Les cinq sous de Lavarède/ch26

XXVI

PHILOSOPHIE ALLEMANDE

Lavarède souriant, Bouvreuil maugréant, deux heures environ s’écoulèrent de la sorte. L’usurier ne tenait pas en place. À chaque instant il allait à la porte. Machinalement il essayait de l’ouvrir. Et le Parisien mettait le comble à son exaspération en lui prêchant le calme.

— Soyez paisible, mon bon monsieur Bouvreuil. Après tout, que veulent ces agents de police ? Nous conduire à Trieste. Eh bien, c’est presque le chemin direct pour rentrer à Paris.

On juge de l’effet. Peu à peu l’obscurité se faisait dans la salle.

— Bigre ! murmura le journaliste, j’espère qu’ils songeront à nous faire dîner.

Il avait à peine prononcé cette phrase qu’une clef tourna dans la serrure. Schultze et son compagnon Muller entrèrent suivis par un garçon de restaurant chargé d’un panier où cliquetaient bouteilles, verres et assiettes. Armand salua.

— Le dîner demandé, dit-il, c’est féerique.

— J’ai pensé, répliqua modestement Herr Schultze, que ces messieurs ont l’habitude des mets délicats. Ne voulant pas leur infliger la détestable cuisine moscovite, j’ai pris la liberté de prélever sur la somme saisie au moment de l’arrestation quelques florins pour adoucir le régime.

Lavarède eut un franc éclat de rire. C’était encore l’usurier qui payait les frais de l’aventure ! Mais celui-ci s’emporta. La chose était naturelle. Il rugit, beugla, se lamenta, menaça l’Autrichien impassible et finalement s’écria :

— Nous verrons comment vous justifierez cet abus de pouvoir.

Schultze regarda Muller. Muller dévisagea Schultze. Puis avec un ensemble parfait, les syllabes tombant en même temps avec une précision toute militaire.

— Les débours du voyage seront portés au compte : frais d’instruction, avec les quittances justificatives.

Et comme le propriétaire continuait ses imprécations ainsi qu’un simple héros de l’Iliade :

— J’ai cru vous être agréable, déclara le policier. Je me suis trompé. Excusez-moi. Je ne recommencerai plus.

Le Parisien, qui flairait les plats avec une évidente satisfaction, s’interposa aussitôt.

— Du tout, du tout ! monsieur Schultze. Je vous sais un gré infini de votre attention. Continuez, je vous en prie, continuez.

Sans s’inquiéter des regards furibonds de son ennemi, il continua :

— À propos, avez-vous dîné, monsieur Schultze !

— Non, monsieur Rosenstein.

— Pardon ! monsieur Lavarède ; je rectifie sans insister et répète ma question : Avez-vous dîné ?

— Nous y allons de ce pas.

— À l’affreuse cuisine moscovite… Peuh ! Dînez donc avec nous. Vous avez bien fait les choses, il y a la qualité et la quantité.

Les narines des Autrichiens se dilatèrent. Les plats découverts répandaient dans la salle les odeurs les plus alléchantes. Mais accepter d’un prisonnier… N’y avait-il pas là une tentative de corruption ? Le journaliste comprit leurs scrupules :

— Messieurs, nous avons deux bouteilles de vin. À quatre, personne ne risque de se griser. Et puisque nous devons faire route ensemble, que ce soit au moins le plus aimablement du monde.

Muller était déjà auprès de la table. Quant à Schultze, conquis par la bonne grâce d’Armand, il n’hésita plus.

— J’accepte, monsieur, et vous suis très reconnaissant. Comptez que j’adoucirai autant que possible les rigueurs que m’impose mon devoir.

Sur ce, il s’installa. Bouvreuil fit de même en murmurant avec désespoir :

— C’est moi qui solde le repas, et c’est lui qui fait des politesses.

Tout était excellent et venait de l’hôtel ultra-moderne qu’un Saint-Pétersbourgeois de génie avait récemment ouvert à Bakou. Délicieuse matelote d’anguille de la Caspienne, caviar frais pilé à l’instant, gigot succulent des prés salés de Pétrevsk, rien ne manquait.

La bonne humeur épanouissait les visages, sauf celui du père de Pénélope qui mangeait rageusement, en ronchonnant, ce qui paraissait agacer herr Schultze. Mais Armand avait de la gaieté pour quatre. Il riait, pérorait. Les policiers se pâmaient d’aise aux anecdotes boulevardières qu’il tirait de son sac de journaliste. À sa prière, Muller était allé quérir deux nouveaux flacons de vin de Crimée.

— Ah ! voyez-vous, s’écria tout à coup Schultze, je regrette d’aller seulement à Trieste avec vous. Je voudrais que le voyage durât des mois.

— Trop gracieux en vérité.

— Non, je dis ce que je pense. Vous avez ce qui attire, ce qui attache : la philosophie.

Lavarède ne put réprimer un mouvement de surprise.

— Cela vous étonne, reprit l’Autrichien auquel la bonne chère déliait la langue. Un policier parler de philosophie… J’ai occupé mes loisirs. Hegel, Schelling, Kant, Darwin, Schopenhauer n’ont plus de secrets pour moi.

— Mes félicitations.

— C’est comme cela qu’on apprend la logique, la raison des choses et que l’on peut juger les hommes. Ainsi vous, vous êtes dans une situation que je qualifierais de fâcheuse si j’osais…

— Osez, monsieur Schultze.

— Eh bien, vous vous y montrez supérieur. Vous imposez silence à votre Moi. Il devient une sorte de Non-Moi, planant au-dessus des vicissitudes et maintenant le sourire sur vos lèvres et dans vos yeux.

— Pardon, interrompit le Parisien, il y a autre chose que la philosophie pour expliquer ma quiétude.

— Quoi donc ?

— Mon innocence.

Le policier eut un geste superbe de dénégation et de pitié.

— Pas ça, je vous en prie, tous les coupables en jouent. Avec moi c’est inutile. Vous ne m’amènerez pas à la confusion de l’objectif et du subjectif.

— Mais ma culpabilité, poursuivit Armand adoptant à son tour le « pathos » philosophique, est simplement hypothétique.

— Erreur ! Dans l’Hypothèse, le concept est double. Vous êtes fautif ou non ; ici, il est un, vous êtes coupable.

— Je n’admets pas votre postulatum.

Schultze frappa sur la poche de son pardessus et d’un ton triomphant :

— Parce que, dans le raisonnement synthétique, vous oubliez la lettre révélatrice qui m’a permis de vous arrêter.

Et avec une nuance de considération :

— Ce dont je suis bien heureux, car j’ai fait ainsi la connaissance d’un homme distingué, à tous égards ; voler un million n’est pas d’un être inférieur.

Le Parisien secoua la tête.


Erreur ! le concept est double.

— Vous verrez à Trieste, puisque c’est là que vous me conduisez… Ne parlons plus de cela. Quand partons-nous ?

— Ce soir, par le train de 10 heures 12 minutes… à moins que vous n’ayez quelque objection…

— Du tout ! du tout ! Nous avons un compartiment spécial, sans doute.

— L’administration russe n’en met pas à notre disposition, mais j’ai pensé que vous préféreriez l’isolement.

— Et que votre surveillance serait plus facile…

— Aussi… c’est vrai… à vous on peut tout dire. Vous comprenez… j’ai donc loué… avec l’argent saisi…

L’usurier bondit à ces mots.

— Encore, gronda-t-il en assénant sur la table un coup de poing qui fit grelotter la vaisselle.

— Frais d’instruction, répondit Schultze, à la mention du prix payé est annexé un tarif officiel de la Compagnie.

Puis, se tournant vers Lavarède qui se tenait les côtes :

— Comme les rapports sont pénibles avec les gens qui n’ont pas acquis la philosophie et la faculté de raisonner !…

À dix heures moins le quart, le policier pria ses prisonniers de se laisser appliquer les « menottes ».

— Jusqu’au wagon seulement, dit-il, en manière de consolation. Les portières cadenassées, je m’empresserai de vous débarrasser de cette parure incommode.

Vraiment, il semblait désolé de prendre cette précaution à l’égard d’un homme qui l’avait fait si bien dîner. Armand se prêta de bonne grâce à l’opération ; mais pour Bouvreuil il fallut que le placide Muller, fort comme un hercule d’ailleurs, employât la violence.

Le journaliste avait une certaine inquiétude. Sir Murlyton et sa fille ne seraient pas prévenus du départ. Il se trompait. Sur le quai de la gare, il les aperçut. L’Anglais, méthodique, s’était informé. Il avait appris qu’il existait un seul train quotidien partant de Bakou pour Batoum, sur la mer Noire ; que le départ de ce train était fixé à dix heures douze du soir, et il venait s’assurer que le Français ne quittait pas sans lui les rives de la Caspienne.

Le jeune homme eut le temps d’échanger un rapide regard avec miss Aurett ; puis, la jeune fille, donnant le bras à son père, se dirigea vers un wagon où elle monta.

Un instant après un coup de cloche retentit. En Russie, la cloche remplace le sifflet, et le train s’ébranla. Armand s’accota dans un angle et s’endormit paisiblement.

Il faisait jour quand il se réveilla. Demi-couché sur la banquette, l’usurier ronflait, secoué par de brusques sursauts nerveux. Son agitation contrastait avec l’immobilité de Muller, placé en face de lui, qui, même dans le sommeil, conservait une attitude militaire.

Schultze veillait pour deux, le revolver au poing.

— Bonjour, monsieur Schultze, fit Lavarède, quelle heure est-il ?

— Six heures moins quelques minutes, nous allons arriver à la station d’Udshany.

Et, changeant brusquement de ton :

— C’est admirable la philosophie, dit-il.

— Encore ?

— Toujours, monsieur Rosenstein.

— Lavarède, je vous prie.

— Je vous regardais dormir. Aussi calme que si vous voyagiez pour votre agrément.

— Ah ! c’est que le concept est double, quoi que vous en pensiez.

Souriant, il se pencha à la portière. La gare d’Udshany franchie, le convoi traversait un pays plat, marécageux, monotone. De loin en loin, les isbas des gardes de la voie apparaissaient. Elles étaient élevées sur des poteaux afin d’être isolées des miasmes fiévreux du sol. Le prisonnier avait abaissé la glace.

— Fermez, lui conseilla l’Autrichien, sans cela nous allons être dévorés par les moustiques. Ils sont si dangereux et si nombreux que les agents, pour arriver à dormir la nuit, sont obligés de se percher sur ces plates-formes que vous apercevez, et que supportent des perches de cinq à six mètres.

À dix heures, le train stoppa en gare d’Elisawotopol. — Dix minutes d’arrêt. Muller courut au buffet et rapporta des provisions assez maigres.

— Les buffets russes sont mal garnis, dit-il, mais ce soir nous dînerons bien, puisque vous avez autorisé mon collègue à ne pas lésiner pour la nourriture.

Bouvreuil, mal éveillé, exhala un soupir.

— Où serons-nous ?

— À Tiflis.

Le policier disait vrai. À cinq heures moins dix, on atteignait la grande cité autrefois persane. Muller disparut aussitôt. Une seconde, Lavarède aperçut miss Aurett et elle le salua de la main. Ce fut sans doute le hasard qui porta ses doigts gantés si près de ses lèvres, qu’elle sembla envoyer un baiser au captif. Puis, elle passée, le jeune homme regarda autour de lui.

Assez loin de la gare s’étendait la ville basse ou européenne, réunie à la ville indigène par un pont jeté sur la rivière Kama. À demi fondue dans le brouillard, s’estompait la silhouette de la citadelle en ruines.

Sa prodigieuse mémoire aidant, le journaliste se figura errer à travers l’opulente cité. Il visita en pensée le Jardin d’Europe, où l’on joue l’opérette française ; puis le musée ; les ruelles étroites, tortueuses, escarpées du quartier persan, bordées de maisons surmontées de terrasses aux balcons curieusement ouvragés.

Le retour de Muller le ramena à la réalité. L’agent s’était surpassé. Il avait frété une voiture de place, s’était fait conduire à l’hôtel du Caucase, célébré par tous les voyageurs, et avait mis à sac l’office, la cave et la cuisine.

Coût : trente-cinq roubles.

Bouvreuil n’osa pas étrangler l’Autrichien. À la gare de Bakou, il avait appris à ses dépens la force de ses poings. Mais à chaque mets nouveau étalé complaisamment sur la banquette, le malheureux levait les yeux au ciel avec la désolation muette d’un Harpagon aphone.

— Ma cassette, ma chère cassette ! murmura le Parisien au moment où, en homme sûr de son effet, l’agent exhibait une bouteille de champagne.

À six heures, le train se reprit à rouler. Tous dînèrent. L’usurier mettait les bouchées doubles. Il semblait vouloir manger à lui seul plus que les autres convives réunis. C’était certainement une façon de rentrer dans son argent.

— Et il n’était pas sur les hauts plateaux, ricanait in petto Lavarède ! Si comme nous il avait dû serrer sa ceinture, que serait-ce donc ?

Suffoqué, congestionné, le propriétaire dut pourtant s’arrêter. Il s’endormit lourdement dans un coin, tandis que le Parisien, émoustillé par le mousseux vin blanc des plaines champenoises, chantait le Caucase qu’on traversait presque sans le voir.

À Schultze, stupéfait de son érudition, il contait la fable philosophique de Prométhée enchaîné et déchiré par un vautour. Il ramenait au réel la légende du navire Argo qui aborda en Colchide, — l’Imérétie actuelle, — à l’endroit où s’élève la ville de Poti.

Puis il disait l’histoire héroïque du Lesgbien Schamyl, l’Abd-el-Kader du Caucase ; les mines inépuisables ; les forêts sans bornes.

Enfin, la civilisation arrivant. La voie ferrée coupant les montagnes, jetant ses ponts sur les gouffres, domptant la nature et reliant Batoum à Bakou par un ruban d’acier de neuf cents kilomètres.

Il était près de onze heures quand le conférencier se décida au repos. Il ne vit pas au passage les stations de Kvirily, Riou, Sautredi, non plus que le prodigieux tunnel de Sourham, dont le percement a demandé plus de quatre années d’efforts.

Il rouvrit les yeux comme on atteignait Koutaïs, où s’élevait jadis le temple de la magicienne Médée.

La voie était bordée de champs de rosiers, abrités du froid par des manchons de paille. Bientôt la mer apparut.

— Nous approchons de Batoum, déclara Schultze.

— Tant mieux.

— Et je veux vous faire une proposition, monsieur Rosenstein.

— Lavarède donc.

— Oui, c’est entendu, Rosenstein-Lavarède, là… Voulez-vous me permettre de vous donner le bras pour traverser la ville…

— Le bras ?


Tiflis.

— Au lieu des menottes.

— Mais avec joie, cher monsieur Schultze. Désirez-vous également ma parole que je ne tenterai pas de m’échapper ?

— Non, non…

— Je vous la donne. J’ai plaisir à me laisser conduire à Trieste par vous… Vrai, c’est très sincère, plus que vous ne pouvez le croire.

Le train entrait en gare de Batoum. Lestement, Muller enserra les poignets de Bouvreuil dans les menottes. L’usurier se plaignit. Puisque son « complice » avait les mains libres, pourquoi était-il traité autrement ! Herr Schultze haussa les épaules et doucement, avec un accent où l’on sentait une conviction inébranlable :

— Protester contre le sort, a dit Kant, est d’un fou. Vous protestez toujours, je vous ligote. Un mot encore et j’en serai réduit à vous bâillonner pour éviter les attroupements.

L’usurier se tut, mais si, suivant l’expression populaire, ses yeux avaient été des pistolets, la carrière du policier se fût terminée à l’instant même.

On laissa descendre les autres voyageurs, puis, bras dessus, bras dessous, agents et prévenus se rendirent à l’hôtel d’Europe. Là, ils apprirent que la Volga, steamer de la Compagnie impériale de navigation sur la mer Noire, partirait le lendemain, 16 février, pour Odessa.

— Nous prendrons passage à bord de ce navire, demanda l’Autrichien au journaliste ; cela vous va-t-il ?…

— Volontiers, répondit celui-ci.

Et, en a parte, il ajouta :

— 16 février, je dois être à Paris le 25 mars avant la fermeture de l’étude de maître Panabert, notaire. J’arriverai.

Peut-être le père de Pénélope lut sa pensée dans ses yeux, car il riposta par une épouvantable grimace et ne dit plus un mot.

Après un déjeuner substantiel, Armand s’offrit le luxe d’un excellent cigare. Il envoyait malicieusement la fumée odorante au nez du propriétaire, de plus en plus sombre.

— Vous vous ennuyez, mon bon monsieur, dit-il enfin.

— Je ne vous parle pas, répliqua sèchement Bouvreuil.

— C’est bien ce que je pensais, continua le Parisien ; l’ennui, le terrible ennui qui rend désagréables même les gens qui le sont toujours.

Et s’adressant à Schultze, dont les yeux fureteurs allaient de l’un à l’autre :

— Nous quittons la ville demain. Si nous nous promenions au lieu de demeurer enfermés dans cette chambre.

— C’est que…

— Je sais… Mais vous me tiendrez comme ce matin… et puis je ne veux pas me sauver.

— Si vous en aviez l’occasion ?

— Je n’en profiterais pas.

Le policier sourit :

— Diable d’homme… Vous avez une conviction…

— À démonter Razil-Mograb.

— Quel est celui-là ?

— Le philosophe persan qui le premier a dit : Laissez faire le Destin.

Malgré lui l’Autrichien s’inclina. Son prisonnier connaissait la philosophie persane qu’il ignorait, lui ! Armand très égayé par son attitude acheva de le décider en ajoutant gravement :

— Razil-Mograb fut aussi le précurseur de Sidi-Moufmouf, le philosophe de Montmartre.

— Connais pas celui-là non plus.

— Tenant compte, poursuivit imperturbablement le jeune homme, que le néant est antérieur à la création, il a pu dire : « Tout est dans rien. Or, rien est dans ma poche. Je possède donc tout sous la forme de rien. » C’est la situation à laquelle vous m’avez réduit.

L’agent fut sur le point de serrer la main de son prisonnier. Il le respectait. Que refuser à un être pareil ?

— La promenade, reprit-il, m’irait assez… Mais c’est votre ami…

— Ça mon ami ? Oh ! n’y insistez pas. Errare humanum, sed perseverare diabolicum. Vous voyez, je sais aussi un peu de théologie… Celui-là nous le laisserons ici sous la garde de monsieur Muller.

— Au fait, c’est une idée, partons.

Ne s’inquiétant pas de la rage du père de Pénélope, tous deux sortirent.

En descendant l’escalier, Lavarède remarqua une jeune fille qui causait sous le vestibule avec un homme aux favoris grisonnants. Il reconnut Aurett. Elle le reconnut aussi.

À la main, elle tenait un petit bouquet de violettes, floraison hâtive du pays. Elle le laissa tomber et, sans affectation, s’éloigna de quelques pas avec sir Murlyton.

Armand avait suivi tous ses mouvements. Il ramassa les fleurs, en détacha deux qu’il glissa dans sa poche, puis venant à l’Anglaise, il lui tendit le bouquet :

— Il vient de vous échapper, mademoiselle.

Il s’arrêta, eut un mouvement de surprise et avec une hésitation parfaitement jouée.

— Mais, je ne me trompe pas, mademoiselle, c’est bien vous que j’ai rencontrée à Bakou ?

— Avec mon père.

Aurett désignait le gentleman. Celui-ci salua au hasard, ne sachant trop où le jeune homme en voulait venir.

— Ne m’avez-vous pas dit que vous vous rendez à Trieste ? reprit Armand.

— En effet.

— Je m’y rends également, ou plutôt, on m’y conduit sous l’inculpation de vol, banqueroute frauduleuse, que sais-je ? Il me sera facile d’établir que je suis victime d’une erreur ; mais je vous prie, jusqu’à ce moment, de réserver votre opinion sur un voyageur auquel vous avez serré la main.

Aux deux Anglais ahuris, il adressa un profond salut et, sans paraître remarquer la stupéfaction de l’officier, il lui prit le bras :

— En route, mon cher monsieur Schultze.

Il était enchanté. Grâce à sa petite scène, il pourrait à bord de la Volga échanger quelques paroles avec la jeune fille, sans que l’Autrichien y trouvât à redire.

Ce dernier interrogea un cocher, dont la voiture stationnait près de là. Qu’y avait-il à visiter à Batoum ?

— Dans la ville, rien, répondit l’automédon ; c’est un port militaire entouré de redoutables défenses, mais sans monuments.

Puis d’un ton insinuant :

— Seulement, si cela vous plaît, je vous conduirai à Adjari-Tszali. Ce n’est pas encore la saison, mais c’est égal, en remontant le cours de la rivière Tcholok, on fait une jolie promenade.

Il ne mentait pas. En effet, on ne saurait rien rêver de plus pittoresque que la vallée du Tcholok. Tantôt encaissé, tantôt s’étendant à l’aise entre des plaines basses, le cours d’eau change d’aspect à chaque instant.

À dix verstes de Batoum dans un site merveilleux, au confluent de la rivière et d’un torrent s’élève une « Gostinitza » où l’on donne à boire et à manger. L’auberge a remplacé le poste des Zaporogues, Cosaques de la ligne militaire qui autrefois vivaient en cet endroit, comme nos spahis de la frontière algérienne, comme les anciens honveds de Hongrie.

Pendant l’été, les négociants de Batoum ont l’habitude de passer le dimanche avec leur famille à Adjari-Tszali.

Pour ne pas manquer à la coutume, Armand et son compagnon entrèrent dans l’isba. Schultze paya et invita le cocher à se rafraîchir. Celui-ci, bavard comme les nôtres, se mit à raconter des histoires du pays, entre autres la légende des Arméniens qui conquièrent commercialement tout le Caucase.

« Dieu dit un jour à Satan :

« — Comment as-tu fait pour réunir tant de défauts dans un seul homme ?

« Le diable ricana :

« — C’est simple. J’ai pris un peu de Grec, j’y ai ajouté pas mal de Persan et beaucoup de Juif. Voilà l’Arménien. »

Distrait par le verbiage du moujick, le policier cessa de surveiller Lavarède. En une seconde celui-ci fut dehors et, sautant sur le siège de la voiture, enleva le cheval qui partit au galop.

Au bruit, Schultze accourut. Trop tard ! Le fugitif était déjà à cent mètres et l’attelage détalait avec une rapidité vertigineuse.

L’Autrichien empoignait ses cheveux avec l’intention évidente de les arracher… mais il suspendit son mouvement. La voiture, après avoir décrit une courbe savante, revenait vers la Gostinitza. Sur le siège, le journaliste riait aux éclats. En arrivant auprès du policier, il sauta à terre et gaiement.

— J’avais l’occasion de me sauver, hein ?

— Je dois le reconnaître.

— Vous voyez que je n’en profite pas. Désormais, quand je vous affirmerai une chose, croyez-moi. Et maintenant rentrons à Batoum. Nous arriverons pour dîner.

Pendant la route Schultze demeura pensif. Évidemment les actions de son prisonnier avaient ébranlé sa certitude et les formules philosophiques, dont avait été bourré son crâne germain, augmentaient encore son trouble.

— Si ma base a été fausse, marmottait-il, mon raisonnement logique est faux, sans compter qu’il y a le doute : « L’homme ne doit pas dire : Je suis certain, mais je crois que je suis certain… d’où il résulte, que je ne suis plus certain du tout de la vérité de sa culpabilité. Et, dans la vérité même, n’y a-t-il pas place pour l’erreur ?… Deux et deux ne font quatre que par convention ; en réalité absolue ils ne font rien, car le chiffre implique l’hypothèse d’une mesure, et la mesure ne s’accorde pas avec l’incommensurable… on ne mesure pas l’infini… donc le nombre est vide de sens !… Donc, cet homme-là peut ne pas être le coupable !… »

Le résultat de ces divagations fut que le lendemain matin, Herr Schultze en s’embarquant sur la Volga déclara, à la grande colère de Bouvreuil, à la vive satisfaction de Lavarède, que celui-là resterait enfermé dans sa cabine, gardé à vue par Muller, tandis que celui-ci jouirait, sous sa surveillance bienveillante, de la liberté accordée aux autres passagers.

Bientôt le signal du départ retentit. Le steamer couronné d’un panache de fumée sortit du port, puis évoluant se dirigea vers le Nord en suivant la côte.

Vers midi, le navire s’arrêta en vue de Poti, pour remettre les dépêches au canot de la poste et continua sa route.

Adossé à l’un des montants de la passerelle, Armand regardait au loin les cimes neigeuses du Caucase. À dix pas de lui, le policier parcourait un journal, interrompant à peine sa lecture pour jeter parfois un regard du côté de son prisonnier. Une douce voix s’éleva auprès du journaliste.

— Ne vous retournez pas, disait-elle ; je suis derrière vous avec mon père. J’ai voulu vous donner le bonjour.

En dépit de la recommandation, le jeune homme fit face à ses amis.

— À quoi bon ces précautions, répondit-il. Je vous ai parlé hier à l’hôtel, uniquement pour préparer nos rencontres sur le bateau. Vous serrer la main paraîtrait excessif à mon gardien, mais moralement je le fais et le plus cordialement possible.

En quelques mots, il raconta les tribulations de Bouvreuil, ce qui amusa énormément les Anglais, puis on se sépara en se promettant de se revoir le jour suivant. De sa place le policier avait tout observé.

— Ce gentleman est moins réservé qu’hier, dit-il, lorsque le Parisien revint vers lui.

— Très naturel.

— Trouve pas… Dans votre situation…

— Elle n’existe plus pour lui, il a compris que je dis la vérité.

Sur ce, Armand tourna les talons et s’éloigna en sifflotant. L’Autrichien alla s’accouder au bastingage et se plongea dans des réflexions laborieuses. Sa perplexité croissait toujours.

— L’œil est le miroir de l’âme, grommelait-il. Tous les penseurs sont d’accord là-dessus. Je n’ai jamais vu de regard plus net, plus franc que celui de ce Rosenstein…

Après une courte hésitation, il ajouta :

— Lavarède… Mais alors cette damnée lettre que j’ai en poche… ?

Et il se pressait le front, ce qui, chacun le sait, est une façon de faire la lumière dans un cerveau. Pression vaine ! Ses idées s’embrouillaient de plus en plus.

Les 17 et 18, la Volga s’arrêta successivement à Otchemtchini, Soukoum, Nouveau-Mont-Athos, Goudaout, Adler, Sotchi, Thouapsé, Djoudga, Novorossisk, Anapa, et ensuite à Kerstch.

L’escale est de deux heures dans cette ville importante qui commande le détroit d’Iénikaleh et l’entrée de la mer d’Azov. Lavarède, escorté de Schultze, fit une rapide excursion dans la ville et trouva le temps de gravir l’interminable escalier de pierre qui, partant de la place du Vieux-Marché, finit au sommet du mont Mithridate. Il affirma être récompensé de son ascension par la vue du monument néo-grec élevé à l’endroit où, d’après la tradition, le roi de Pont se fit frapper au cœur avec son épée par un soldat gaulois, pour ne pas tomber au pouvoir de ses implacables ennemis les Romains.

Du plateau, d’ailleurs, on découvre un merveilleux panorama. La ville couchée autour de la rade. À l’ouest, une plaine bossuée de petites éminences et parsemée de taches blanches, bourgs ou villages… Au sud, le massif rocheux de Skati-Kourgan, dans lequel se trouve la caverne appelée Tombeau de Mithridate, et plus loin la mer.

Dans la soirée, on entrevit Théodosie avec les ruines de ses anciennes tours génoises.

Lorsque le Parisien fut enfermé dans sa cabine, Herr Schultze appela Muller et les deux policiers montèrent sur le pont.

La nuit était claire et permettait de deviner la côte de Crimée qui, en été, rappelle à la fois les rivages algériens et les paysages suisses. L’agent fit part à son camarade de ses doutes à l’endroit de Rosenstein-Lavarède.

— J’y ai pensé déjà, répondit Muller, qui ne sachant pas la philosophie, n’avait que du bon sens. Ce n’est pas lui le coupable, ou bien il est rudement fort.

— C’est ton avis ?

— Regarde-le à n’importe quel moment. Rien en lui ne trahit l’inquiétude. Tandis que l’autre ne décolère plus. S’il le pouvait, il démolirait le navire. Je le répète, le jeune homme est fort ou innocent.

— Et tu penches ?

— Pour l’innocence.

Schultze parut réfléchir.

— Alors, il serait Français et artiste, ainsi qu’il le prétend ?

— Probablement et je serais d’avis de le relâcher.

— Oh ! pas comme cela ! La certitude philosophique s’obtient point par point, mathématiquement. Après expérience seulement nous verrons. C’est égal. Si tu as raison c’est une erreur épouvantable.

— Non.

— Comment non ?

— Il est aimable et bon garçon… il nous excusera.

— De l’avoir emmené de Bakou ?

— Tu vois bien que ça l’amuse. Il rit, donc il ne se vengera pas.

Puis les causeurs baissèrent la voix et après un quart d’heure de chuchotements s’en furent se coucher.

Le lendemain la Volga brûlait Jalta, et atteignait Sébastopol avec soixante-cinq minutes d’avance. Mais les marchandises à embarquer étaient nombreuses, et le capitaine assura que l’escale serait de quatre heures au moins, au lieu de deux prévues à l’itinéraire. Schultze se frotta les mains, et s’approchant d’Armand qui s’entretenait avec sir Murlyton et Aurett :

— Nous avons quatre heures à nous, vous plaît-il de descendre à terre ?

— Ma foi, mon cher policier, j’avais escompté votre bon vouloir, et je proposais à monsieur et à mademoiselle de visiter la vaillante cité avec nous.

Un canot conduisit les voyageurs à travers la baie de Streletskaïa, port commercial de Sébastopol, entièrement séparé de la baie Sud, devenue propriété de la marine militaire.

Schultze guida ses compagnons à travers la ville toute neuve. Il leur montra les usines, les casernes, l’église du « Vœu », élevée à la mémoire des Russes morts en 1854-56 au siège de Sébastopol ; le palais administratif de la « Flotte patriotique russe », Compagnie de navigation entre la mer Noire et l’extrême Orient, fondée en 1878 au moyen de collectes faites dans tout l’empire.

— Allons maintenant au cimetière français, dit l’agent d’un ton énigmatique.

— Le cimetière français ? répéta Aurett.

Ce fut le journaliste qui répondit :

— Oui, mademoiselle, à l’endroit où reposent mes compatriotes tués au feu pendant cette terrible campagne de Crimée. Ils sont nombreux, car dans cette guerre de deux ans, quatre cent mille hommes ont péri, appartenant pour moitié à l’armée russe et pour le reste aux troupes alliées franco-anglo-turco-sardes.

Il fallut prendre une voiture, le champ de repos étant à six kilomètres de la ville.

En apercevant ce rectangle long de quatre-vingts mètres, large de cinquante, enceint de murs effrités par les orages, une émotion intense étreignit le Parisien. Combien dormaient là l’éternel sommeil sous les cubes de pierre alignés de chaque côté de l’allée centrale ?

Il se découvrit, songeur, grave.

Soudain l’organe de Schultze le fit tressaillir.

— Eh ! eh ! l’alliance franco-russe justifiée, ricanait l’Autrichien.

Armand se retourna comme s’il avait été piqué par un serpent. Ses sourcils se froncèrent, et d’une voix un peu tremblante :

— Monsieur Schultze, chez nous, en France, après un combat loyal, les adversaires se tendent la main. En Crimée, les Russes et les Français ont appris à s’estimer ; car selon les paroles très justes du général Saussier, il y fut déployé tant d’héroïsme de part et d’autre qu’il n’y eut vraiment ni vainqueurs ni vaincus. Vous aviez raison tout à l’heure, c’est le sang de ces morts qui a fait germer l’amitié des deux peuples.

Le policier hocha la tête :

— Alors, pour quelle raison êtes-vous tous hostiles dans votre pays à l’alliance franco-allemande ?

— Pour autant de raisons, monsieur Schultze, qu’il y a d’habitants en Alsace-Lorraine.

Et le jeune homme regagna la voiture avec les Anglais. L’agent les suivit en murmurant :


Le cimetière français.

— Premier point acquis ! Il est Français, bien Français.

On revint à bord. Les prévisions du capitaine furent dépassées. On dîna avant que le steamer reprit sa route.

Ni la zakouska — hors-d’œuvre — ni l’ikra ou caviar frais, arrosés de vino de Chersonèse et de piro, excellente bière slave, ne parvinrent à dérider M. Schultze. Sa philosophie avait subi un premier échec, et il se souvenait tristement qu’à Trieste sa femme et ses neuf enfants l’attendaient avec la prime de cinq mille florins, promise pour l’arrestation du banquier allemand Rosenstein.

Le 20 février, on eut connaissance d’Eupatoria, la Nice russe ; et vers trois heures enfin, le paquebot se rangea le long du quai d’Odessa.

Tandis que les prisonniers et Schultze dinaient dans un restaurant où tout le monde parlait français, Muller courait à la gare et prenait des tickets, pour le train de Jassy-Bucharest-Szegedin-Trieste dont le départ avait lieu le soir même, à onze heures cinq minutes.

Lavarède était heureux d’entendre les vocables de sa langue. Son geôlier l’avait autorisé à prendre son repas dans la salle commune, et il expliquait à miss Aurett, assise en face de lui, que la colonie française d’Odessa est nombreuse et florissante.

— Quoi d’étonnant à cela ? disait-il. La ville baptisée cité d’Ulysse, — Odusseus, d’où Odessa, — par l’impératrice Catherine qui se piquait d’hellénisme, fut, en réalité, fondée par le duc de Richelieu, nommé gouverneur en 1803.

— Ah ça, vous êtes un puits de science, interrompit Murlyton.

— J’ai beaucoup lu, beaucoup vu et beaucoup retenu. Tout à l’heure, si mon bon Autrichien y consent, je vous conduirai à travers la ville. Quatre choses à voir. Un boulevard superbe, courant le long de la crête de la falaise haute de quatre-vingts mètres, sur laquelle est perchée Odessa. Belle statue en bronze de Richelieu. Escalier de cinq cents marches descendant au port. Sous le boulevard, un tunnel que suivent les chariots transportant les cargaisons des navires à l’ancre. Voilà.

Schultze ne fit aucune objection à ce programme. Muller se rendrait directement au chemin de fer avec Bouvreuil, soumis à une surveillance de plus en plus étroite. Les autres prendraient le chemin des écoliers.

Ainsi le Parisien et ses amis purent jouir de l’admirable vue du port éclairé à l’électricité, où les bassins formaient des taches noires, que les feux de position des navires piquaient de points rouges et verts.

À onze heures moins dix, tous pénétraient dans l’immense hall vitré de la gare des voyageurs. Les Anglais se casèrent de leur côté. Pour Lavarède, il avait sa place marquée dans le compartiment spécial retenu par Muller. Le digne agent, accompagné de Bouvreuil écumant de rage, — il avait les menottes, — y était déjà installé.

À onze heures cinq très exactement, le train s’ébranla sous l’œil bienveillant du gendarme, — uniforme vert à parements rouges, revolver dans sa gaine en bandoulière — que l’on rencontre dans toutes les gares russes.

Le lendemain, après une course rapide à travers le steppe, on atteignit Ungheni, station-frontière de la Roumanie.

On dut changer de train. Les voies dans l’empire du tsar sont, en effet, plus larges de douze centimètres que les autres voies européennes, de telle sorte que le matériel russe ne saurait sortir du territoire, ni les matériels étrangers y entrer. Ce fait a une importance militaire considérable, car il rend presque impossible une invasion du puissant État slave.

À cinq heures trente, on dîna à Jassy.

Vers huit heures, on entrevit Paskany.

Le train traversa Marasesti pendant la nuit et toucha Bucharest, le 22 février, à neuf heures du matin avec deux heures de retard. La correspondance pour Szegedin était manquée, et force fut aux voyageurs d’attendre le départ de quatre heures du soir.

Déjeuner d’abord, puis visiter la ville suffirait bien à les occuper jusque-là. Les bords de la Dumbowina, qui traverse Bucharest, les églises, les couvents, les résidences russe et autrichienne reçurent successivement la visite des Anglais et de Lavarède, escortés du policier devenu complètement muet.

L’Autrichien restait en arrière, se mêlant aux groupes de badauds, écoutant les conversations. Un instant, un sourire distendit ses lèvres.

— Tiens, grommela-t-il, nous allons voir s’il est financier.

Il était son prisonnier.

En revenant à la gare, l’agent acheta un journal qu’il glissa dans sa poche. Dans le train, il s’absorba dans la lecture de la feuille. Tout à coup il s’interrompit, et s’adressant au journaliste qui regardait distraitement la campagne roumaine.

— Comprends pas ça ?

— Quoi donc, monsieur Schultze.

— On vient d’arrêter un banquier sur la plainte d’un de ses clients.

— Moi, je le comprends.

— Attendez donc. Le client apporte en dépôt cinquante mille florins en obligations de la ville de Vienne.

— Bon !

— Deux mois après il le réclame.

— Le banquier ne le rend pas ?…

— Si, seulement les obligations n’avaient plus les mêmes numéros. Là-dessus on l’arrête. Pourquoi ? Je vous remets une somme, vous me la remboursez… Que ce soit en or ou en billets je n’ai rien à dire.

— Dame, murmura le Parisien, cela me paraît évident.

Un éclat de rire de Bouvreuil lui coupa la parole. L’usurier avait écouté la conversation qui, on le voit, l’égayait fort.

— Qu’est-ce que vous avez ? demanda Lavarède.

— Je vous trouve admirable. Vous ne saisissez pas pourquoi on appréhende le banquier ? C’est pourtant clair comme de l’eau de roche. Il a spéculé sur un dépôt.

— Spéculé, où prenez-vous cela ?

Schultze était devenu très attentif, du moins en apparence.

— Parbleu ! continua le propriétaire enflant ses joues. Tout emprunt de ville donne lieu à des tirages, valeurs à lots, vous me suivez ?… Pour Vienne il y en a deux par an. Quelques jours avant le tirage, la chance de gagner poussant le public, les obligations montent. Après elles descendent. D’où un écart de quatre à cinq francs parfois. Voilà pourquoi les titres ne portaient plus les numéros notés par le client. Son banquier avait vendu avant le tirage et racheté après, empochant le produit de l’opération, et empêchant le déposant de courir la chance du tirage.

Il riait tout en parlant, écrasant son interlocuteur, l’ignorant artiste, de son dédain d’homme pratique. Mais sa joie fut de courte durée. Schultze salua profondément le Parisien, et d’un air embarrassé :

— Monsieur Lavarède…, commença-t-il.

— Quoi, interrompit ce dernier, vous ne m’appeler plus Rosenstein ?

— Au cimetière de Sébastopol j’ai reconnu que vous êtes Français ; à l’instant j’acquiers la certitude que vous n’êtes point financier. Je crois, ainsi que vous l’avez affirmé, que vous êtes bien monsieur Lavarède, journaliste parisien, et je vous prie de ne pas faire perdre sa place à un pauvre homme qui a cru faire son devoir en vous arrêtant.

— Mon cher monsieur Schultze, je ne vous en veux pas, au contraire, et même je me plais à ce point en votre compagnie que je continuerai le voyage jusqu’à Trieste.

— Non, oh ! non, je ne veux pas vous infliger plus longtemps l’ennui de ma présence.

Et sur une protestation d’Armand :

— Je vous en prie, fit le policier ; à Szegedin, ville importante et d’où les communications sont faciles, nous réglerons nos comptes… je vous en prie.

— Soit, répondit Armand avec un soupir de regret.

Et les deux homme se serrèrent la main.

— Maintenant, s’écria alors Bouvreuil, à nous deux, monsieur le policier ; je vous assure que, moi, je ne serai pas d’aussi bonne composition.

L’Autrichien le toisa :

— Mais vous, je ne vous lâche pas.

— Hein ? balbutia le propriétaire, vous prétendez ?…

— Que vous êtes le voleur, parfaitement.

— Voleur, moi !

Il se leva, menaçant, mais d’une simple poussée Muller le coucha sur la banquette.

— J’en appellerai aux tribunaux, clama-t-il.

— Et il vous condamneront, répliqua paisiblement Herr Schultze. J’étais aveugle. Du premier coup, j’aurais dû reconnaître en vous le Rosenstein.

— C’est moi Rosenstein ?

— Oui. Votre ami, à Bakou, n’avait pas de papiers. Vous en aviez, vous.

— Vous l’avouez !

— Cela seul devait me mettre sur la voie.

— Vous dites ?

Doctoralement l’agent leva le doigt :

— Que les criminels sont toujours en règle.

Bouvreuil ouvrit une bouche stupéfaite.

— Et depuis, continua l’Autrichien s’entêtant dans sa nouvelle conviction, votre rage croissante à mesure que nous approchons de la ville où vous serez puni de vos forfaits…

— La rage d’avoir les menottes.

— À d’autres. Et la façon dont vous avez expliqué la spéculation de votre collègue.

— Quel collègue ?

— Le banquier de Trieste… Tout vous accuse, jusqu’à la lettre de votre ami Florent.

Le père de Pénélope leva les bras au ciel.

— Florent, à présent !… Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Le juge vous l’apprendra.

Atterré, en se trouvant plus prisonnier que jamais après s’être cru délivré, Bouvreuil garda le silence. Décidément, ce damné Lavarède lui portait malheur. Son voyage autour du monde n’avait été qu’une longue série de « tuiles ». Et la dernière lui paraissait plus dure encore que les autres.

Le journaliste libre achèverait son voyage sans encombre, alors que lui, délégué des porteurs de Panama, moisirait sur la paille humide des cachots. Il épouserait la petite Anglaise. Et Pénélope alors ?…

À la seule idée de la colère de sa fille, l’usurier sentait un frisson courir le long de son échine.

Il guignait Lavarède en dessous. Ce diable d’homme qui passait sans effort, en se jouant, à travers tous les obstacles. Et une idée grandissait dans son cerveau.

— S’il le voulait, il me tirerait de là. Oui, mais comment l’y décider ?

Le train avait franchi la frontière autrichienne à Vereierova.

On était au milieu de la nuit. Les policiers, n’ayant qu’un prisonnier à garder, avaient décidé qu’au lieu de veiller à tour de rôle, tous deux dormiraient. Les portières verrouillées et une chaîne d’acier enroulée autour des chevilles de Bouvreuil suffiraient à empêcher son évasion.


Muller le coucha sur la banquette.

Le propriétaire s’assura que les Autrichiens, un peu las des journées précédentes, étaient profondément endormis, puis il tira par la manche le journaliste qui sommeillait.

Celui-ci ouvrit les yeux.

— C’est moi, dit l’usurier.

— Le diable vous emporte, grommela le jeune homme, je faisais un joli rêve… C’était bien la peine de me mettre sous les yeux une aussi vilaine réalité.

— Ne vous emportez pas, j’ai une proposition à vous faire.

— Inutile, monsieur Bouvreuil, je ne travaillerai pas avec vous, j’ai les mains propres.

Le captif se mordit les lèvres. Mais il fallait digérer l’injure, quitte à s’en venger plus tard. Il prit son air le plus aimable.

— Toujours le mot pour rire.

— Cela vous amuse, tant mieux.

— Une question. Si vous étiez prisonnier comme moi, vous arriveriez à fausser compagnie à vos gardiens, n’est-ce-pas ?

— Bien certainement.

— Vous dites cela. Mais ce n’est pas si facile que vous semblez le croire.

— On peut ce que l’on veut, monsieur Bouvreuil.

— Vraiment ! Que feriez-vous donc ?

Le jeune homme examina l’usurier ; un éclair railleur passa dans ses yeux :

— Vous vous figurez que je vais vous raconter mes petits moyens. Détrompez-vous. Trois mois de prison préventive pour l’instruction de votre affaire me paraissent de bonne justice. Ah ! vous voulez un gendre même par violence… La loi protège votre victime.

— Voyons, monsieur Lavarède, soyez généreux…

— Généreux… Vous savez prononcer ce mot-là ?

— Vous avez de l’imagination, j’ai de l’argent, changeons.

— Vous voulez me payer, commença Armand d’un ton tranchant…

Mais il se ravisa.

— Au fait, pourquoi pas ?

Le propriétaire eut une exclamation de joie.

— Vous acceptez ?

— Pas encore. Ça va vous coûter excessivement cher.

Les paupières de Bouvreuil clignotèrent d’émoi.

— De vous, cela m’étonnera. L’intérêt ne vous guide pas.

— Avec vous, cher monsieur, c’est tout naturel, vous m’avez enseigné l’intérêt… usuraire.

— Enfin que demandez-vous ?

Un instant le journaliste garda le silence.

— Eh bien ! donnez-moi quittance de ma petite dette.

Bouvreuil bondit, mais se rassit aussitôt avec un cri de douleur. La chaîne qui emprisonnant ses chevilles l’avait blessé.

— Vingt mille francs ! bégaya-t-il.

— Mettons que je n’ai rien dit. Vous préférez la prison à votre aise. D’ailleurs vous devez y aller un jour ou l’autre.

À ce moment, Muller se retourna sur la banquette. Les deux interlocuteurs se turent. L’usurier réfléchissait. Sûr d’être relaxé, il aurait encore supporté le cachot, mais la colère de Pénélope lui inspirait une insurmontable terreur. Tout plutôt que de déchaîner cette tempête.

L’Autrichien s’était repris à ronfler. Et tout à coup, Bouvreuil songea qu’il pouvait « rouler » son adversaire. Un reçu de vingt mille francs donné au cours du voyage empêchait son envoi en possession de l’héritage convoité. De vingt-cinq centimes à pareille somme, l’écart était notable.

— Monsieur Lavarède ! appela Bouvreuil.

— Quoi encore ?

— C’est entendu. La quittance contre le moyen.

— La quittance d’abord.

— Vous n’avez pas confiance en ma parole ?

— Oh ! j’ai à peine confiance dans votre signature.

Sans répondre à ce dernier trait, le propriétaire fouilla dans sa poche. Il en tira un feuillet de papier et un petit encrier portatif. S’installant de son mieux, il se disposa à écrire.

— À propos, fit Lavarède, vous me donnez décharge de ma dette et des frais ?

— Des frais aussi ?

— La liberté est le plus grand des biens.

— Soit.

— Bon. Seulement, permettez-moi de vous dicter les termes de cet acte. J’y tiens absolument.

Le père de Pénélope se sentit deviné. Il courba la tête :

— Vous n’êtes pas bête, murmura-t-il entre haut et bas.

— Je le sais bien.

— Dictez donc.

Et d’une plume rageuse, il traça ces lignes à mesure que Lavarède les prononçait :

« Ce 23 février 1891, en wagon près Szegedin.

M. Lavarède (Armand) m’ayant rendu en ce jour un signalé service, je lui fais remise pleine et entière, en toute liberté, de la dette de vingt mille francs qu’il avait contractée envers moi, ainsi que de tous les frais auxquels elle a pu donner cause. »

Puis il tendit le papier au journaliste en murmurant :

— Un reçu dans la forme ordinaire aurait suffi.

— Que non, monsieur Bouvreuil, vous m’auriez réclamé la somme à Paris. Ou bien j’aurais produit le reçu et perdu ainsi tout droit à l’héritage de mon cousin, ou bien, l’ayant détruit, je me serais vu contraint de payer.

Tout en partant, il examinait la quittance. Cela fait, il la plia méthodiquement, mais il n’acheva pas son opération et un accès de folle gaieté le secoua.

Au verso il venait de lire ces lignes :

« À l’étranger, se rendre de préférence dans les hôtels anglais. En cas d’embarras, aller chez le consul. »

C’était la fiche sur laquelle l’usurier avait consigné, au départ, quelques renseignements indispensables à son voyage.

— Et ce moyen ? demanda Bouvreuil surpris.

— Eh bien ! En arrivant à Trieste, réclamez-vous du consul français.

— Oh ! que c’est bête, s’écria le propriétaire en s’assénant sur la tête un formidable coup de poing, je n’y ai pas pensé !

Et, avec un accent de regret intraduisible :

— Voilà une distraction qui me coûte cher…

À sept heures on entrait en gare de Szegedin. Schultze, fidèle à sa promesse, conduisit Armand au buffet ou, malgré l’heure matinale, tous deux déjeunèrent copieusement.

Comme ils finissaient, une vingtaine de musiciens portant leurs instruments, violons, violoncelles, contrebasses, cymbalums, etc., envahirent l’établissement.

— Voici la czarda, fit l’agent.

— Ah ! oui, répliqua Lavarède, l’orchestre que l’on rencontre dans tous les trains de Hongrie.

— Oui, il s’est produit sûrement un peu de trouble sur la ligne, car il y a ici deux czardas : l’une va partir avec nous et l’autre ne prendra le train que demain.

— Comment le savez-vous ?

— C’est le buvetier qui m’a renseigné.

Le moment du départ arriva.

— Monsieur Schultze, dit le journaliste en prenant congé de l’agent, je voudrais vous adresser une prière.

— Faites donc ?

— Vous avez mon ticket pour Trieste !

— Parfaitement.

— Donnez-le-moi, je le garderai en souvenir de l’aventure.

— L’Autrichien acquiesça à son désir.

— Mais, s’écria-t-il tout à coup, il faut que je vous rende ce que je vous ai saisi à Bakou.

Armand ne se souciait pas de rappeler à Schultze qu’il n’avait rien saisi du tout.

Un tel aveu aurait pu compliquer la situation.

— Ne parlons pas de cela. Quelques centaines de francs. Remettez-les de ma part à Mme Schultze en témoignage de mon estime pour vous.

— Mais vous-même ?

— Mon journal a un représentant, donc j’ai un banquier à Szegedin.

Le sifflet de la locomotive et une brillante attaque de la czarda coupèrent court aux hésitations du policier, qui longtemps agita son mouchoir à la portière comme s’il quittait un ami. Armand restait sur le quai avec Murlyton et Aurett.

— Que faisons-nous, interrogea le gentleman ?

— Nous pourrions partir à trois heures puisque j’ai mon billet pour Trieste mais le voyage dure un jour et une nuit, je dois donc m’assurer la nourriture.

— C’est trop juste…

Cinquante minutes plus tard, Lavarède annonçait à ses amis que, utilisant un petit talent de violoniste, il s’était enrôlé dans la czarda. On quitterait Szegedin le lendemain 24, et jusqu’à Trieste le musicien improvisé était hébergé, nourri et rafraîchi avec le reste de l’orchestre.