George E. Desbarats, éditeur (p. 14-28).

LE « JOURNAL » DE MISS PIMBÊCHE.

PREMIÈRE PARTIE.


Amour ! Amour ! quand tu nous tiens,
On peut bien dire ; Adieu prudence !

(Lafontaine, — Le Lion amoureux.)


Page 1. — « Les hommes sont perfides et inconstants ! »

« Le moment est proche où le beau sexe (comme ils nous appellent, les trompeurs !) les châtiera d’une façon éclatante.

« Cette vengance devra rester mémorable dans l’histoire de l’humanité, et former le plus beau chapitre de l’histoire des femmes !

« Moi, Pimbêche Caquet, descendante de la noble famille des Haut-de-verbe, je veux contribuer, pour ma faible part, à l’œuvre de la rétribution. C’est pourquoi j’entreprends de tenir ce « Journal intime » dans lequel je consignerai les noirceurs, les trahisons et les ruses infernales dont j’ai pu souffrir ainsi que plusieurs de mes amies, et dont quelques-unes de mes lectrices sont peut-être à la veille d’être victimes.

« Heureuse si, quelque jour, ces pages tombent sous les yeux d’un de ces anges dont les noirs tyrans qu’on appelle les hommes aiment tant à couper les ailes ! Heureuse, si je puis ainsi en arracher un seul à l’abîme ! »

— On verra, par la suite de ces extraits, à quel âge et dans quelles circonstances Miss Pimbêche dut écrire cette page furibonde qui forme, pour ainsi dire, le prospectus de son « Journal. » — Je continue à copier les passages les plus saillants de cette œuvre originale :

Page 5. — « J’avais seize ans, (je ne les ai plus !) mon excellente mère me dit un jour : « Tu es invitée au bal que notre amie Madame de Villeneuve donne jeudi prochain. L’état de ma santé ne me permettra point de t’accompagner, mais je tiens à ce que tu y sois, prépare ta toilette »… J’étais enchantée, je passai trois nuits sans dormir ; pendant trois jours je parcourus tous les magasins, et, le soir du bal j’étais armée de toutes pièces. »

Page 10. — « Je suis allée à ce bal ; j’ai beaucoup dansé, surtout avec le fils aîné de notre amie. Il a été assidu près de moi toute la soirée, je pense que je ne lui déplais pas. Hier il est venu m’apporter un superbe bouquet, et, pendant que maman causait avec une autre personne, il m’a dit à voix basse : « J’espère que j’aurai le plaisir de vous voir au grand bal qui a lieu la semaine prochaine, je sais que vous serez invitée. » — J’ai été un peu surprise de cette invitation, car je connais à peine la famille qui donne ce grand bal. — Mais enfin, j’irai, car ma bonne mère me le permettra sans doute, elle a l’air si heureuse de mon bonheur ! »

Page 12. — « Le grand bal a eu lieu et j’y étais, je me suis beaucoup amusée ; le fils de Madame de Villeneuve m’a de nouveau entourée de toutes sortes de prévenances. Mais j’ai vu avec peine qu’il partageait ses attentions entre cette horrible petite Charlotte Beauvais et moi. Une idée de vengeance m’a traversé le cœur, et j’ai dansé plusieurs fois avec le beau Léopold Verner qui, après le bal, nous a accompagnés, mon frère et moi, jusqu’à notre demeure. »

Page 15. — « Le petit manège que je fis l’autre jour, dans le ferme espoir de vexer Monsieur de Villeneuve, n’a point semblé lui causer de peine. Il est venu nous faire deux visites dans l’une desquelles il a rencontré le beau Léopold. — C’est égal, en voilà deux que je tiens ! Je n’ai plus qu’à faire mon choix ! Je puis encore attendre. Monsieur de Villeneuve est très-aimable, je crois que c’est un beau jeune homme, mais il n’est pas riche. Monsieur Léopold est riche, très-beau cavalier…, sportsman achevé… ; peut-être je consulterai maman… ; certainement, je la consulterai…, mais j’ai peur d’aborder cette question. »

Page 17. — « Je suis allée à un pique-nique. Monsieur Wladislas Terrien était mon cavalier pour la journée. Qu’il est charmant ce Monsieur Wladislas ! (Je puis bien me permettre cette exclamation dans mon « Journal intime ».)… Décidément j’aime ce nom Polonais,… Wladislas ! »

Page 25. — …Les bals se sont succédé pendant tout l’hiver… ; je suis un peu fatiguée… ; mais j’ai eu bien du plaisir, et, ce qui mieux est, je suis fixée dans mon choix !… Je n’épouserai ni M. de Villeneuve, ni M. Léopold, (il n’est pas déjà si accompli !) ni M. Wladislas qui a, je m’en suis aperçue, bien des petits défauts. — Ce bel officier qui m’a tant recherchée cet hiver, a définitivement gagné toute mon affection. Pour surcroît de bonheur, maman le trouve tout-à-fait de son goût. Il est allé en Europe demander le consentement de sa famille, il revient dans trois mois et alors… alors… « je serai grandi dame ! » Que j’aurai de plaisir à regarder, du haut de ma voiture, cette affreuse petite Charlotte… allant à pied avec quelque vulgaire amoureux… ! Mais non,… il faut être charitable l’amour rend bon,… je suis si heureuse ! L’avenir m’apparaît si riant ! Dans mon bonheur, j’ai composé une pièce de vers où je retrace les impressions de mon jeune âge, jusqu’au moment où j’ai fait la rencontre de mon charmant officier. — Je cède au plaisir de la transcrire dans mon « journal » :


HISTOIRE DE TOUTES LES JEUNES FILLES,
RACONTÉE PAR UNE D’ELLES.


« À sept ans, par chacun fêtée,
J’aimais les joujoux, les bonbons,
Et j’étais même un peu gâtée
Car mes parents étaient si bons !
Je les aimais d’un amour tendre,
De moi, pour leurs soins bienveillants,
C’est le moins qu’ils pouvaient attendre,
Voilà comme on aime à sept ans !

À dix ans, j’aimai la dentelle
Et je songeais à mes atours ;
Avec une robe nouvelle
J’aimais à sortir tous les jours.
On peut bien excuser cet âge
D’aimer falbalas et rubans,
Mainte vieille que l’on dit sage
Les aime encore à cinquante ans.

À quinze ans, deux bonnes amies
Firent ma joie et mon bonheur.
Oh ! comme nous étions unies…
Nos trois cœurs étaient un seul cœur !
Grands secrets, douces confidences
Rendaient nos entretiens charmans… ;

Et que de belles espérances !
On aime si bien à quinze ans !

« La danse n’est pas ce que j’aime, »
Dit la chanson, mais j’eus mon tour :
Dans un bal, fière de moi-même,
Je dansai jusqu’au point du jour.
Je dormis toute la journée,
J’eus les rêves les plus rians,
Et… la tête un peu fatiguée…
On rêve beaucoup à seize ans !

On aura beau dire et beau faire, —
Il faut aimer… c’est une loi —
Riez, (ce n’est pas mon affaire)
Vous la subirez comme moi.
Un beau jour j’aimerai peut-être
Un cavalier des plus charmans…
Et, s’il veut devenir bon maître,
On verra… car j’ai dix-neuf ans. »


Page 31. — …« Je suis triste aujourd’hui ; — l’officier auquel je suis irrévocablement fiancée[1] (je me garderai bien d’écrire son nom, même dans ce cahier, car, d’après une vieille ballade que je chante souvent :

« Pour être heureux, garçons et filles,
Gardez longtemps, gardez toujours

Le doux secret de vos amours. »

Mon officier, comme disent quelques-unes de mes amies jalouses de mon bonheur, ne m’a point écrit ; il me l’avait pourtant promis. Maman me rassure, il lui a inspiré beaucoup de confiance. C’est qu’il reviendra plus tôt qu’il ne pensait. Je suis tranquille, je suis heureuse ! »


Page 35. — … « Le jeune Auguste Dickson, notre voisin, est un jeune homme de grands talents ; à vingt-trois ans il a une fort jolie position. J’ai cru m’apercevoir que depuis un mois il venait plus souvent qu’à l’ordinaire à la maison. — Je lui en sais gré, car je m’ennuie un peu ;… il est très-aimable, nous avons été élevés ensemble… je raconterai ses visites à mon cher officier, il en rira ! »


Page 35. — … « Monsieur Auguste, qui vit avec ses livres et à son bureau, n’a rien entendu dire de mes engagements, et ce soir il m’a fait… une déclaration ! J’en ris encore ! Le pauvre garçon, est-il assez drôle ! J’allais dire assez simple… ! Je lui parlerai raison, en lui promettant de m’occuper, par la suite, de son avenir,… et lui assurant la protection de mon mari. »


Page 41. — « Depuis quelques jours je suis en butte aux sarcasmes de mes amies… « Ah ! ton officier, tu ne le reverras plus, sois en sûre ! » me disent-elles… Que le monde est méchant !… Néanmoins, je ne saurais le dissimuler, je commence à être inquiète… On m’apporte un journal Anglais… Je l’ouvre en tremblant !… On y a marqué deux paragraphes ; Je lis dans le premier :

« Le 4… régiment, actuellement au Canada, est désigné pour les Grandes-Indes. »

« Ciel ! c’est le régiment de mon ami ! Le second paragraphe est ainsi conçu :

MARIAGES.

« À l’église de K… le 29 mars… Mademoiselle Jane F… à Monsieur Arthur T… lieutenant au 4… de ligne… »

« Ciel ! je n’y survivrai pas ! C’est lui, le traître ! Il me trompait ! J’allai me jeter dans les bras de ma bonne mère,… je tombai évanouie !… »


Page 43. — … « J’ai été malade quinze jours. Pouvais-je croire à tant de perfidie ! Oh ! je le déteste aujourd’hui autant que je l’ai aimé… ! Ma mère m’a emmenée à la campagne… Elle m’entoure des plus tendres soins… Je veux vivre pour me venger de lui et pour le haïr… ! Mais non, j’ai tort… Mon Dieu, pardonnez-moi ! »


Page 45… « Nous sommes de retour en ville… Que de tristes réflexions j’ai faites pendant ce séjour à la campagne ! Ma mère est aussi malheureuse que moi…, elle se reproche d’avoir autorisé les visites du trompeur… Mais je la consolerai… j’aurai du courage : … Je m’informe des nouvelles… Le jeune de Villeneuve est marié, Monsieur Léopold est marié, Monsieur Wladislas est marié… ils sont tous mariés, même la petite Charlotte ! Cette horrible Charlotte ! !… Allons !… pas de faiblesse… je n’ai encore que vingt-deux ans. J’espère qu’Auguste viendra me voir… il n’est pas marié, lui. C’est mon ami d’enfance, un excellent garçon, presqu’un frère pour moi… Je lui dirai combien je regrette d’avoir froissé ses sentiments,… il me pardonnera,… c’est le commencement de l’amour ! »


Page 49. — … « Monsieur Auguste a quitté le pays. Il écrit à ma mère qu’il a toujours considérée comme sa meilleure amie. Dans sa dernière lettre se trouve le passage suivant :

… « Vous apprendrez sans doute avec plaisir, Madame, que je suis bien établi et marié. D’abord commis de la maison Wilson et Cie, je suis parvenu à gagner les sympathies de Monsieur Wilson qui me donne sa fille unique en mariage et me prend pour un de ses associés. Je n’ai pas encore entendu dire que Mademoiselle votre fille fût mariée, j’espère recevoir bientôt cette heureuse nouvelle… »

« Auguste Dickson. »

Dernier espoir qui s’envole !… oh ! j’ai été trop bonne et trop confiante… ! Désormais je veux agir avec le monde comme il a agi avec moi ! À vingt-deux ans tout n’est pas perdu !… Mais il faut que je répare l’affront sanglant dont j’ai été victime… L’occasion ne manquera pas de se présenter… On a bien ri de moi. — Je veux rire des autres… On se réjouit méchamment, dans certaines régions, de voir mon mariage manqué. — Eh bien ! et moi aussi je déferai bien des mariages. »



  1. On emploie trop souvent, dans ce sens, le mot : engagée ; c’est un affreux anglicisme.