Les catacombes/Tome IV/06

Werdet, éditeur-libraire (Tome ivp. 231-244).


CROQUIS.















Séparateur


Bon ! vous attendez un chef-d’œuvre pour juger notre homme ; l’an prochain à l’exposition, n’est-ce pas ? quand son œuvre sera encadrée entre quatre bâtons d’or, numérotée, à une belle place, sous le beau jour du grand salon, et expliquée dans la très-mauvaise prose du livret ? C’est alors seulement que vous jugerez mon artiste, bourgeois que vous êtes ! C’est une si belle chose que l’exposition, le cadre d’or, le numéro d’ordre et le livret ! Attendez donc encore un an, et pendant tout ce temps gardez-vous d’acheter un seul tableau de notre peintre. Vous achèterez le tableau de l’exposition, fait pour l’exposition, fait tout exprès pour elle, jugé par les jugeurs, jugé par vous, profond connaisseur du beau ; attendez donc l’exposition.

À vous le tableau d’apparat, léché, joli, poli, vernis, paré, exposé en public avec toutes ces humiliations que l’art doit subir quand il veut plaire à la foule ; à moi le tableau naïf, rude, échappé tout à l’heure à la brosse ; à vous le tableau fait au pinceau ; à moi cette esquisse ; à vous toutes les couleurs amoncelées ; à moi ce premier jet ; à vous tout le reste ! Moi je veux encore moins que cela. Voilà un poëte qui passe : prenez son poëme épique en douze chants, prenez sa méditation la plus polie, sa méditation en bateau (c’est l’usage d’être en bateau pour les poëtes), prenez sa brochure politique (M. de Lamartine vient de faire une brochure chez Gosselin), prenez sa brochure, prenez son poëme, prenez ses vers ; moi j’attendrai que mon poëte vienne à rêver, qu’il ait un rêve bien confus, bien difforme, haut et bas, enfer et ciel, chaumière et palais, échafaud ou trône, exil, royauté, joie, douleur, amour, passions, vengeance, larmes amères, éclats de rire ; prenez tout ce que le peintre a fait de mieux, prenez jusqu’à son discours à l’Académie ; moi je prendrai son rêve tout seul, tout nu, je serai mieux partagé que vous avec vos livres reliés par Thouvenin.

Ainsi, pour le peintre (j’entends le grand peintre comme M. de Lamartine est le grand poëte), prenez ses chefs-d’œuvre, laissez-moi ses rêves. Le croquis c’est le rêve de l’artiste ; c’est sa pensée qui court, diffuse, scintillante, capricieuse, sentimentale, rieuse, folle, qui passe du portrait à la caricature, de la joie aux larmes, du grand seigneur au bourgeois. Allons, artiste fantasque, jette éparses sur ce papier toutes les folies de ton cerveau, le soir, quand il pleut au dehors, quand ton feu est allumé, quand ton livre favori est ouvert, quand ton vin de Bordeaux est débouché ! Allons, fantasque, compose pour toi et pour moi ; oublie le marchand, le bourgeois, le grand seigneur, le ministère de l’intérieur et la liste civile, ces fléaux de l’art ; sois bon homme, sois artiste en bonnet de nuit, en robe de chambre et en pantoufles, artiste comme tu l’étais à quinze ans quand tu couvrais de figures informes tes livres, tes papiers, les murs de ton père, toutes les murailles de la rue, charbonnant toujours et partout, montant sur l’échelle pour faire ton premier plafond avec un tison à peine éteint. Oh ! les délicieuses compositions que tu faisais alors ! Le dernier plafond de M. Ingres, notre Raphaël, n’égale pas ces premiers jets de ton cerveau. Encore une fois donc, mets la bride sur le cou de ta pensée, marche à ta guise ; jette la forme sur ton chemin, jette-la à pleines mains, çà et là, dans le coin de ta planche, au milieu, dans le ciel, plus bas que terre. Qu’importent, je te prie, la logique et la perspective ? le caprice sera ton dieu, le hasard sera ton guide. Heureux mentor ! Il est si facile de lui obéir à ce premier gentilhomme de l’imagination et de la pensée, le hasard, toujours prêt à approuver, à louer, à vous récompenser de votre ouvrage, quel qu’il soit !

Et voilà Charlet dans sa barque, lui aussi ! voilà Charlet qui rêve comme Hoffman ! La rêverie fantastique, c’est si admirable et si beau rêver ainsi ! Le monde au-delà des sens scintille, varie et marche dans tous les sens ; monde étrange qui se démène dans un fluide coloré, qui nage à petites brassées dans cette mer de vagues parfums ; enthousiasme incertain qui donne une vie, une forme, un langage, une animation à la table du cabaret, au verre qui gémit, à la bouteille qui éclate, au feu qui s’anime, à l’horloge qui se dandine comme un maître de danse à son premier entrechat, Eh quoi ! il n’y aurait de monde fantastique que pour le buveur, et l’amoureux, et le poëte ! il n’y aurait de sixième sens que pour ces fous privilégiés ! Oh ! que non pas ! l’artiste est fantasque aussi, et le peintre a, lui aussi, son dieu aveugle, son hasard. L’imagination vaporeuse de la nuit tend aussi à Charlet ses bras de nuages, elle le berce lui aussi sur son sein à demi nu, elle le réchauffe de ses tièdes baisers, elle le couvre de ses cheveux. Dors, mon timide Charlet ; dors, mon fils, dors, balancé par elle ; rêve ta gloire. Un instant quitte le tableau qui te fatigue ; cesse un instant de chercher des couleurs et des ombres et d’arranger méthodiquement tes personnages ; cesse de faire de la peinture pour les autres, fais-en pour toi ; renvoie avant l’heure ton charmant modèle, Jenny qui tremble, qui tient d’une main son dernier jupon, Jenny que le froid a saisie dans l’atelier, que son amant attend dans la mansarde, et qui aura à souper ce soir pour elle et pour lui. Rêve donc, Charlet. — Et voilà Charlet qui rêve, le voilà qui se laisse aller à l’imagination de la nuit, jolie courtisane aux yeux bleus, aux cheveux cendrés, à la robe grise. Rêve dans ses bras jusqu’à minuit si tu veux, bon Charlet ; enivre-toi une nuit avec elle, Charlet ; encore un rêve dans ses bras, bon amoureux Charlet ; nous aurons un tableau de moins, mais aussi un croquis de plus.

Voyez son rêve : il rêve de ses amours de la veille. Le chasseur rêve de chasse, le chien aboie contre un cerf imaginaire, le comédien s’entend applaudir par un parterre enthousiaste, l’amant embrasse les blanches mains de sa maîtresse, l’écolier s’échappe à travers champs et il entre dans la vie littéraire, pauvre enfant qui ne voit pas l’abîme caché sous les fleurs ; à cette heure le rêve est partout, prenant toutes les formes, usurpant toutes les places : l’exilé est sur son trône, la duchesse qui revient du bal règne encore et galope dans ses vastes palais ; la courtisane a tendu son piège le plus habile, elle a appliqué son plus beau rouge, elle tient à la main son plus fin mouchoir, elle a graissé ses cheveux de la meilleure pommade, elle s’est embaumée de son parfum le plus fort, elle attend, bouche béante, un chaland qui va passer. Oh le rêve ! le rêve ! que c’est beau et bon, le rêve dans un temps de révolution, dans un temps sans progrès, époque d’ennuis, de déceptions cruelles, de mortifications sans fin pour nous artistes ! Le rêve qui fait jaillir le vin à longs flots, qui fait jaillir l’amour ; le rêve qui venge, qui punit, qui récompense ; le rêve c’est la vie, c’est le bonheur, c’est notre vie colorée, diminuée, amoindrie, embellie, rendue supportable ; c’est le croquis de notre existence, si belle encore quand on a à ses ordres du style ou de la couleur.

Voyez comme rêve Charlet ! Il a les rêves tout neufs du chien ou de l’enfant. Il est tout à sa passion ; il rêve, il sait rêver, il n’a pas de cauchemar, on le voit. Il ne tient pas la bouche ouverte en rêvant, il ne trouve pas à son réveil son gosier aride et desséché ; il rêve la tête penchée, bien couché, mollement couché ; il rêve alors des enfants qu’il a faits ; jolis enfants tout nus, tout riants, tout ébouriffés, vrais bohémiens de grandes villes. Ces enfants sont à lui, Charlet ; il les a habillés en blouse et en casquette, il leur a donné un nom et une couleur, il leur fait des mots comme M. Beugnot en faisait à Louis XVIII ; c’est Charlet qui lève ces enfants le matin, c’est lui qui les promène le matin, qui leur donne à déjeuner ; c’est lui qui les mène à l’école avec les mutuels ; enfants curieux, enfants malins, bons enfants. Entourez le rêve de Charlet, penchez-vous sur son front et rafraîchissez-le de votre souffle parfumé. Puis l’enfant s’en va ; Charlet reste seul dans la rue. Soyez tranquilles, Charlet trouvera quelque chose dans la rue, quelque jeune femme blanche portant son enfant dans ses bras, ou bien un enfant sur un cheval, ou bien quelque pauvre diable cheminant avec le sac sur le dos, ou bien quelque vieillard sur sa porte dans son fauteuil ne pensant à rien ; Charlet verra tout cela. Heureux, il verra tout un drame aux mêmes lieux où nous ne voyons rien, nous autres qui passons ; il saisira la vie vulgaire et il en fera une poésie. Charlet dormant, Charlet en croquis va animer toutes ces places, faire marcher toutes ces formes ; il a des rires et des grimaces pour tous ces visages ; il a des ombres pour lier entre eux tous ces personnages épars, pour donner une vérité quelconque à son rêve. Il est là tout entier dans cette page si vague, si rêveuse, si vivante. Il a des femmes, des enfants, des chevaux, des hommes qui se reposent, des hommes haletants, des figures qui grimacent. Cherchez la figure de l’Empereur dans cette planche : l’Empereur y est sans doute. Où l’Empereur n’est-il pas dans les ouvrages de Charlet ? dites-moi où il n’est pas dans les chansons de Béranger. Charlet, comme Béranger, comme Byron, a deviné des premiers que l’Empire était tout une poésie ; il a vu les camps, il a bu avec les vieux soldats, il a embrassé la jeune cantinière, il s’est découvert quand le grand homme passait, il s’est mis à deux genoux et le front prosterné dans la poussière quand il a appris sa mort. Aussi Charlet est un des rois de ce monde impérial, vu sous son côté poétique ; à lui ce monde, à Byron ce monde, à Béranger ce monde, à eux trois ce monde ; ce monde sous les tentes, dans les camps, dans les corps de garde, au bivouac. D’autres peut-être le prendront plus haut, ce monde impérial, ils le reprendront en batailles rangées, dans les palais, dans les villes conquises, au Saint-Gothard, à Dresde ou à Berlin : à Charlet la comédie de l’Empire, le drame de l’Empire, le drame bourgeois du soldat ; aux autres l’histoire et la tragédie en cinq actes ; à Charlet le croquis, à Béranger la chanson ; aux autres le volume, le poëme, le grand tableau, la gravure de Forster ; à moi, s’il vous plaît, l’esquisse, le trait, le croquis à moi le rêve.

Je suis le mieux partagé de tous après Béranger, après Charlet.