Les catacombes/Tome III/05

Werdet, éditeur-libraire (Tome iiip. 225-248).


LES INFLUENCES
DE
LA PLUME DE FER
EN LITTÉRATURE.


Séparateur



Nous étions l’autre soir fort occupés, au coin du feu, à ne rien faire, et, qui plus est, à ne songer à rien. Chacun de nous avait fini sa journée et se reposait des mesquines agitations de ces quatre ou cinq heures de chaque jour, qu’on appelle la vie. À force de ne songer à rien nous en vînmes à traiter sérieusement plusieurs questions sérieuses ; et, si l’un de nous écrivait ses Tusculanes, nul doute qu’il n’eût écrit d’un bout à l’autre toute notre conversation ce soir-là. Tout d’un coup l’un de nous, dont le nom n’a rien de fantastique, qui ne s’appelle ni Frantz ni Puzzi (il s’appelle Thomas), saisissant du pouce et de l’index un fragile morceau de métal taillé qui brillait devant l’âtre comme une épingle noire tombée des cheveux de quelque belle fille italienne :

— Pardieu ! s’écria-t-il, la belle trouvaille que j’ai faite ! Je croyais que c’était quelque chose : ce n’est qu’une plume, et une plume de fer encore ! Qui de vous veut ma trouvaille pour une prise de tabac ?

Ferdinand, qui est le cousin-germain de Thomas, se mit à lui réciter d’un air goguenard les quatre vers qu’on a décorés du nom pompeux de Fable de La Fontaine :

Un ignorant rencontra
Un manuscrit, qu’il porta
Chez son voisin le libraire.
— Je crois, dit-il, qu’il est bon,

Mais le moindre ducaton
Ferait bien mieux mon affaire.

— Et c’est toi qui es le coq de cette plume, mon pauvre Thomas, ajouta Ferdinand. La plume c’est comme la langue dans Ésope.

— C’est ce qu’il y a de meilleur et de plus mauvais, reprit Thomas.

— Qui soulève les passions, dit Ferdinand.

— Qui calme les passions, s’écria Thomas.

— Et si vous allez toujours ainsi, répliqua Honoré, nous allons avoir la plus belle kyrielle de lieux communs qui aient été débités depuis qu’on écrit des fables.

— Ferdinand est toujours beaucoup trop pressé d’avoir des idées, reprit Thomas, il vient de m’arrêter, et c’est tant pis pour vous, dans la plus belle série d’imprécations toutes nouvelles qui jamais aient eu envie de sortir du crâne d’un homme. Mais, c’en est fait, me voilà apaisé, et, s’il vous plaît, nous retournerons aux lieux communs pour ce soir. Je laisse donc la parole à mon cher et féal cousin Ferdinand, et à vous tous, ses dignes collaborateurs.

Ainsi parla ce digne Thomas. Thomas est une de ces imaginations paresseuses qui ne se mettent en frais d’esprit et d’invention que dans des circonstances extraordinaires, lesquelles circonstances il faut saisir en toute hâte si l’on veut en profiter. Penser est pour lui une fatigue presque aussi grande que parler ; il ne comprend guère qu’on écrive autre chose que ces mots tous les trois mois : « J’ai reçu de M*** trois cent quatre-vingt-dix francs (il y avait cinquante centimes ; mais il les a retranchés, attendu que c’était trop long et que l’argent ne valait pas les mots à écrire), pour ma rente de, etc. » À aucun prix vous ne lui feriez écrire un mot de plus ; et encore se plaint-il qu’un honnête homme ne puisse pas toucher sa rente sans coucher son nom sur un papier. Il y avait donc tout à parier que Thomas, ainsi dérangé par son cousin dans une idée subite, allait laisser tomber impitoyablement un magnifique sujet de disputes, de controverses et d’argumentations.

Mais ce n’était pas là notre compte ; et, pour forcer Thomas à rentrer dans l’idée dont il était sorti, nous prîmes soin de garder le silence. Si nous lui avions dit : — Allons, frère, dis-nous ton idée, il n’aurait pas soufflé mot de huit jours ; mais, nous voyant aussi peu animés à l’entendre que s’il se fût agi d’un long discours politique sur le sucre indigène, il reprit soudain la parole pour ne pas la quitter de sitôt.

— Oui, dit-il (et notez bien qu’il tenait toujours dans la main cette plume de fer), voilà, messieurs, la cause finale de tous les maux qui accablent de nos jours la société tout entière. Il y a dans je ne sais quel poëte une éloquente imprécation contre le premier qui aiguisa le fer et qui fit une épée de cette masse inerte, ferreus ille fuit qui, etc. ; mais, par le ciel ! maudit soit, et cent fois plus maudit, le premier qui fit du fer une plume ! Celui qui a fabriqué la première épée n’a tué, à tout prendre, que des corps celui qui a fabriqué la plume de fer a tué l’âme, il a tué la pensée ; vil scélérat, il a armé l’espèce humaine d’un stylet plus formidable que tous les poignards empoisonnés de feue l’Espagne ! Mais cependant ne vous attendez pas à ce que je vous fasse à ce sujet une sortie en quousquè tandem ; j’ai la prétention de vous parler aussi niaisement que Ferdinand récitant sa fable :

Un ignorant rencontra
Un manuscrit, qu’il porta…

Je suis sûr que c’est la seule fable que Ferdinand sache par cœur.

Après ce bel exorde, Thomas rentra dans son calme habituel ; et, sans déclamer, il se livra à une piquante dissertation littéraire que je voudrais, mais en vain, reproduire en entier.

— Il suffit, noue dit-il, de comparer entre elles la plume de fer, dont on se sert de nos jours, et la bienveillante plume d’oie, dont se servaient nos bons et spirituels aïeux. La plume de fer, cette invention toute moderne, vous jette tout d’un coup une impression désagréable : cela ressemble, à s’y méprendre, à un petit poignard imperceptible trempé dans le venin son bec est effilé comme une épée, il a deux tranchants comme la langue du calomniateur. En jouant de ce petit stylet vous voyez un œil incessamment ouvert comme l’œil du Cyclope, et quand la plume marche sous votre main, ce petit œil s’ouvre et se referme comme fait l’œil d’un espion. À ce petit fer qui blesse le doigt qui le touche vous ajoutez un manche, un morceau de bois tout sec et tout nu, difforme, et dont le contact vous blesse la joue, pendant que vos trois doigts sont cruellement meurtris à force de presser ce fer, qui crie et qui crache tout autour de votre pensée. Ainsi dans la plume de fer (plume et fer ! Il faut déjà faire hurler deux mots de notre langue pour parler de cette affreuse machine !) tout est rude, triste, sévère ; froid au regard, froid à la main. Ainsi armé, il vous semble impossible que vous puissiez accomplir quelque chose de grand, de noble, de généreux, d’humain. Pour ma part écrire une chose honnête avec ces horribles morceaux de fer, ou boire un honnête et frétillant vin de Champagne dans la coupe des Borgia, ce serait la même tâche, c’est-à-dire une tâche impossible ; et je vous crois de trop honnêtes gens pour douter un seul instant que vous soyez de mon avis.

Mais la plume d’oie au contraire, voilà une facile, bienveillante et bien-aimée confidente de nos pensées les plus chères ! Rien qu’à la voir je me sens réjoui jusqu’au fond de l’âme. Cette plume, c’est en effet le duvet sur lequel se joue la pensée qui vient de naître, comme l’enfant s’agite dans son berceau. Ce n’est plus là un triste métal, longtemps enfoui dans la terre, passé au feu, passé à l’eau, passé à l’enclume, torturé dans tous les sens jusqu’à ce qu’enfin il rende au monde tortures pour tortures ; mais au contraire cette plume, qui va nous servir à donner du corps à nos pensées, une figure à notre parole, elle s’associe à mille heureux et bienveillants souvenirs : avant d’en faire notre heureuse et fidèle confidente, nous l’avons vue se jouer mollement sur l’onde ou se sécher au soleil, brillante de mille perles ; cette plume, elle est la cousine-germaine et chantante du fin duvet sur lequel nous reposons notre tête le soir : cette plume a été l’honneur de notre amie domestique ; l’animal qui la porta nous a servis comme un chien fidèle : il nous a donné ses petits et ses œufs ; il a mangé notre pain, il a été notre domestique dévoué et fidèle ; il a défendu nos dieux paternels comme autrefois il défendit le Capitole. Et ensuite quelle différence dans le double aspect de ces deux instrument de la pensée, qui portent à tort le même nom ! La plume de fer est horrible à voir ; lourde et froide à porter, elle résiste à la main qui la mène ; elle est comme un cheval sans bouche ni éperons, qui vous emporte partout où il lui plaît d’aller. La plume d’oie est blanche, et nette, et légère ; son tuyau flexible frémit de plaisir entre les doigts qu’elle anime, son duvet caresse légèrement la joue, son bec docile se prête à toutes les combinaisons du style ; elle va doucement à son but, sans bruit, sans efforts, sans aucun de ces affreux crachements et de ces bruits aigus de la plume de fer. À travers ce limpide canal il vous semble que vous voyez vos idées descendre lentement et en bon ordre, l’une après l’autre, comme elles tombent en effet d’une tête bien faite. La plume de fer au contraire, elle est morne, elle est vide, elle est obscure ; elle a un œil pour tout voir, mais ce qui se passe dans ses entrailles nul ne le sait ; elle n’a pas d’entrailles ! Elle brise, elle déchire, elle est violente, elle écume, elle fait peur !

Voilà pour la description physique des deux rivales. Quant aux considérations physiologiques de mon sujet, elles sont sans nombre. Le moindre inconvénient de la plume de fer c’est d’être toujours et à chaque instant toute prête à écrire sur toutes sortes de sujets. Vous ne prenez pas la plume de fer : c’est elle qui vous prend. Elle vous tient par la bride, et il faut marcher avec elle ; il faut aller, il faut courir à droite et à gauche, çà et là, par monts et par vaux ; sauve qui peut ! Elle est impitoyable ; c’est la machine à vapeur de la pensée. Elle jette autour d’elle plus d’encre que d’idées, plus de fumée que de feu. Point de retard, point de repos, pas un moment de réflexion ; vous êtes l’âme damnée de la plume de fer. Allez donc, allez toujours elle commande, il faut obéir. À mesure que votre main se fatigue et s’irrite à tenir cet affreux stylet de brigandage, votre esprit obéit malgré lui à votre main : il s’irrite des difficultés, il s’emporte sans savoir où il va. Se voyant entraîné ainsi, il est la fois plus irréfléchi et plus impitoyable ; rien ne l’arrête et rien ne lui fait peur une fois entraîné, perdu, égaré dans ce tourbillon d’encre, de ténèbres et de nuages. Vous demandez pourquoi tel homme, d’un esprit doux et sémillant, est terrible et sans pitié la plume à la main ? Rien n’est plus simple : cet homme écrit avec une plume de fer ! pourquoi celui-là, dont la parole et abondante et cadencée, est brusque et impoli dans son style ? cet homme écrit avec une plume de fer ! pourquoi celui-là qui est sage, calme, sans passions, renverse et brise dans Ses livres l’autel et le trône ? il écrit avec une plume de fer ! pourquoi ce bonhomme, qui autrefois s’amusait à pêcher à la ligne, se plaît aujourd’hui dans d’obscures et ignobles calomnies qui n’amusent personne et qui lui font horreur et dégoût à lui-même quand il les a écrites ? croyez-moi, c’est influence de la plume de fer. Vous parlez de la poudre à canon, du feu grégeois, des chartes constitutionnelles : misères, comparées à la plume de fer !

Mais la plume d’oie ! la plume d’oie, au contraire, c’est la plume qui enfante les chefs-d’œuvre ; nous lui devons les plus beaux livres qui aient honoré l’esprit humain et la langue française, elle est la mère de toute sage réflexion. Grâce à elle, les hommes d’autrefois (et certes on ne dira pas que ceux-là ne savaient pas écrire) étaient forcés d’écrire leur pensée avec une sage lenteur ; et ces lenteurs, c’était autant de gagné pour la noblesse du vers, pour l’élégance de la prose, pour la beauté limpide du style. La plume d’oie loin d’être toujours toute prête et toute taillée comme la plume de fer, exige au contraire mille petites préparations qui vous donnent le temps, à l’insu même de votre esprit, de réfléchir à ce que vous allez dire. D’abord il faut la tailler de vos mains, et c’est là un moment solennel de votre travail : tout en aiguisant le bec de votre plume, votre pensée s’aiguise elle-même ; vous allez chercher l’idée dans le fond de votre cerveau tout comme vous allez chercher la mœlle de votre plume. Quand votre plume est taillée, il vous la faut essayer avant de vous mettre à l’ouvrage, et c’est comme un petit délai dont votre pensée profite si votre idée n’est pas bien nette encore, si vous n’êtes pas encore très-sûr de ce que vous allez dire, si votre discours n’est pas nettement dessiné dans votre esprit, si vous ne voyez pas d’un coup d’œil ce qui est la première condition de l’écrivain, le commencement, le milieu et la fin de votre œuvre, alors, ma foi ! et sans vous chagriner vous-même, en avouant à vous-même que vous n’êtes pas prêt encore, vous donnez encore un petit coup à votre plume. Cependant l’idée arrive enfin, nette, claire, précise, heureuse, et avec l’idée arrive l’expression. D’abord vous avez écrit lentement : vous essayez votre plume ; puis bientôt, comme un cheval bien ménagé, la plume marche plus vite ; elle est souple, docile, fidèle ; elle obéit à la main, ou plutôt à l’esprit qui la dirige ; un léger zéphyr, présage heureux, enfle la voile gracieusement courbée ; vous voilà en plein air, en plein soleil, marchant sans courir dans une belle plaine sablée, allant à votre but, tantôt avec la rapidité de la flèche, tantôt par mille heureux et ingénieux détours ; car, vous le savez, pour aller au cœur de l’homme la ligne droite n’est pas toujours le chemin le plus court. Cependant l’idée vient-elle à manquer, le besoin du repos vient-il à se faire sentir : la plume intelligente s’arrête d’elle-même. Vous profitez de cette douce halte pour jeter un coup d’œil en arrière ; vos pensées, à peine écloses, se déroutent devant vous dans tout leur éclat printanier ; après quoi vous reprenez votre course, plus reposé et plus inspiré que jamais. Vive la plume d’oie ! à bas la plume de fer !

D’autant plus que voici une raison sans réplique. Comparez, je vous en prie, les chefs-d’œuvre écrits avec le fer aux chefs-d’œuvre écrits avec la plume. Quelle différence, grand Dieu ! entre ces deux procédés, et quel immense abîme les sépare ! La plume d’oie, ou plutôt la plume de cygne, vous a donné tous les chefs-d’œuvre du grand siècle, œuvres du goût, de la raison, du bon sens et de l’esprit français. Ces nobles œuvres méditées à loisir, qui vivront éternellement et à l’éternel honneur de l’esprit humain, l’Art poétique de Despréaux, les tragédies de Racine, les chapitres de Labruyère, les comédies de Molière, les Fables de La Fontaine, à quelle plume les devons-nous ? Croyez-vous que les grands génies du grand siècle, si attentifs sur eux-mêmes, se seraient fort accommodés de cette furie sans frein qu’on appelle la plume de fer ? Ils avaient la main trop légère et l’esprit trop posé. Pascal lui-même et Bossuet ces génies sévères, ces terribles chrétiens, auraient eu peur de se servir de cette arme acérée ; car dans Pascal et dans Bossuet vous trouvez souvent, de temps à autre, telle phrase partie du cœur que jamais la plume de fer n’aurait écrite. — Elle florissait, avec quelles grâces, vous le savez, messieurs, et toute cette touchante peinture d’Henriette d’Angleterre, quelle plume l’a donc écrite ? Car la plume des grands écrivains sait au besoin être énergique et forte ; mais la plume de fer, elle ignore la grâce, elle ignore ces mille charmes si touchants auxquels elle ne saurait se plier ; elle procède par sauts et par soubresauts que nul ne saurait expliquer. Savez-vous quelles sont les œuvres de chaque jour ? Frémissez ! C’est la plume de fer qui écrit ces longs articles de journaux politiques qui ont endurci les esprits et le cœur de la nation la plus policée et la plus éclairée de l’Europe ; c’est la plume de fer qui jette chaque matin en pâture aux oisifs tant de calomnies déshonorantes pour une nation comme la nôtre ; c’est la plume de fer qui a remis en lumière les sanglantes théories de 93, évangile de cannibales auquel la plume de fer a ajouté des notes et des titres de chapitres ; c’est la plume de fer qui s’est chargée de réhabiliter dans l’art le laid et le difforme, c’est elle qui a écrit ces magnifiques théories littéraires où il est démontré que la courtisane et le forçat sont désormais les seuls héros du poète, et qu’il n’y a dans les arts que les guenilles, la lèpre, les pustules et les ruines de tous genres. Avec quelle plume pensez-vous que nos grands génies modernes aient écrit ces affreux mélodrames où les cadavres sont entassés sur les adultères, où le cercueil suit de près le poison et le poignard, où toutes les passions difformes s’agitent indignement en hurlant d’horribles paroles empruntées à l’argot du bagne et de l’enfer ? C’est la plume de fer qui a écrit tous ces drames. Elle est la plume chérie de l’usurier qui dépouille un pauvre jeune homme amoureux, du faussaire qui vole tout l’avenir d’une famille, du juge impitoyable qui signe un arrêt de mort, de la coquette sans cœur qui griffonne en souriant les cent mille petits prétextes d’une vertu qu’elle n’a pas. La plume de fer c’est la honte, c’est le déshonneur, c’est le fléau des sociétés modernes. Enfin, je vous le dis, le monde ne mourra ni par la vapeur, ni par le gaz hydrogène, ni par les ballons, ni par les chartes constitutionnelles, ni par les chemins de fer, le monde mourra par la plume de fer !

Je sais bien quelles objections pourront me faire quelques petits esprits à demi savants en faveur de cet horrible stylet sans âme et sans cœur. — La plume de fer, diront-ils, descend en ligne directe du stylet antique : saepe stylum vertas. — Mais quelle mauvaise et fallacieuse défense ! Le stylet antique traçait les lettres romaines sur un enduit de cire qui en amortissait singulièrement la furie : la plume de fer ne trouve en son chemin pas un obstacle ; le stylet antique, obligé de se frayer la route dans cette couche de cire, allait péniblement au pas : la plume de fer court au galop ; le stylet antique gravait à grand’peine quelques lignes, qu’il était toujours facile d’effacer en retournant contre les lignes écrites l’autre bout de la plume : la plume de fer grave sur le papier comme on graverait sur le cuivre, et elle ne revient jamais sur ses pas. C’est une improvisation qui ne sait ni effacer, ni corriger, ni s’arrêter ; il faut qu’elle marche ! Tans pis pour les erreurs, tant pis pour les crimes, tant pis pour les calomnies qu’elle jette en chemin !

D’où je conclus comme j’ai commencé : ce méchant petit morceau d’acier, interposé dans la civilisation française, y jette tout à fait le même désordre que le grain de sable placé là, comme dit Bossuet en parlant de l’urètre de Cromwell. Les grands critiques cherchent bien loin d’où viennent tant de barbarismes imprévus ; les grands politiques cherchent bien loin d’où viennent tant de résistances imprévues ; et ils ne savent pas s’en rendre compte à eux-mêmes, par la raison qu’ils sont en effet de très-grands critiques et de très-grands politiques ; aucun d’eux n’a songé à la plume de fer. En effet, c’était là une solution trop simple et trop facile à prouver.

Enfin que vous dirai-je ? On m’assure que de grands génies, qu’il faudrait tuer à bout portant, s’occupent, à l’heure qu’il est, à perfectionner la plume de fer. Perfectionner la plume de fer, grand Dieu ! Eh ! malheureux ! dans quel but ? Ce perfectionnement consisterait à trouver une plume de fer qui portât elle-même et qui distillât son encre, comme le serpent porte et distille son venin. Par ce moyen une rapidité nouvelle serait ajoutée à cette rapidité déjà effrayante ; la main de l’écrivain resterait constamment fixée sur le papier sans même que l’esprit eût, pour se reconnaître, le léger intervalle qui sépare encore la plume de fer de l’encrier où elle s’abreuve ! Si nous tombons encore dans ce progrès-là, c’est en fait, la fin du monde est proche ! l’esprit humain reste sans défense contre ses propres excès, et la société, envahie soudain par une improvisation sans fin, sans terme et sans contre-poids, devient un sauve-qui-peut général ! En vérité, messieurs, je ne connais pas de danger plus terrible que le progrès !

Ainsi parla notre ami Thomas. Il fut beaucoup plus éloquent que je ne pourrais vous le dire. Il est, comme vous voyez, tout à fait le véritable descendant de cet apôtre obstiné qui niait la résurrection du Christ, et à qui Notre Sauveur fut obligé de débiter les deux rimes latines :


Vide pedes, vide manus :
Noli esse incredulus.


fin du tome troisième.