Librairie Paul Ollendorff (p. 240-244).
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XXVI

L’Avalanche, une toute petite canonnière de vingt-cinq hommes d’équipage, appareilla deux heures avant le coucher du soleil, et remonta la rivière. Saïgon se cacha derrière ses forêts d’aréquiers, et seules, les deux flèches de sa cathédrale émergèrent longtemps de l’horizon, comme deux îlots pointus au-dessus de la mer des arbres. Le fleuve se pliait en méandres. Sur la passerelle, le pilote annamite indiquait de la main le chenal praticable, et parfois la canonnière serrait de près l’une des rives. On distinguait alors chacun des troncs pressés, et, entre eux, la terre marécageuse ; çà et là une rizière brillait verte parmi les arbres bruns ; des indigènes, sortis de quelques cañhas invisibles, regardaient silencieusement passer le bateau.

La nuit vint, sans crépuscule. Inquiet de sa route, Fierce mouilla au milieu du courant. Une senteur plus forte s’exhala des bois nocturnes, et le bruit sourd de la forêt emplit l’obscurité.

Toute la nuit, Fierce se promena sur le pont, avide de fraîcheur.

Un peu de fièvre battait à son pouls. Il se sentait superstitieux et craintif. La fatalité qui depuis un mois l’écartait avec obstination de Sélysette défiait évidemment les possibilités d’un simple hasard. Il y avait là de l’inexplicable ; l’œuvre ténébreuse d’un génie hostile, qui peut-être rôdait alentour, dans la nuit inquiète, — prêt à l’accabler sous d’autres coups.

À l’aube, l’Avalanche repartit.

Des jours passèrent, pareils.

La révolte indigène avait pris feu tout d’un coup, et couru sur le pays comme une traînée de poudre. Deux provinces s’étaient levées en deux jours, incendiant leurs villages, mutilant leurs colons, se ruant à l’assaut des résidences et des postes défendus. Beaucoup de sang avait coulé très vite. Puis, au retour offensif des Français, à l’apparition des colonnes lancées contre les rebelles, un soudain silence avait succédé au tumulte, et le vide s’était fait devant l’invasion : la guerre orientale commençait, — sournoise et têtue.

Point de combat. Des embuscades, des guets-apens ; — un coup de fusil jailli d’une haie ; une sentinelle égorgée sans cri dans sa guérite. — Les soldats s’énervaient à celle lutte contre un ennemi sans corps ; il n’y avait de bons combattants que les tirailleurs annamites, patients et froids comme l’ennemi ; — pareils. Ils se ballaient d’ailleurs férocement, parce que c’était contre des compatriotes, et que les guerres civiles d’Asie, — et d’Europe, — sont inexpiables.

Les canonnières couraient d’arroyo en arroyo ; parfois, — rarement, — elles sondaient les bois de quelques obus. Les insurgés avaient peur d’elles et s’en écartaient ; ils dédaignaient les balles et la canonnade, mais leur théologie populaire, — toujours respectée et nourrie par leurs lettrés, — emplissait de démons hostiles ces machines flottantes nuit et jour panachées de fumées et d’étincelles. — Les canonnières allaient et venaient en vain : on fuyait devant elles.

C’étaient alors de longues randonnées inutiles, sur de faux renseignements donnés par de faux espions. — Le village à bombarder demeurait introuvable, à moins qu’il ne fût déjà en cendres ; les sampans de guerre signalés au fond d’un bras sans issue devenaient magiquement quelques planches pourries. — Les chefs exaspérés tentaient parfois une opération d’envergure : on cernait quinze lieues de pays ; on épaississait les lignes, on doublait les grand’gardes ; les canonnières barraient chaque arroyo ; et l’on n’avançait qu’après mille précautions prises : on marchait en silence à travers les bois vides ; le cercle se resserrait : rien. La nuit tombait cependant, et dans les fourrés noirs, une fusillade tardive éclatait ; des balles sifflaient jusqu’au fleuve, et les tôles des canonnières sonnaient sous les coups ; le canon s’en mêlait, c’était enfin une vraie bataille qui durait jusqu’à l’aube. Mais à l’aube, le feu cessait soudain, car on s’était trompé : il n’y avait point d’ennemi. Égaré ou trahi, on s’était fusillé entre soi, on s’était massacré par mégarde. Dix, vingt morts jonchaient le sol. On les enterrait, — et l’on recommençait d’autres erreurs. On tuait et on mourait sans gloire, avec lassitude et ennui.

Les soldats avaient plus de lassitude et les marins plus d’ennui. Les canonnières étaient comme des couvents cloîtrés, d’où l’on ne sort pas, et où n’arrivent point les bruits du monde. Chaque soir, ignorantes des événements de la journée, elles mouillaient isolément, en plein milieu de la rivière, loin des rives traîtresses d’où partent les abordages nocturnes, — silencieux et sanglants. Mais si loin que l’on fût, on n’évitait pas la tiédeur humide de la forêt, ni son odeur sensuelle, où vibrent pêle-mêle tous les parfums de fleurs et de feuilles, et l’effluve fiévreux de la terre qui fermente. C’étaient des nuits vivantes, pleines de bruissements et de tressaillements. La forêt fourmillait de choses secrètes, qu’on entendait remuer, souffler, haleter. Un murmure formidable montait de cette mer d’arbres ; et parfois, des fracas en émergeaient, angoissants à force d’être proches : galopades sur le sol, chutes dans le fleuve, cris de bêtes en chasse ou en amour. Il n’y a rien au monde qui vive plus sensuellement qu’une forêt tropicale.

Fierce, de son banc de quart, écoutait et respirait la forêt.

Il était chaste depuis trois mois. Fidèlement et orgueilleusement, il se gardait à l’épouse prochaine. Le mois d’absence et d’exil avait été lourd à sa constance : le doute et le nihilisme avaient recommencé de le mordre ; mais pas la débauche ; à peine s’il avait connu de rares tentations, vite enfuies. Et sa continence lui était une dernière fierté, l’empêchait de croire à sa rechute définitive. Sa chair au moins demeurait digne de Sélysette. Cette vie nouvelle qu’il avait entrevue, cette vie chaste et fidèle, — il était encore capable de la vivre. Une chance lui restait.