et rougissait l’herbe mouillée où dansaient des ombres baroques. Les officiers vainqueurs, blêmes, voyaient les yeux des suppliciés indifférents, ironiques. Une tête tomba, — deux, — quarante ; le bourreau s’arrêta pour aiguiser sa lame ; le quarante et unième rebelle le regarda faire curieusement ; le sabre affilé reprit sa besogne ; et l’on termina par les deux enfants.

Sur une palissade, oubliée par l’incendie, les tirailleurs plantèrent ensuite les têtes, — pour l’exemple. Dans le bois proche, un tigre, effrayé par le feu rouge, aboyait comme aboient les chiens.

Fierce était là. Il avait fallu agir vite, sans attendre le concours des fractions éloignées : pour faire nombre, on avait débarqué la moitié des équipages de canonnières. Fierce commandait ce contingent.

Minuit était sonné. On campa sur place, par sections, les matelots les plus près du bois. Rien ne semblant à craindre, on posa seulement des sentinelles doubles, et le camp alluma des feux, trop excité et troublé pour dormir. L’odeur du sang obsédait les narines, et aussi l’odeur du village asiatique, abominable mélange de poivre, d’encens et de pourriture.

Tout à coup, un coup de fusil partit du bois.

Il y eut tumulte ; on courut aux armes. D’autres détonations éclataient. Un sergent, la cuisse cassée d’une balle, hurla de douleur. Une sentinelle, mystérieusement égorgée, tomba sans qu’on vît l’égorgeur. Une panique faillit s’en suivre. Mais les officiers s’étaient jetés en avant, et leur exemple entraîna les hommes. Fierce, le premier, entra sous les arbres, sabre bas. Une colère sauvage le poussait, la colère du fauve dérangé de son repos. Il chercha furieusement un adversaire

Mais l’ennemi avait fui. Le bois vide était calme comme un cimetière. Un arroyo coulait au milieu : des sampans peut-être avaient emporté les fuyards. On ne trouva rien que quelques cañhas noires penchées sur l’eau. Nul bruit n’en sortait. Quand même, par fureur déçue et besoin de violences, on enfonça les portes. Les matelots se ruèrent dedans avec des cris et des coups.

Il y avait des femmes dans les cañhas, — des congaïs terrées dans leurs maisons comme des bêtes traquées, des femelles sans force, muettes et demi mortes de terreur. On les tua, sans même voir que c’étaient des femmes. Une rage assassine transportait tous ces gens, — les petits pêcheurs bretons et les paisibles paysans de France ; — ils tuaient pour tuer. La contagion sanglante affolait les cerveaux. Fierce aussi enfonça une porte et chercha, féroce, une proie vivante. Il la trouva derrière deux planches dressées en barricade, dans un réduit sans toit que la lune éclairait impitoyablement : une fillette annamite cachée sous des nattes. Découverte, elle se dressa d’un sursaut, tellement terrifiée qu’elle ne cria pas. Il leva son sabre. Mais c’était presque une enfant, et elle était presque nue. On voyait ses seins et son sexe. Elle était jolie et frêle, avec des yeux suppliants qui pleuraient.

Il s’arrêta. Elle se jeta à ses pieds, lui embrassant les hanches et les genoux ; elle le suppliait avec des sanglots et des caresses ; il la sentait chaude et palpitante, collée à lui.

Il trembla de la tête aux pieds. Ses mains, hésitantes, touchèrent les cheveux lisses, les épaules brunes et polies, les seins. Elle le serrait de toute la force de ses mains maigres, l’attirant sur elle, s’offrant en rançon de sa vie. Il trébucha, tomba sur la proie. Les nattes froissées geignirent doucement, et le plancher vermoulu craqua. Un nuage passa sur la lune. La cañha tiède était comme une alcôve.

Dehors, les cris des matelots s’éloignaient, et l’aboiement du tigre retentissait plus proche.