Les cinq nièces de l’oncle Barbe-Bleue/Chapitre 12

Charavay, Mantoux, Martin (p. 211-227).



CHAPITRE XII


UN JOUR DE BONHEUR


Mis au courant des vœux formés jadis sous les sapins, et que l’Oncle Isidore, comme un nouveau génie des contes de fées, avait si généreusement promis d’exaucer, Luis s’était laissé gagner par l’enthousiasme de ses cousines. Bal, fête champêtre, comédie, il avait tout accepté en projet, et les préparatifs l’avaient amusé comme les autres — au début ! mais une fois la comédie écrite, apprise, répétée, prête à être jouée, et les invitations lancées, il fut repris d’un accès de timidité nerveuse à la pensée de se trouver tout d’un coup placé en évidence, lui, fils du maître de la maison avec son infirmité si frappante. Tant de bruit, tant de mouvement, tant d’inconnu en perspective l’épouvantaient, mais que n’eût-il pas fait pour l’amour de Valentine ! D’ailleurs, il avait, lui aussi, certains projets dont il ne disait rien à personne, mais dont il se promettait un vrai bonheur.

Luis était en train de mettre en pratique la devise de Valentine.

« S’oublier pour les autres. »

Et c’était incroyable combien, envisagée ainsi, la vie avait changé pour lui.

En partageant les promenades charitables que Valentine faisait le matin, escortée de Mlle Favières, avec la permission de M. Maranday, lequel, informé par son fils de l’emploi des cent francs donnés précédemment, avait regarni la bourse de la fillette au profit des pauvres de Damville, Luis n’était pas sans avoir appris bien des choses.

Les chaumières des villages environnants renfermaient des êtres tout aussi disgraciés que lui par la nature. Il fit bientôt connaissance avec une petite bossue, un petit aveugle, un estropié qui ne marchait qu’avec des béquilles, un paralytique qu’on ne sortait jamais de son misérable lit. Ceux-là n’avaient pas auprès d’eux un père pour les aduler, une société de cousines pour les distraire, de nombreux domestiques pour les soigner, ni les mille conforts que donne la fortune et grâce auxquels la souffrance devient plus supportable. Leurs parents, de pauvres paysans, les aimaient à leur manière, mais occupés du matin au soir des travaux des champs qui les faisaient vivre, ils négligeaient forcément les malheureux infirmes.

« Que je les plains, l’aveugle surtout ! s’était écrié Luis quand il avait enfin compris la vérité. Ils sont seuls toute la journée, ils n’ont ni livres, ni joujoux… et point de Valentine, ajouta-t-il avec un serrement de mains attendri et un regard de reconnaissance.

— Il me semble qu’il y a au grenier, bien des livres et bien des jouets, insinua Valentine.

— Et que leur place n’est pas là, n’est-ce pas ? dit Luis, la comprenant à demi-mot.

— Nous pouvons faire tant d’heureux avec si peu !… Même les joujoux cassés, avec quelques raccommodages, sont encore très amusants. Maman nous a enseigné à ne jamais rien laisser perdre. Toutes nos soirées du mois de décembre se passent très gaîment à rafistoler les vieilleries accumulées dans les armoires. Mes frères collent, repeignent, clouent, inventent même de toutes pièces de nouveaux jouets. Maman et moi taillons et cousons dans les vêtements hors d’usage.

— Et que faites-vous de tout cela ? demanda Luis.

— Oh ! c’est bien plus vite distribué que fabriqué ! Il y a tant d’Œuvres de charité, sans compter les hospices d’enfants malades !… Enfin, ma mère vient en aide à plusieurs pauvres familles. Et notre grande récompense a toujours été de la suivre dans ses visites aux nécessiteux.

— Comme moi maintenant, de vous accompagner, murmura Luis.

Bientôt, les infirmes des environs de Rochebrune apprirent à considérer Valentine et Luis comme une bénédiction répandue sur leur triste existence. La chaise roulante du jeune créole était toujours chargée à leur intention : tantôt une poupée, un abonnement à un journal d’enfants pour la bossue ; des petits instruments de musique pour l’aveugle ; une boîte de couleur au boiteux ; un livre, puis une petite voiture mécanique pour le pauvre garçon qui n’était jamais sorti de sa chambre, sans parler de cadeaux plus utiles pour leur bien-être matériel et celui de leurs parents.

— À quoi servirait d’être riche, si l’on ne savait pas partager, disait Valentine.

On partageait donc, et la joie que ressentait Luis en voyant le bonheur qu’il versait à pleines mains le récompensait amplement. Il ne pensait plus à être envieux de personne ; il ne craignait plus d’être un objet de répulsion ou de raillerie ; il ne voyait partout que des figures amies et reconnaissantes. « Le Petit Monsieur du Château » était vite devenu l’idole des enfants du voisinage, malades ou bien portants, et tous lui témoignaient leur gratitude à leur façon, par des sourires, des regards, des fraises des bois, des framboises parfumées, des myrtilles bleues, dont on lui apportait des paniers entiers, tandis que « la Jeune Demoiselle » recevait tant de bouquets, qu’elle ne savait plus les mettre, malgré sa passion pour les fleurs.

« Sais-tu, dit Valentine un jour que Luis s’apprêtait à donner un magnifique volume doré sur tranches au petit boiteux dont l’infirmité l’intéressait tout particulièrement, sais-tu que c’est ce livre qui m’a mise sur la voie des découvertes.

— Comment cela ?

— Oui, regarde.

Et, du doigt, elle souligna le titre :

Les aventures du célèbre Pépé.

— Je ne vois pas comment.

— C’est une nouveauté de cette année, Jacques en avait assez envie au jour de l’an ! Quand je l’ai trouvé au grenier, j’ai tout de suite compris que ce livre n’avait pas pu appartenir aux enfants des anciens propriétaires de Rochebrune.

— Et que par conséquent…

— Il fallait me mettre à ta recherche, finit gaîment Valentine.

— Croirais-tu que j’avais tellement pris en grippe tout ce qui me rappelait les projets de voyages, de gymnastique, d’aventures, que je faisais autrefois, moi qui rêvais d’être soldat ou marin, que j’écartais systématiquement tous les livres où il en était question !

— Pauvre Luis !

— Maintenant je ne me plains plus… tant que tu seras auprès de moi… Oh ! mes pauvres rêves !…

— Je suis sûre que tu deviendras un grand artiste comme papa, tu as tant de dispositions pour la peinture ! dit sa petite consolatrice. Si seulement mon petit père pouvait te donner des leçons, lui qui enseigne si bien la perspective et qui fait de si beaux tableaux !…

Luis sourit, pour une raison de lui seul connue, et, changeant de sujet, se mit à parler de la fête projetée.

On avait résolu de combiner en une seule journée les triples amusements que les fillettes avaient imaginés. M. Maranday avait fait des invitations de tous les côtés. Le riche propriétaire du château de Rochebrune n’avait eu qu’à faire une tournée de visite pour se créer des relations, et Mlle Marie-Antoinette de Montvilliers pouvait être tranquille, les invités élégants ne manqueraient pas.

Valentine avait, elle aussi, invité, tous les enfants du voisinage, riches ou pauvres.

On devait avoir l’après-midi une fête foraine dans le parc, puis un grand dîner sous les arbres, et, le soir, la fameuse représentation de Jeanne d’Arc, suivie d’un bal sur la pelouse. Que de plaisirs ! Valentine aurait dû être radieuse. D’où vient qu’elle soupirait si souvent en y songeant ? C’est que la petite sœur pensait à ses frères, à ses parents, qu’elle aurait tant voulu avoir auprès d’elle. Fidèle à sa devise, elle s’employait si activement au service des uns et des autres que son chagrin en était allégé. Nul ne se doutait en la voyant qu’elle n’était pas la plus heureuse de toutes les fillettes du château, nul, hormis Luis, qui devinait ses tristesses. Mais, chose bizarre, le jeune garçon n’essayait même pas de consoler sa petite amie. Au contraire, il avait un air satisfait des plus surprenants.

Le jour de la fête était arrivé. Il faut croire qu’il n’est pas en ce monde de bonheur complet, car, de son côté, Geneviève avait un regret inavoué. Ce poney dont elle rêvait, elle ne l’aurait jamais. Luis aimait trop Djinn avec lequel il avait fait tant d’enivrantes chevauchées, et qu’il ne pourrait plus monter, hélas ! Et Marie-Antoinette se désespérait, à cause de la défense de l’Oncle de faire venir de Paris de nouvelles toilettes. Or, Mademoiselle de Montvilliers avait si bien saccagé ses belles robes, grâce à sa manie de les porter à tort et à travers, qu’il ne lui en restait plus une de « présentable ». Elle n’avait rien à se mettre, selon l’expression consacrée. Combien elle regrettait d’avoir gâché, pour le pique-nique, son joli costume clair ! Sa manie de vouloir « épater » les autres par son élégance lui avait joué de mauvais tours.

Elle allait revêtir sa toilette la moins fanée, lorsque l’Oncle « Cousu d’or » (il avait perdu son nom de Barbe-Bleue) se signala par une nouvelle originalité : chacune de ses nièces reçut une robe blanche très simple, mais très coquette. C’était charmant de voir ces cinq petites filles vêtues de même. On eût dit cinq petites sœurs.

Mlle Marie-Antoinette qui était experte en toutes ces choses, dut s’avouer que sous des costumes pareils, il y avait peu de différence entre les fillettes. Élisabeth et Charlotte étaient presque jolies, et Valentine l’était tout à fait. À quoi bon être si vaine d’une beauté qui dépend tant d’une couturière et d’une modiste ?



« Pour moi, quelle que soit ta toilette, tu es toujours belle, » avait dit gentiment Luis à Valentine.

C’était une journée magnifique du mois de septembre, le ciel était d’azur, les arbres, déjà garnis des mille ballons orangés, qui servaient de lampions pour l’illumination du soir, semblaient des arbres de pays fantastiques, aux énormes fruits. On avait installé des chevaux de bois sur une pelouse, organisé des jeux de toutes sortes dans un coin du parc, et cinq petites boutiques garnies de mille objets tentants, attendaient les cinq cousines, petites marchandes improvisées. On devait vendre au profit des pauvres, à quiconque parmi les invités, voudrait participer à cette fête de charité, tandis que l’on donnerait à tous les déshérités du sort.

M. Maranday, qui avait parfois des idées fort drôles, avait monté pour Charlotte une boutique où tout ce qui se mange était largement représenté, en lui recommandant bien de ne pas manger son fonds. Geneviève avait une loterie où l’on gagnait à tout coup. Élisabeth, des objets utiles, parmi lesquels force tirelires, et Marie-Antoinette, des fleurs et des colifichets, brillants comme elle, fragiles et futiles. Valentine et Luis, unis comme toujours, avaient une provision inépuisable de bonbons et de joujoux. C’était si doux de faire tant d’heureux ! Luis, à demi caché par le comptoir, n’était plus embarrassé de sa personne. Il rayonnait. Placé en face de la grille, il regardait tous les arrivants avec une persistance singulière chez un « sauvage » comme lui, qui, d’ailleurs, ne connaissait personne.

Les invités entraient en foule dans des calèches découvertes : luxueuses fillettes, garçonnets bien découplés sur leurs bicyclettes, enfants simplement vêtus, arrivant qui à pied, qui dans des équipages modestes, et enfin, les protégés de Valentine, reconnaissables à leurs gais sarreaux, cachant des habits plus ou moins neufs, et les mettant, eux aussi, en tenue de fête.

« Voyez si je n’ai pas eu une bonne idée », disait Valentine, en les saluant d’un petit signe de tête amical.


Abandonne sa boutique à Luis et se précipite….

Tous semblaient en extase, et comme transportés dans un autre monde, un pays enchanté où il n’y avait que du bonheur pour chacun. Eux qui, jusqu’alors, avaient subi, dans les foires et devant les plaisirs des riches le supplice de Tantale, ils osaient à peine croire que, sans même dépenser leurs deux sous accoutumés, ils avaient droit à ces choses extraordinaires qui leur avaient toujours semblé inaccessibles.

D’autre part, les vrais acheteurs mettaient littéralement au pillage les boutiques de ces demoiselles, dont « la caisse » s’emplissait rapidement de pièces blanches, étoilées de pièces d’or.

Mais arrive une diligence bondée de voyageurs. Elle s’arrête devant le perron, et Valentine reste muette de surprise. Tout d’un coup, poussant un grand cri, la petite fille abandonne sa boutique à Luis battant des mains, et se précipite vers la diligence. Elle n’en peut croire ses yeux. Est-ce possible ! Sont-ils bien tous là ? Papa avec sa longue barbe et ses moustaches !… Maman avec son bon sourire !… et le grand Daniel, qui a encore grandi pendant ces six semaines de séparation !… et Stanislas, toujours frais et rose !… et Jacques, avec son béret de travers comme d’habitude !… et Lolo, fou de joie !…

Les quatre fils Aymon sont au complet. Leurs têtes rousses semblent de l’or en fusion, sous le rayon du soleil qui les illumine, comme au départ du train… Tous se jettent sur « Titine » qui voudrait les embrasser tous à la fois, et être en même temps dans les bras de son père et de sa mère.

Quelle joie ! comment vous la décrire jamais ! vous dire comme quoi, presqu’au même instant, un beau capitaine tout galonné serrait sur son cœur son petit diable rose, Geneviève, tandis qu’Élisabeth et Charlotte couraient au devant de leur maman, et que Mlle de Montvilliers recevait un froid baiser d’une élégante dame, aux manières hautaines. — Comme quoi, Luis, le cinquième frère de Valentine, fit en un clin d’œil la connaissance des quatre lycéens. — Comme quoi, il déclara à Valentine qu’il n’avait jamais eu d’aussi gentils copains. — Comme quoi, de leur côté, les quatre fils Aymon dirent confidentiellement à leur sœur que Luis était un « fameux zig ». — Comme quoi, l’oncle Barbe-Bleue fit sur le champ la conquête de toute la bande joyeuse. — Enfin, comme quoi Luis, ravi de l’air de béatitude de Valentine, ne s’était jamais senti aussi heureux.

Mais je n’en finirais pas si je vous racontais tout cela. Qu’il vous suffise de savoir que la journée fut parfaite en tous points. Parfait le dîner en plein air, sur d’immenses tables dressées sous les arbres ; parfaite, la comédie, où Jeanne d’Arc, représentée par Geneviève, recueillit les applaudissements généraux, où les quatre fils Aymon firent merveille dans le costume d’archers supplémentaires que l’oncle leur avait fait préparer ; où le roi Charles VII, couvert d’un manteau d’Hermine à longue traine, aussi bel homme en apparence que vous et moi, sur la chaise longue où il siégeait comme un empereur romain, était enchanté de son rôle.

Tous les spectateurs firent une ovation aux jeunes acteurs, et, d’après Geneviève, « les invités de Valentine » furent transportés au septième ciel.

Vous parlerai-je encore du bal sur la pelouse, et du feu d’artifice, dernière surprise de l’oncle ?

« C’est bien l’oncle Cousu d’or », répétait Lolo avec admiration.

Quelle journée inoubliable pour « les petits pauvres », qui retournèrent chez eux, chargées de cadeaux utiles et agréables, vêtements, jouets, etc. ; sans compter l’argent distribué aux parents par les charmantes vendeuses.

Ce qui rendait cette journée « idéale » au dire de Valentine, c’est que riches et pauvres, jeunes et vieux, connus et inconnus, « tout le monde avait fraternisé, et qu’on s’était senti comme une grande famille ».

Le lendemain fut peut-être meilleur encore pour Valentine, car il lui réservait de nouveaux bonheurs. Et d’abord, ce n’était pas seulement pour la chercher que l’on avait fait venir ses parents, c’était pour donner une bonne quinzaine d’excursions et de soleil aux lycéens avant la rentrée ; c’était pour que l’artiste ébauchât de Luis un de ses portraits les mieux réussis, portrait princièrement payé par l’oncle ; c’était enfin pour que la maman fatiguée pût se reposer auprès de sa fille.

Oh ! la dernière bonne quinzaine ! que de parties et que de rires ! Mme de Montvilliers n’avait pas tardé à emmener sa fille à Uriage, pour combler les vœux de Marie-Antoinette, et Mme Maranday avait bientôt ramené Élisabeth et Charlotte à Orléans, mais le capitaine et Geneviève étaient restés, et « la petite rouge » avait justifié, auprès des lycéens, l’avantageuse opinion qu’elle leur avait donnée d’elle à la première entrevue. Le capitaine était un autre oncle plein d’attention pour Valentine, l’amie de prédilection de sa fille.

Elle finit pourtant cette quinzaine si heureuse, et il fallut songer à regagner Paris. Les vacances étaient terminées. Quel dommage !

Mais Luis ! allait-il retomber dans sa solitude ? Le bon petit cœur de Valentine souffrait de laisser son cousin seul dans ce grand château. Geneviève le regrettait aussi, ce gentil Luis, mais elle était toute à la satisfaction d’avoir retrouvé son « cher petit papa chéri » et au ravissement d’apprendre de lui à se servir du cadeau inattendu de l’oncle Cousu d’or : un poney, un vrai poney, qu’elle devait ramener à Caen, ô délices !… Djinn en était complètement oublié.

Le dernier soir, M. Maranday prit Valentine à part.

« Je t’ai mal jugée pendant longtemps, ma mignonne, mais j’ai enfin pu découvrir ta véritable nature de petite violette, explique-moi donc pourquoi, au commencement, tu étais si différente de toi-même ?

À sa grande surprise, Valentine éclata en sanglots. Et d’une voix entrecoupée :

— Mon oncle, j’ai une confession à vous faire. Je… je savais… on avait dit devant moi que… que vous faisiez venir vos nièces pour en choisir une, et… et en faire votre héritière.

Et ses pleurs redoublèrent.

— Vous aviez l’air si malheureux, si triste, reprit-elle quand elle put parler, j’avais envie de vous dire dès les premiers jours combien j’étais désireuse de vous consoler. J’aurais voulu vous supplier de me laisser vous aimer comme un second père. Vous étiez si bon pour nous !… Mais cette maudite pensée d’héritage me paralysait… j’avais si peur que vous me croyiez aimable par intérêt… Oh ! que je l’ai maudit cet argent. Et puis, ces demoiselles qui me taquinaient tant, et tout le monde qui semblait ne pas me comprendre. J’étais très malheureuse, loin de mes frères et de mes parents… Mais enfin (sa voix s’éclaircit) j’ai trouvé Luis. Alors, j’ai oublié ces bêtises d’héritage, et je suis redevenue moi-même, puisque, ayant un fils, vous ne songiez pas à faire choix d’une héritière.

— Chère petite, dit M. Maranday en la prenant dans ses bras, tu m’as plus donné que je ne pourrai jamais te rendre ! Je cherchais parmi mes nièces celle qui, ayant le meilleur caractère, le cœur le plus tendre ; posséderait cette vertu féminine par excellence, l’abnégation. Je voulais assurer à mon pauvre Luis la chose la plus rare : l’affection désintéressée. Maintenant, je suis tranquille. Si je mourais, si cette grande fortune qu’on m’attribue n’existait pas…

— Luis serait mon frère ! s’écria Valentine les yeux étincelants, jamais je ne l’abandonnerai.



— C’est bien ce que j’attendais de toi, reprit M. Maranday. Mais, pour le moment, voici ce que j’ai résolu, avec l’assentiment de tes parents. Nous allons habiter tous ensemble, ici, pendant les vacances, et, pendant l’année scolaire, à Paris, où je viens d’acheter un hôtel assez grand pour nous loger tous.

— Est-ce possible ! murmura Valentine stupéfaite et près de croire qu’elle rêvait.

— Ton père trouvera là un atelier spacieux, ta mère, un intérieur à diriger, tes frères, un grand jardin et une vaste maison à remplir de leurs rires et de leurs jeux ; toi, toute une mission de dévouement ! Luis ne veut pas quitter sa petite sœur d’adoption. Tes frères lui donneront, par leur présence, l’émulation qui lui manquait ; ton père, qui est un grand artiste, fera des chefs-d’œuvre sans être continuellement arrêté par une misérable question d’argent ; ta mère ouvrira son cœur maternel à l’enfant sans mère, et, grâce à vous, Luis aura retrouvé une famille… Pauvre petit infirme !… Mais ! qui sait ?…

— Oh ! fit Valentine tout bas, il guérira, n’est-ce pas ?… Il marchera…

— Il est si jeune, et il a une si bonne constitution, que, maintenant qu’il veut bien se laisser soigner, nous pouvons tout espérer…

— C’est trop de bonheur !…

— Geneviève viendra nous voir souvent, poursuivit M. Maranday, c’est une excellente nature ; ses travers sont plus apparents que réels, et si je ne t’avais pas comprise enfin, j’aurais pu la choisir à ta place. Il est vrai que son papa me l’aurait difficilement cédée. Charlotte et Élisabeth seront invitées pendant les vacances ; leurs défauts s’atténueront avec l’âge… Quant à Marie-Antoinette, je doute que nous la revoyions jamais ; elle est trop foncièrement égoïste et frivole pour que nous ayons grand plaisir à la retrouver… On n’oubliera pas Mlle Favières. Quand elle aura terminé ton éducation, nous lui assurerons une heureuse vieillesse. Pour toi, qui as non seulement su rendre Luis heureux, mais meilleur, pour toi qui nous as montré que tu savais faire des richesses l’usage qu’il convient, tu seras mon petit aumônier… Le veux-tu, dis, ma fille ? »

Valentine, délicieusement émue, pensant rêver encore, leva ses doux yeux pleins de larmes — myosotis brillants de rosée, — sur l’Oncle si féériquement bon… cet ancien « Oncle Barbe-Bleue » !