George E. Desbarats, éditeur (p. 9-14).


LES CAVALIERS[1]
de
MISS PIMBÊCHE.[2]



INTRODUCTION.


À mon arrivée au Canada, je me trouvai en rapport avec un de ces « Anciens Canadiens » dont M. Aubert de Gaspé a si bien décrit les mœurs dans l’ouvrage récent qui porte ce titre. Dernier rejeton d’une des plus anciennes familles Françaises du pays, mon vieil ami avait conservé une vive antipathie pour les Anglais ; je serais peut-être plus exact en disant seulement qu’il n’aimait pas les mœurs Anglaises. En tout cas, ce sentiment était tempéré chez lui par un jugement sain, une grande aménité de caractère et un esprit agréable qui le faisaient rechercher dans la meilleure société des deux origines.

Il avait beaucoup voyagé, et connaissait les hommes.

— Je ne les méprise pas, me disait-il un jour, et cependant bien des gens qui ont « vu le monde » arrivent à mépriser profondément l’humanité.

— Je suis encore bien jeune, lui répondis-je, et parfois j’ai éprouvé ce sentiment-là.

— Il faut vous en défier… Je prétends même que, par nature, les hommes ne sont pas généralement mauvais. Vous avez pu les trouver égoïstes et méchants lorsque vous étiez malheureux, mais vous n’avez pas persisté et vous ne sauriez persister dans cette opinion.

— C’est tort possible. Vous avez été jeune aussi ; ne croyez-vous pas qu’une déception amoureuse, pour spécifier davantage, peut quelquefois porter celui qui en est la victime à la haine permanente et universelle de la plus gracieuse moitié du genre humain ?

Je venais, paraît-il, de toucher la corde sensible, car mon vieil ami fronça le sourcil, et un nuage, qu’il ne put me dissimuler, passa sur son front. Il se remit bien vite et, parlant d’un franc éclat de rire :

— J’y suis, me dit-il, vous avez été victime et vous voudriez vous poser comme l’ennemi acharné du beau sexe… ! Mais, pour bien des raisons, je vous en défie… !

— Oh ! je n’ai pas parlé pour moi… Mais cela peut arriver : par exemple, la nature aimante et délicate de certaines femmes ne peut-elle pas succomber à une de ces déceptions ?

— Oui et non. — Vous voulez dire, avec, feu Henri IV :

« Mieux vaut-être sans vie
« Que sans amour. »

Or vous savez, tout comme moi, que ni le Béarnais ni la belle Gabrielle ne sont morts d’amour. Toutefois, plaisanterie à part, vous n’avez pas tout-à-fait tort. J’ai là, dans mes papiers, un document assez curieux que je vais vous montrer, et qui pourra vous éclairer sur cette question ; il s’y trouve aussi quelques détails sur les mœurs Anglaises malheureusement trop suivies dans la société Française du Canada. Vous dire comment j’en suis devenu possesseur, c’est ce que je ne saurais me permettre. Qu’il vous suffise de savoir que j’ai intimement connu, la personne, la femme qui a rédigé ce « Journal » ; car c’est un vrai « Journal, » ajouta-t-il, en prenant, dans sa bibliothèque, un assez fort volume manuscrit que nous parcourûmes ensemble.

— C’était une personne fort aimable, me dit-il, avec un soupir, en fermant le livre. Mais elle n’a point jugé à propos de « mourir d’amour, » comme vous venez de le voir. Elle a cependant été bien maltraitée par un Anglais… ! Hélas ! il y a des gens sans cœur dans toutes les nations… !

Je m’aperçus qu’évidemment mon hôte avait joué un rôle dans l’histoire que nous venions de feuilleter. Je dissimulai ma découverte et nous causâmes encore longtemps.

À la fin de la soirée, j’obtins du vieux gentilhomme la permission d’emporter le « Journal » de son ancienne amie, et il m’a, depuis, autorisé à en publier les extraits suivants.


  1. L’auteur préfère le terme cavalier à ceux d’amoureux et de prétendant qui sont plus modernes, il est vrai, mais ne sont pas plus français, si on en croit les meilleurs auteurs. Le terme Cavalier est, du reste, consacré par un long usage au Canada ; conservons notre langue et nos usages !
  2. Les noms propres, inscrits dans le manuscrit où l’auteur a copié ces lignes, ont dû être nécessairement changés ici. Ils ont été remplacés par des noms aussi en rapport que possible avec le caractère des personnages.