Les catacombes/Tome IV/07

Werdet, éditeur-libraire (Tome ivp. 245-256).


À CHARLET.















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Charlet, j’aime vos enfants autant que j’aime vos soldats.

Vos soldats sont goguenards, spirituels, insouciants, flâneurs ; vos enfants sont vifs, jolis, musards, malins ; mais il me semble que, comparés à ce que vous faites pour vos grognards, ou seulement pour vos conscrits, vous êtes un père bien dur pour vos enfants, mon bon Charlet !

Vous donnez à vos soldats tout ce que vous pouvez leur donner du pain, du vin, de la poudre, du fromage, des fusils, qui ne sont pas des fusils-Gisquet du tout ; du tabac à fumer, à priser et à chiquer, des cuisinières qui mettent en réserve le premier bouillon de l’amour ; tous les délices de la vie, en un mot, vous les donnez à vos soldats ; après la bataille d’Austerlitz, Napoléon ne faisait pas mieux pour sa bonne armée que vous pour la vôtre, Charlet.

En effet, que manque-t-il à vos soldats ? Ils jouent, ils chantent, ils se battent, ils font l’amour, ils s’en vont de chez leurs parents, ils rentrent chez leurs parents ; autrefois même vous leur donniez la croix d’honneur ; et aujourd’hui, par une nouvelle et touchante sollicitude, depuis nos légionnaires par boisseaux vous ne donnez plus la croix d’honneur, même aux plus vieilles moustaches. Vous veillez sur la considération qui leur est due, et, plutôt que d’en faire des chevaliers, vous aimeriez autant les appeler ducs et marquis ; d’autant plus que vous en avez le droit, Charlet, comme cela a été suivi il y a trois jours.

Enfin, mon ami, je serais trop long si je voulais énumérer tous vos bienfaits pour votre armée. Vous êtes un bon compagnon pour les braves, mon général. Quelle armée est plus heureuse que la vôtre ? Je suis sûr qu’à voir seulement vos guerriers se réjouir et à les entendre parler, aux portes des vitriers, dans les boutiques de barbiers, et chez nous tous, qui préférons l’ombre d’un Charlet au plus excellent tableau de genre en chair et en os, il s’est fait plus d’engagements volontaires que n’en saurait faire le gouvernement lui-même, tout gouvernement qu’il est.

Or ceci me préoccupe et m’afflige pour toi, mon général, pour toi, le petit caporal en redingote grise de tant de corps de garde et de bivouacs : c’est que si tu es essentiellement bon et complaisant pour les guerriers, en revanche tu es essentiellement dur et impitoyable pour les enfants.

Je te le demande, quel mal t’ont donc fait ces jolis enfants pour être si acharné contre eux ? À peine as-tu fait un enfant mutin, railleur, espiègle, l’œil vif, la peau blanche, la dent saine, la main friponne, le pied petit, il faut absolument que tu mènes cet enfant à l’école, méchant que tu es ! Vite, donnez aux enfants de Charlet un livre, un cornet, une écritoire, un bonnet d’âne, un maître d’école ; conduisez-les chez les Frères ou chez les Mutuels, ainsi le veut Charlet ; il faut que les enfants de Charlet aient un livre à la main et un pédagogue derrière le dos. Pauvres, pauvres enfants ! Et les voilà qui bâillent à se décrocher les mâchoires ! les voilà qui tendent la main au châtiment, qui font deux heures de faction à genoux ; les voilà qui se moquent impitoyablement de leur maître, sûrs d’être fouettés à leur retour. Appelles-tu donc cela être bon et paternel, Charlet ? Quand tu te regardes dans la glace, n’es-tu pas honteux de ton personnage et de ton air dur pour ces enfants, ta création ? T’es-tu donc figuré qu’il n’y avait dans la vie d’un enfant que ceci : Apprendre à lire ! Ô quelle erreur, mon pédagogue ! quel crime, mon bon père ! Que diable voulez-vous que vos enfants deviennent s’ils savent lire ? Voici encore un enfant que vous faites ! L’enfant n’est pas plus tôt fait que vous le placez entre les genoux d’un vieillard qui lui apprend à lire. Mais, encore une fois, vous perdez cet enfant, cruel Charlet ; vous lui abrutissez l’intelligence, vous déformez cet esprit si naïf et si jeune ! Charlet, Charlet ! il en est temps encore, c’est à peine s’il sait épeler votre nouvel enfant : arrachez l’alphabet des mains de cet enfant, rendez-le à ses jeux folâtres, prenez pitié de lui, Charlet !

Prenez pitié de lui ! essayez de ne pas lui apprendre à lire. Quand il saura lire, qui vous dit, Charlet, qu’il sera assez sage pour ne jamais ouvrir un livre ? et s’il ouvre un livre, n’est-il pas perdu sans retour ? À vous voir faire ainsi le maître d’école, ne dirait-on pas que nous sommes dans un temps de chefs-d’œuvre et qu’on publie tous les jours des livres lisibles ? Ô mon ami, vous qui ne lisez jamais, j’imagine, car sans cela comment auriez-vous tout l’esprit que vous avez ? mon ami Charlet, dans votre ignorance complète, dans votre atelier en désordre, dans votre molle et béate paresse, improvisateur nonchalant qui jetez au vent vos chefs-d’œuvre comme le vieil Homère jetait ses vers à la foule, pourquoi voudriez-vous, Charlet, qu’il n’y eût que vous exempt de lire nos chefs-d’œuvre de chaque matin ? Voyez-vous ? l’art de lire, aujourd’hui, c’est le crétinisme poussé à son dernier degré ; savoir lire, aujourd’hui, c’est être exposé à chaque instant aux romans de nos femmes bel-esprit, aux mémoires des valets de chambre et des dames de compagnie, aux histoires écrites par les préfets de police, aux statistiques à trois couleurs, aux comédies en cinq actes de M. Bonjour ; savoir lire, aujourd’hui, c’est n’avoir en soi-même aucun moyen d’éviter les journaux, les brochures, les revues, les prospectus, les chansons séditieuses et autres, les injures des écrivains du ministère, en un mot tout l’attirail de la pensée littéraire et politique qui déborde de toutes parts et qui menace d’inonder, si cela continue, nos esprits, nos âmes, nos cœurs. Et tu voudrais, avec de pareils dangers, continuer à faire apprendre à lire à tes enfants, Charlet !

Tu ne songes donc pas, malheureux, que presque tous les coupletiers savent lire ? que, sur trois faiseurs de mélodrames, il y en a deux qui savent lire, et que le troisième connaît presque toujours ses lettres ? As-tu songé à cela, toi, insouciant philosophe, père dénaturé, homme immoral, avec ta rage de faire épeler les enfants ? as-tu songé à cela que peut-être tu nous élevais des faiseurs de romans en quatre volumes, des créateurs de vaudevilles par moitié et par tiers ? as-tu songé à tout cela, toi leur ami, toi leur père ? as-tu songé à l’ennui qui persécutera ces enfants s’ils savent lire, à l’ennui qu’ils nous donneront s’ils se mettent à écrire ? Je sais bien que cela t’est bien égal à toi, flâneur qui bois et qui fume, et qui t’épanouis au soleil comme une huître ; mais à nous qui lisons, à nous qui allons au théâtre, à nous oisifs occupés de livres et de drames, il nous importe beaucoup qu’on n’apprenne plus à lire à personne, plus à écrire à personne, que le monde des écrivains s’éteigne d’épuisement, afin que nous soyons tous aussi libres, aussi heureux, aussi insouciants que toi, mon Charlet, afin que nous n’ayons plus rien à entendre, plus rien à juger, plus rien à voir que ton œuvre à toi, mon génie, ou, pour mieux dire, les trois et quatre coups de crayon que tu appelles ton œuvre, cette espèce de hasard qui ressemble si fort au fini du génie, ce quelque chose que tu sais faire les yeux fermés, si fort ton cœur est ouvert ! tant il y a d’intelligence dans ton âme ! Ainsi, donc arrache-moi le livre des mains de cet enfant.

Plus de livres pour les enfants ; plus de livres, plus de maîtres. Laisse-les courir dans la rue comme des Bohémiens, laisse-les se vautrer dans la fange comme des canards, laisse-les se moquer de tout ce qui respire comme ferait Molière lui-même, comme tu fais toi-même, innocent et redoutable Charlet. C’en est fait, jette la bride sur le cou de tes enfants comme sur le cou de tes soldats ; sois aussi bon pour les uns que pour les autres, sois la providence des uns comme tu es la providence des autres ; qu’on bénisse ton nom dans les quinconces comme dans les casernes. Soldats et enfants, joignez vos mains et répétez votre pater, la bouche pleine : Notre père Charlet, qui êtes à Vaugirard entre tes fleurs et ta femme, ton pot de bière, ta pipe et quelques grognards de la première espèce, priez pour nous !

Voilà ce que j’avais à te dire, Charlet. Prends pitié de tes enfants ; et puis bénis-moi quelque peu, mon grand artiste. Envoie-moi un morceau de ta vieille chemise ; laisse-moi fumer dans ta pipe la plus noire, Charlet, mon héros, mon grand saint, mon sublime patron, que je puisse baiser quelqu’une de tes reliques ; car je suis dévot à ton génie, car je suis le très-humble serviteur de tes soldats et l’ami le plus niais de tes petits enfants.

Bonjour, Charlet !


fin du tome quatrième.