Les cinq sous de Lavarède/ch25

XXV

LE TRANSCASPIEN

Lavarède ne s’était pas trompé. Le lieutenant Mikaïl Karine, chef de la gare de Tchardjoui, parlait français. Mis au courant des aventures des voyageurs il dit :

— Je vous remercie du bon moment que vous m’avez fait passer. Ne puis-je à mon tour vous être agréable ou utile ?

— Oh si ! répondit franchement le journaliste, et même je vous avouerai que j’espère beaucoup de votre concours.

— Parlez.

— Vous le savez maintenant, je dois regagner l’Europe, toujours sans bourse délier.

— Compris. Jusqu’à Ozoun-Ada, point terminus de la ligne sur la Caspienne, rien de plus facile. Mon frère rejoint son régiment au Caucase, et s’il ne vous déplaît pas de faire route avec un officier russe ?

— Je suis officier de réserve dans l’armée française, c’est répondre.

Le lieutenant s’inclina.

— De plus, je puis vous donner un mot pour M. Djevoï, directeur de la Compagnie de navigation Caucase-Mercure, qui vous fournira les moyens de gagner Bakou sur l’autre rive de « Notre Mer ». Là mon influence cesse.

Les deux hommes se serrèrent la main.

— Et maintenant, reprit Karine, vous ne partirez que demain ; faites-moi l’amitié de déjeuner et dîner avec moi, nous boirons à la France.

— Et à la Russie.

Sir Murlyton déclina l’invitation. Il lui répugnait, à lui sujet britannique, de profiter de l’entente franco-russe. Jusqu’au lendemain matin sept heures, moment du départ du train pour Ozoun-Ada, il se logerait en ville avec sa fille.

— Ah ! à propos, demanda le Parisien, depuis des semaines je ne sais comment je vis ; à quelle date sommes-nous ?

— Au 27 janvier du calendrier russe, c’est-à-dire au 8 février du vôtre.

— J’ai donc près de deux mois pour revenir à Paris.

— Plus qu’il n’en faut.

Lavarède secoua la tête.

— La traversée de l’Europe sera plus difficile, peut-être, que tout le reste.

En se levant pour prendre congé, le gentleman jeta à terre quelques papiers posés sur le bureau du chef. Armand les ramassa et eut un mouvement de surprise :

— Tiens ! vous avez une correspondance allemande !

Il montrait une feuille couverte de caractères gothiques. Le lieutenant haussa les épaules :

— Une note de la police autrichienne.

— Ah ! quelque malfaiteur en voyage.

— Je n’en sais rien. Comme tout bon Slave j’ai horreur de tout ce qui est allemand et je ne parle pas très bien cette langue. C’est du chauvinisme, comme vous dites, ajouta-t-il en riant.

— En France, nous l’apprenons maintenant, par chauvinisme également. Permettez-moi de vous traduire ce document.

Sur un signe d’acquiescement, Armand lut à haute voix :

« Rosenstein, Fritz, né à Berlin (Prusse), gérant à Trieste, de la succursale de la Cisleithanische Bank, de Vienne.

« En fuite, emporte cinq cent mille florins à ses clients.

« Taille — moyenne.

« Yeux, cheveux et sourcils — bruns.

« Front — haut.

« Nez — droit.

« Bouche — moyenne.

« Menton — rond.

« A habité longtemps Paris et Rome. Parle correctement le français et l’italien. Profitera sans doute de cet avantage pour dissimuler sa nationalité. A été signalé à Odessa en dernier lieu. »

Le Parisien s’était arrêté, un vague sourire sur les lèvres. Il replaça le papier sur la table.

— À Odessa, sur la mer Noire, fit-il entre haut et bas. Ce Rosenstein est capable de suivre la voie du Caucase et de vous tomber sur les bras un de ces jours.

— Nous le recevrons comme il le mérite, répliqua Karine ; allons déjeuner.

Et tandis que Murlyton s’éloignait avec miss Aurett, le chef de gare conduisit son hôte à son appartement. Le caviar national fut fêté. Les toasts amicaux s’échangèrent, puis le lieutenant dut reprendre son service. Il recommanda au journaliste d’être exact pour le dîner et le laissa libre de visiter la ville.

Visite peu longue. Pas de monuments, des habitations très simples. Les seules curiosités sont le pont de bois d’Annenkov et le petit bourg d’Amou-Daria, fondé par les Russes à quelques kilomètres de Tchardjoui. Le bazar de cet embryon de cité compte déjà vingt-quatre boutiques où l’on peut se procurer les objets manufacturés d’Europe.

Au soir, Lavarède fut présenté à son compagnon de voyage, le capitaine Constantin Karine. Celui-ci servait au régiment de dragons de Nijni-Novgorod, en garnison à Tiflis, dont le lieutenant-colonel était un prince français, Louis-Napoléon Bonaparte, aujourd’hui colonel à Varsovie. Après le dîner, Lavarède et le capitaine étaient les meilleurs amis du monde.

Le chef de gare mit une chambre à la disposition du Français et celui-ci, pour la première fois, s’étendit sur un lit, primitif il est vrai, mais très supérieur aux roches des hauts plateaux.

Dès six heures et demie du matin, Armand était sur le quai. Un vent violent soufflait du nord et le Français se recroquevillait dans la chaude pelisse de vigogne qu’il devait à la libéralité des Thibétains.

— J’achèverai mon voyage, disait-il aux Russes, mais ça m’ennuie de rentrer à Paris dans cet uniforme de bouddha. On m’accusera de m’être ménagé une entrée à sensation.

Mais changeant de ton.

— Enfin nous n’y sommes pas encore. Pour l’instant, je tiens seulement, lieutenant Karine, à vous exprimer ma gratitude. Veuillez accepter ce souvenir d’un hôte qui sera très heureux s’il peut à son tour vous recevoir à Paris.

Il tendit au chef de gare son couteau thibétain, au manche de corne orné de curieuses incrustations d’argent. Mikaïl esquissa un geste de refus.

— Je comprends, reprit le Français, vous pensez comme nous que le don d’un couteau tranche l’amitié. Eh bien, adoptez notre usage, donnez-moi un sou en échange, la guigne sera conjurée.

Et comme ses compagnons riaient, il se frappa le front.

— Non, au fait, pour vous, ce sera plus cher. Les Chinois m’ont pris mes vingt-cinq centimes, c’est vous qui me les rendrez ; remettez-moi sept kopeks, vingt-huit centimes. J’augmente ma fortune.

Le troc fut opéré cordialement. Au même instant, Murlyton et sa fille paraissaient sur le quai.

Méconnaissables par exemple. Aurett portait un élégant costume de voyage sur lequel était jetée une pelisse ; elle était coiffée d’une délicieuse petite toque, velours et zibeline. Quant au gentleman, son ample pardessus s’ouvrait sur un complet marron de la façon la plus anglaise. Il tenait à la main un paquet volumineux. Armand poussa une exclamation :

— Ah ! ça ! il y a donc des magasins de nouveautés à Tchardjoui ?

— Non, répliqua Aurett, tout cela vient du bazar d’Amou-Daria.

Et d’un ton mutin elle ajouta :

— Nous sommes très las. Monsieur Lavarède débarrassez un moment mon père de ce ballot dont il est chargé.

Le jeune homme obéit. Alors la jeune Anglaise eut un rire joyeux.

— Vous le garderez toujours. Ah ! monsieur offre à une demoiselle dans le désert une peau de yak. Un père correct ne saurait supporter cela. Il vous la rend.

Une légère rougeur monta au visage d’Armand.

— C’est la seconde fois que vous remontez ma garde-robe, sir Murlyton, commença-t-il.

— Vous m’avez sauvé la vie plus souvent, interrompit Aurett, et je ne m’en plains pas. Tenez, il nous reste dix minutes avant l’arrivée du train, vous auriez le temps de reprendre figure européenne.

Mikaïl Karine conduisit aussitôt le journaliste à son bureau et lorsque le train, haletant, fumant, sifflant, fit son entrée en gare, le Parisien, dans son costume gris, dans sa houppelande ouatée ne rappelait en rien le dieu détrôné de Lhaça.

Une dernière poignée de main à l’ami russe et le Français sauta dans le compartiment où ses amis avaient déjà pris place. Le train se mettait en marche.

Merv, au milieu de son oasis arrosée par la Mourgah, la rivière de Tedjenk, Douchak, passèrent sous les yeux des voyageurs.

Puis le paysage devint sévère. Partout, des deux côtés de la voie, le sable fauve du désert. Parfois des ruines imposantes s’étendant sur plusieurs kilomètres — traces du passage des anciens conquérants mongols : Tamerlan, Timour, Nadir.

— On comprend en voyant cela, dit le capitaine Constantin, que ces hommes aient pris le titre de « fléaux du ciel ». Après eux il ne restait rien. Ici s’élevaient des villes de trois cent mille habitants, au milieu d’un pays fertile. Ils sont venus, ont emmené en captivité les habitants, éventré les digues qui contenaient les eaux. Et maintenant, c’est le désert. Dans les ruines, les carnassiers se reposent de leurs chasses. Les Mongols ont tué la vie.

À quelques verstes d’Askabad, le train dut stopper. Une tempête avait ensablé la voie. Des hommes du 2e  bataillon des chemins de fer, aidés de Turkmènes, étaient occupés au déblaiement.

— Autrefois, expliqua le Russe, le service était fait par le 1er  bataillon ; mais Annenkov, aussitôt le Transcaspien terminé, l’a emmené avec lui en Sibérie. Il travaille à la grande ligne qui réunira l’Oural au Kamtchatka.

La circulation devait être interrompue pendant plus de deux heures. Constantin Karine proposa à Lavarède de descendre.

Deux officiers qui surveillaient les travaux furent enchantés d’apprendre qu’un Français se trouvait là. Le capitaine avait dans sa valise d’excellent cognac, et l’occasion de toaster à la France, à la Russie était trop belle. On toasta.

Un des officiers donna rapidement un ordre à un de ses cosaques qui sortit joyeux, en dansant un pas national ressemblant à une bourrée auvergnate, moins alourdie.

— Qu’est-ce ? demanda Lavarède.

— Une surprise, cher monsieur ; vous savez certainement que les exercices d’équitation sont en grand honneur chez nous, chez nos Kozaks en particulier ; on vous prépare une djighiloffka pour vous montrer à la fois sympathie et respect.

Un instant après, les vingt cosaques de la stanitza, ou village militaire, se lançaient à fond de train, debout sur leurs montures, le haut du corps en avant. L’un jetait en l’air son sabre et le rattrapait au vol par la poignée, l’autre faisait faire un moulinet vertigineux à son fusil, puis, sans viser, tirait et atteignait le but. Plusieurs sautaient à terre et sans ralentir l’allure se retrouvaient en selle, les plus agiles ramassaient leur fouet ou leur poignard toujours au triple galop. Le spectacle était aussi curieux que saisissant, et Lavarède, enthousiasme, battait des mains aux exploits des hardis cavaliers.

Lorsque cet intermède prit fin, un sous-officier du bataillon vint annoncer que la voie était remise en état, et le train repartit. À la nuit on atteignit Askalbad. Un instant les voyageurs considérèrent ses rues animées, les grands chameaux à l’œil endormi, circulant avec précaution au milieu de la foule bigarrée.

Puis, le paysage se noya dans l’ombre. À Géok-Tépé, Armand ne put apercevoir la citadelle turkomane aux murs déchirés par les deux brèches que franchirent les soldats de Skobelev.

Quand le jour vint la locomotive filait de nouveau en plein désert.

À un moment, le train s’arrêta. Le Français mit la tête à la portière et s’étonna de ne trouver sous ses yeux qu’une isba peinte en bleu clair et une citerne de tôle.

— Il n’y a pas de station, expliqua Karine. Nous sommes à un arrêt d’approvisionnement : la machine prend de l’eau, voilà tout.

— D’où vient-elle, l’eau ?

— D’Ozoun-Ada. Il y a des trains qui transportent des citernes mobiles sur les points du désert où il serait impossible sans cela d’alimenter les locomotives. Les gardiens de ces postes en boivent également.

— Pauvres gens, combien triste est leur existence dans ces solitudes, murmura Aurett.

Il faisait nuit lorsque, après avoir franchi la station de Mikaïlowsk, les voyageurs atteignirent Ozoun-Ada. Le capitaine connaissait la ville. Il déposa les Anglais dans un hôtel près du port, puis il conduisit le journaliste chez M. Djevoï, auquel le chef de gare l’avait recommandé.

Le directeur de la ligne Caucase-Mercure fit aux voyageurs l’accueil le plus cordial. Mis au courant de la situation par Karine, il déclara que le Français prendrait passage sur un des bateaux dont le départ avait lieu le lendemain et lui remit un ticket donnant droit à la traversée et à la nourriture. Armand se confondit en remerciements.

— Attendez, vous me remercierez ce soir, dit M. Djevoï.

— Ce soir ?

— Oui, après dîner, car je vous emmène. Je pourrais vous garder ici, chez moi, mais cela ne vous ferait pas le même plaisir.

— Ma foi, s’écria Lavarède, vive la Russie ! ce pays hospitalier où l’on semble m’être reconnaissant de voyager sans payer ma place.

— Nous faisons ce que nous pouvons, mais à partir de Bakou, il n’en sera peut-être plus ainsi. Militaire à l’origine, la ligne du Caucase a aujourd’hui des actionnaires. Le contrôle y est très sévère ; et un agent convaincu d’une tolérance comme celle dont vous avez bénéficié jusqu’ici courrait de gros risques.

— Diable ! diable !

Un instant assombri, le visage d’Armand s’éclaira d’un sourire. Il eut un mouvement de tête comme pour dire :

— Nous verrons bien.

Puis il suivit son nouvel hôte. Certes, le directeur du Caucase-Mercure n’avait pas eu tort d’affirmer que le journaliste lui serait obligé de dîner en ville. Il le conduisit dans une maison tenue par un Français qui se surpassa pour son compatriote. Après les ragoûts internationaux, un dîner à la française était un régal et le voyageur y fit honneur.

Couché, hébergé par son aimable amphitryon, Armand attendit patiemment le moment de s’embarquer.

Le 11, il montait à bord de la Feodorowna-Pablewna, vapeur à destination de Bakou, où sir Murlyton et Aurett l’avaient déjà précédé. M. Djevoï veilla lui-même a son installation et ne le quitta qu’au moment de l’appareillage.

Encore que la saison fût avancée, le ciel se montra clément et la traversée fut exempte d’incidents fâcheux. La Caspienne, la mer d’Hyrcanie, que les alluvions du Volga et de l’Oural combleront un jour, demeura unie comme une glace et, le 13 février, vers midi, la Feodorowna-Pablewna entra dans le port de Bakou.

Le capitaine Constantin dut prendre congé de son ami. Un ordre de son colonel l’avait rappelé à Tiflis et il ne pouvait s’attarder. Lavarède le conduisit à la gare, espérant rencontrer un chef aussi aimable que Karine, mais il s’aperçut bien vite que M. Djevoï lui avait dit la vérité. Sur la ligne du Caucase on ne circule pas sans payer sa place. Comme le chef de gare, fonctionnaire civil, lui faisait, courtoisement d’ailleurs, cet aveu pénible, le journaliste remarqua deux hommes arrêtés sur le quai dont l’allure le frappa.

la djighitoffka.
Tous deux blonds, le visage coloré, encadré de favoris, ils semblaient gênés dans leur costume russe. Ils n’avaient pas l’habitude de le porter, cela se reconnaissait à une certaine raideur dans les mouvements. Le chef suivait la direction des regards du Français.

— Ces messieurs vous intéressent ?

Un instant Armand garda le silence.

— Oui, fit-il enfin, ce sont des étrangers, sans doute d’origine allemande.

— Vous avez deviné juste, des policiers autrichiens.

— Ah.

Le journaliste eut un haut-le-corps. Ses yeux brillèrent de malice, puis son visage se contracta et baissant la voix.

— Que font-ils ici ?

Le chef de gare n’avait pas perdu un de ses mouvements et ses traits exprimaient comme un vague soupçon.

— Ils attendent, répondit-il en scandant ses paroles, les yeux rivés sur ceux d’Armand, un certain Rosenstein signalé ces jours derniers à Tiflis. Un quidam qui parle le français sans accent.

— Ah ! murmura le voyageur avec un tressaillement parfaitement simulé… Je vous remercie du renseignement. Le chemin de fer m’est fermé, je tâcherai de trouver autre chose pour quitter la ville.

Et rapidement il s’éloigna. Mais en tournant la tête, il vit le chef de gare courir aux agents et leur parler avec animation en le désignant :

— Bon, dit-il à part lui, à défaut d’autre moyen, va pour la police autrichienne. L’autre jour on me faisait les honneurs d’une djighitoffka, on me fera peut-être aujourd’hui ceux des menottes.

Un second coup d’œil l’assura que la petite comédie impromptue jouée au chef de gare portait ses fruits. Les agents le suivaient, affectant l’indifférence.

Tout en évitant soigneusement d’égarer les « limiers » autrichiens, il parut vouloir les fuir. Il tourna autour d’un pâté de maisons, se jeta dans une rue transversale, revint sur ses pas, en un mot se conduisit en gibier criminel traqué par les bons chiens de chasse de l’autorité.

Ce manège produisit l’effet désiré. Les policiers, gens soupçonneux, passèrent du doute à la conviction. Cet homme qui avait interrogé le chef de gare à leur sujet, qui semblait gêné par leur présence, devait être le banquier Rosenstein. Et leurs larges faces s’épanouissaient. Ils songeaient à la prime qui leur serait payée.

L’un petit, M. Schultze, représentait l’intelligence dans cette association. L’autre, grand, M. Muller, incarnait la force brutale.

Cependant ils hésitaient encore. La crainte d’une erreur les empêchait de s’assurer de la personne d’Armand. Celui-ci comprit leurs scrupules.

— Il faut, pensai-t-il, qu’ils aient une certitude.

Il se rendit à l’hôtellerie où les Anglais étaient descendus et leur proposa une excursion aux environs de la ville.


Les policiers le filaient toujours.

Mais tandis que ses amis se préparaient, il prit une feuille de papier sur laquelle il traça rapidement quelques mots.

Après quoi, il la plia soigneusement et la glissa dans sa poche.

En sortant de l’hôtel, il constata que les deux agents de la sûreté stationnaient de chaque côté de la rue.

— Mes chers amis, dit-il aux Anglais, je vais vous faire visiter les puits de pétrole de Bakou, qui, avec les puits de Pittsburg, en Pensylvanie, fournissent les deux tiers de l’huile de naphte consommée sur le globe. Je me hâte, car peut-être quitterons-nous la ville dans quelques heures.

Arrêtant l’interrogation sur les lèvres de ses amis :

— À ce propos, une prière. Quoi qu’il arrive, vous ne me connaissez pas, vous m’avez rencontré sur le port et voilà tout. J’ai une occasion, vous ne voudriez pas me la faire manquer.

— Certes non, répliqua Murlyton avec la plus entière bonne foi, mais ne nous mettrez-vous pas au courant ?

— À quoi bon, la pièce se déroulera devant vous.

Passant près du temple guèbre de Balakani, pèlerinage célèbre parmi les Persans adorateurs du feu, les voyageurs gagnèrent l’exploitation de l’huile minérale. La vaste plaine sablonneuse d’où se dégage une odeur âcre, est parsemée d’échafaudages de bois hauts de vingt-cinq mètres, assez semblables à ceux qui existent au-dessus de nos puits de mine dans les bassins houillers. Les « vishas » soutiennent les appareils de forage des réservoirs ou le naphte s’accumule par infiltration.

Comme Lavarède dissertait sans perdre de vue les policiers qui le filaient toujours, il s’arrêta soudain. À vingt pas, un homme discourait avec de grands gestes, écouté respectueusement par un groupe de personnages qu’à leur tenue on devinait être de petits fonctionnaires.

L’orateur se retourna au même instant et, quittant brusquement son auditoire, vint au Parisien.

— Enfin, monsieur Lavarède, je vous retrouve.

Le journaliste resta coi. Bouvreuil entrevu pour la dernière fois sur le toit enflammé de la pagode de Lhaça, Bouvreuil était devant lui en chair et en os. Profitant de la stupéfaction de son interlocuteur, le propriétaire reprit, avec une pose avantageuse :

— Vous êtes surpris de me rencontrer ici. C’est tout simple. Tandis que vous vous éloigniez de Lhaça par le Nord, je fuyais vers le Sud, sous un costume de lama disputé aux flammes. Oh ! ce costume a été mon salut. Il me donnait droit à la vénération et à la table des naturels qui croisaient ma route. Franchissant les passes de l’Himalaya, je parvins dans les plaines de l’Inde. Je ne parlais pas, puisque j’ignore les premiers éléments du parsi et de l’hindoustani. Les braves gens crurent à un vœu. Je devins un saint. C’était à qui m’aurait à sa table. Bref, j’arrivai à Calcutta.

Ici, Lavarède retrouva la voix :

— Croyez que je le regrette, monsieur Bouvreuil.

La bouche de l’usurier se fendit jusqu’aux oreilles dans un large rire.

— Attendez, donc, cher monsieur Lavarède… À Calcutta, le chancelier du consulat de France, un aimable Provençal de Carnoules, me déclare grand explorateur. Venir du Thibet en lama, c’est du génie. Je n’y avais pas songé encore… les soucis du voyage… mais j’ai reconnu qu’en effet le moyen n’était pas ordinaire.

— Eh ! le hasard vous a mis ce déguisement sous la main.

— Non, monsieur, c’est le raisonnement.

— Pendant l’incendie ?… Mes compliments, monsieur Bouvreuil, vous êtes devenu méridional aussi.

Le père de Pénélope prit une mine dédaigneuse :

— Plaisantez, monsieur, plaisantez. À Calcutta on n’est pas moins intelligent que vous. On m’a fêté, choyé. On a donné des banquets en mon honneur. La presse s’est émue et je pourrais vous montrer tel journal où s’étale en grosses lettres le sous-titre :

Discours du célèbre explorateur Bouvreuil

— Il y a donc une colonie de prêteurs à la petite semaine dans cette ville anglaise ?

— Enfin, continua l’usurier sans daigner entendre l’interruption, saturé de gloire, je songeai à vous retrouver. Je m’étais fait câbler un mandat de France. Mais vers quel point du globe me diriger. « Té, me fit le consul, vos compagnons sont partis par le Nord. Ils n’ont qu’un chemin, le Transcaspien. Sûrement, ils passeront à Bakou. »

— La peste du Provençal, grommela le Parisien, qui s’avise pour une fois de dire la vérité.

— À présent, conclut Bouvreuil, n’espérez plus vous livrer sur ma personne à des plaisanteries de mauvais goût. Précédé par ma réputation de voyageur, j’ai l’oreille des autorités et je vous empêcherai de frustrer les entreprises de transport. Vous ne rentrerez à Paris que si je le permets et si Pénélope…

— Je pars pour Vienne dès ce soir, ricana Lavarède.

— Vous ?

— Moi-même.

— Je vous en défie.

— Un pari, voulez-vous, monsieur Bouvreuil.

— Ma foi oui. Cent francs.

— Topez là.

Tout en parlant, le journaliste marchait. Une visha le masquait aux yeux des Autrichiens. Rapidement il chiffonna le papier griffonné à l’hôtel et le laissa tomber, puis il s’éloigna sans affectation en raillant le propriétaire.

Les policiers, fidèles à leur rôle, arrivèrent à leur tour à l’échafaudage.

— Lavarède, qui les surveillait du coin de l’œil, se frotta les mains. Tous deux étaient tombés en arrêt devant le papier froissé. L’un d’eux se baissa, le ramassa et, l’ayant déplié, donna une bourrade à son compagnon.

La feuille portait ces mots :

« Mon cher Rosenstein, »

« Tout s’arrangera. Patience. Quelques semaines au Caucase seront bien vite passées, et ce n’est pas là qu’on ira te chercher. À toi.

« Florent. »

Les agents blonds se consultèrent du regard et d’un même mouvement s’avancèrent vers le groupe qui entourait Lavarède. Ils s’arrêtèrent en même temps, s’inclinèrent ensemble devant le journaliste, et de la même voix, du même ton, dans la même mesure :

— Eh bonjour, mon cher monsieur Rosenstein. Comment vous portez-vous ?

Armand les toisa et, très calme, pesant bien ses mots :

— Vous êtes abusés par une ressemblance, Messieurs, je suis Lavarède, journaliste parisien.

Les Autrichiens secouèrent la tête et Schultze reprit d’un ton finaud :

— Vous avez sans doute des papiers ?

— Hélas non, j’arrive de Chine où l’on m’a dépouillé.

— De Chine, répétèrent les argents d’un ton railleur et hochant la tête d’un air entendu.

— De Chine, fit Muller qui parlait peu, tout à l’opposé de Trieste.

Ils avaient appliqué leurs mains sur les épaules du Français, qui ne fit aucune résistance, mais objecta :

— Vous vous trompez, je le répète, interrogez les personnes qui m’accompagnent.

— Monsieur, que nous avons rencontré sur le port, nous a dit en effet s’appeler Lavarède, s’empressa de répondre miss Aurett.

— Ah ! vous ne le connaissiez pas autrement ?

— Non, monsieur.

Les policiers sourirent.

— Alors, monsieur Rosenstein, veuillez nous suivre.

— Où cela ?

— À Trieste, où la justice vous réclame.

Du coup, Bouvreuil bondit.

— À Trieste, à deux pas de la frontière française, jamais de la vie.

Et élevant la voix :

— Messieurs, vous faites erreur. C’est bien en effet M. Lavarède que vous arrêtez. C’est mon ami.

— Votre ami ?

— Oui.

Avec une dextérité rare, les Autrichiens avaient emprisonné les poignets et les chevilles du journaliste d’une cordelette. L’opération terminée, Schultze, détenteur de la lettre, la fit passer sous les yeux de l’usurier.

— Votre ami, dites-vous, alors vous êtes Florent son complice ?

— Son complice, moi, puisque je vous affirme…

Bouvreuil ne put achever. Muller le garrottait comme Armand et le fouillait. Son portefeuille contenait 25 000 francs.

— Une partie de la somme volée, clamèrent les agents.

— Somme volée, hurla le propriétaire écumant de rage… Ah ! je vous ferai repentir de votre stupidité.

Schultze se pencha vers lui et, paternellement :

— Croyez-moi, lui glissa-t-il à l’oreille, n’aggravez pas votre cas en insultant la force publique. Vous êtes pincé, prenez-en votre parti.

Muller avait disparu. Au bout d’une demi-heure, il revint avec une voiture dans laquelle on fit monter Lavarède et Bouvreuil. Les policiers se placèrent en face d’eux.

À la gare de Bakou, le véhicule s’arrêta. Les prisonniers en furent extraits et on les enferma dans une petite salle.

Bientôt, les agents autrichiens reparurent en compagnie d’un fonctionnaire de la police russe, de l’autre côté du vitrage de la porte. Celui-ci examina rapidement le prévenu, constata qu’il répondait à peu près au signalement donné, un de ces signalements passe-partout qui conviennent à neuf visages sur dix. Puis il appliqua un cachet et un paraphe sur un papier historié d’un double K, Kaiserlische et Kœniglische, comme tout ce qui est officiel en Austro-Hongrie.

C’était un acte d’extradition sommaire, ainsi que les polices des deux empires en échangent parfois pour aller plus vite, les consuls réciproques ayant tout signé d’avance. Après quoi, toujours raide, il salua automatiquement. Schultze et Muller firent de même. C’était fini. Les prisonniers appartenaient maintenant à la police autrichienne. Alors le journaliste fut pris d’un fou rire.

— Monsieur Bouvreuil, dit-il, nous allons partir pour Trieste.

— Le diable emporte ces imbéciles, rugit l’usurier exaspéré.

— Cela vous ennuie donc bien d’aller là-bas ?

Un grognement répondit seul à cette question.

— Moi, continua le Français, cela m’enchante. Je voyage aux frais du gouvernement austro-hongrois et je gagne cent francs.

— Vous gagnez…

— Sans doute, mon bon monsieur Bouvreuil, vous avez perdu votre pari !