Les catacombes/Tome III/04

Werdet, éditeur-libraire (Tome iiip. 177-223).


L’ABBÉ CHATEL
ET
SON ÉGLISE.


Séparateur



J’imagine que dans tes villes croyantes de la province, au cœur ou à l’extrémité de la France, on aurait peine à se figurer le malheureux état de la religion catholique à Paris. Depuis la grande secousse de 89 le catholicisme était bien malade : la révolution de 1830 l’a tué tout à fait. Bonaparte rendit, il est vrai, au culte chrétien ses monuments et son éclat extérieur, comme il rendit au palais des Tuileries, et à peu près par la même raison, son antique étiquette, son maître des cérémonies, ses chambellans et ses grands seigneurs. La Restauration, qui se souvenait de tout le passé, malheureusement pour elle, et plus encore malheureusement pour nous, rappela l’Église dans les affaires de ce monde. La vieille royauté reprit peu à peu ses molles habitudes elle eut des abbés au ministère et à la chambre des pairs ; elle mit des abbés partout où elle put en placer dans l’État. Elle est morte surtout à cause des jésuites, des missionnaires et des abbés. C’est qu’en vérité, tout républicains que nous sommes peut-être, toujours est-il sûr que nous étions encore bien plus faits pour les doctrines monarchiques que pour les doctrines religieuses. Nous n’avons été si ardents à briser le palais que parce qu’il s’était réfugié dans le sanctuaire ; le peuple n’en voulait tant à l’autel que parce que l’autel envahissait le trône. L’un pu l’autre de ces deux pouvoirs une fois écrasé, ta fureur populaire était satisfaite ; elle n’avait pas besoin d’une double ruine pour s’arrêter dans ses terribles emportements.

Après les trois jours de juillet (méfiez-vous de trois journées en même temps célèbres, car un seul jour à jamais célèbre coûte ordinairement bien cher), et quand la vieille monarchie eut quitté Cherbourg pour se remettre en route sur ce mélancolique Océan témoin de tant de traversées si différentes, l’Église de Paris se trouva si bien morte et abattue qu’elle n’eut pas la force de lever les mains au ciel et de s’écrier dans son beau langage : Seigneur, Sauvez-nous ! nous périssons ! C’était là, sans contredit, un des fruits les plus amers de l’indifférence religieuse ! Comment donc ! le roi sacré à Reims est chassé de sa capitale, le trône légitime est réduit en poudre, une autre révolution s’empare de la France, et cette fois, quand trois rois s’en vont, enfant et vieillards, trois enfants ! pas un prêtre n’est exilé ! pas un autel n’est détruit ! pas un temple n’est fermé ! Voici donc que tout manque en même temps au christianisme, même la persécution !

L’Église de Paris, livrée à elle-même après le triste exil des rois, n’eut un moment d’espoir, dans ce profond délaissement, que le jour où Saint-Germain-l’Auxerrois fut dévastée et le palais de l’Archevêché ruiné de fond en comble. C’était là une assez belle occasion à saisir pour les âmes avides de témoigner de leur foi, même par le martyre ! On allait donc enfin s’occuper de religion dans cette ville où personne n’en avait dit un seul mot, même pour la maudire ! Malheureusement la colère du peuple ne dura pas, ce fut la colère d’un moment l’église une fois ravagée, le peuple l’abandonna comme l’enfant abandonne son jouet ; il fut question sur-le-champ d’en faire une mairie. Depuis qu’elle est fermée, cette vieille église, la paroisse de tant de rois et de tant de chrétiens, personne n’a demandé qu’elle fût ouverte de nouveau ; personne ne va la voir, même comme on va voir des ruines, personne, pas même ceux qui trouvèrent un heureux mariage à ces autels, pas même ceux dont les aïeux ont été réveillés sous ces dalles brisées. Bien plus La voirie a proposé de l’abattre, ce monument si élégant et si riche ; il a fallu que M. de Châteaubriand élevât la voix du haut de son Ferney catholique pour sauver le monument chrétien ! En vérité, ce n’était pas la peine d’être si formidablement dévaste pour si peu ! Ce jour de colère n’a pas rapporté à l’Égiise de Paris ce qu’il lui a coûté. C’est la première fois que l’Église perdit à ce jeu contre la colère des peuples. C’est que la colère du peuple de Paris contre l’Église ne fut que la boutade capricieuse d’un instant. Blessé dans le respect qui lui était dû (nous étions bien voisins des trois jours, et le peuple était encore fort susceptible), le peuple se précipita dans le temple, il brisa le bois, la pierre, le fer, le marbre ; il jeta par la fenêtre les meubles du curé, il lut sa correspondance à haute voix, il se coiffa des cornettes de la servante, il renversa la sainte hostie sans la voir, et sans même l’honorer d’un sacrilège particulier. Le lendemain, à l’Archevêché, ce fut la même fête. On eût dit, à voir voler en l’air la bibliothèque de l’Archevêché, une seconde bataille du Lutrin. Mais, cette fois, ce fut une bataille désastreuse, une perte presque aussi irréparable que celle des médailles qu’on a volées à la Bibliothèque. Hélas ! tout fut détruit. Je les ai vus ces beaux livres, échappés par miracle aux vandales sanglants de 93, tournoyer dans l’eau emportés par la vague, et s’abîmer contre les arches du Pont-Neuf, aux grandes acclamations de la foule joyeuse ! Cette joie et ces rires étaient plus à craindre pour la foi que tout le sang des bonnets rouges. Les bourreaux déchiraient le prêtre : nos écervelés de Paris faisaient mieux que de déchirer le prêtre, ils abolissaient la foi ! Les bourreaux se donnaient au moins la peine d’être athées : qui se donnerait la peine d’être athée aujourd’hui ? L’athéisme qui s’emporte à de pareils excès est encore une croyance.

Voilà donc mon peuple qui fait en riant plus de mal que n’en firent jamais toutes les colères sérieuses de l’autre révolution !

La science théologique perdit ce jour-là le dernier et le plus vaste amas de livres dogmatiques qui fût en France. Puis, comme c’était un mardi gras, quand il n’y eut plus un seul tableau contre les murailles, une seule chasuble dans les armoires, un seul volume dans la bibliothèque, les joyeux dévastateurs allèrent se déguiser pour le bal du soir ; et, sous le masque, en habits d’arlequin ou de gille, il eût été impossible de les distinguer des autres fous de la soirée, tant il y avait peu de colère dans leurs ravages, tant ces ravages étaient plutôt une œuvre de délassement, de plaisir ou de vengeance, que d’impiété ou d’irréligion !

Ma foi ! le peuple de Paris avait bien le temps d’être impie un jour gras ! Le peuple de Paris, faquin, flâneur, bon enfant, spirituel, lui impie le mardi gras ! Vous le connaissez bien le peuple ! Il est allé à l’église Saint-Germain-l’Auxerrois et à l’Archevêché parce qu’on y allait ; mais pour voir passer le bœuf gras, pour le bal de la Porte-Saint-Martin, pour les saturnales de la barrière voyez comme il laisse l’Archevêché et l’église ! Plus d’Archevêché à ruiner, plus d’église à dévaster, plus rien que le bœuf à voir et le bal à traverser dans ce Paris tout à l’heure si en colère. Vous voyez bien que le catholicisme n’avait aucune persécution à espérer d’un peuple ainsi fait, d’un peuple qui abandonne l’église à moitié ruinée pour se livrer aux délices d’une journée de carnaval. C’est bien pour ce coup-là que nous pourrons dire : Abomination ! désolation !

Ainsi a passé la bourrasque. Quand le joyeux mardi, précédé de ses deux frères, nous eut fatigués presque autant que le dernier des trois fameux jours ; quand les Monts-de-Piété, ces infâmes cavernes à usure qui dévorent la substance et les habits du peuple au profit de ses vices et de son oisiveté, regorgèrent de ses dépouilles ; quand cette crise de joie eut passé comme était passée cette crise de révolution, Paris revint, à quelques émeutes près, à son calme habituel ; toute la vie sociale, interrompue par des cris si divers, reprit son cours ; le Palais-Royal resta le même, avec quelques sentinelles de plus à ses portes ; les tribunaux replacèrent la sellette renversée, la presse périodique eut plus que jamais le procureur du Roi à ses trousses. Alors tout recommença pour nous, peines et plaisirs, folies, nouvelles, sérieuses dissertations politiques, calomnies et romans d’amour ; l’Église seule trouva qu’elle avait perdu quelque chose, sa dernière et fragile ressource, le pouvoir. Elle avait perdu son présent et son avenir ; elle avait perdu les ambitions du sanctuaire, les évêques courtisans, l’archevêque orateur politique, le roi de France aux autels, la sainte semaine et le deuil catholique du saint vendredi, les Te Deum solennels et les processions des grands jours, quand toute la cour de Charles X suivait à pied le dais du prêtre. Elle avait perdu tout cela, l’Église ; elle restait, au milieu de cette révolution, seule, mourante, morte, non pas vaincue : elle était vaincue depuis longtemps.

Alors quelques âmes s’inquiétèrent de ce malaise, les unes par devoir, les autres, quelle honte ! uniquement par ambition. Pour celui qui observe c’est une chose digne de remarque que ces efforts en sens contraires pour profiter d’une religion qui ne va plus.

Voyez M. de La Mennais, ce grand apôtre, ce sublime écrivain, ce chrétien si respectable, si respecté, cette grande voix qui nous a remués, nous autres sceptiques, aussi violemment que la voix de Jean-Jacques Rousseau, flétrissant tout le 18e siècle ! Eh bien ! voyant l’Église abattue, isolée, pauvre et triste, M. de La Mennais a élevé la voix de nouveau il a parlé au nom de Dieu et de la liberté ; il a appelé autour de sa parole puissante les débris épars de ce catholicisme dont il était resté le grand-prêtre en France. Qui ne croirait, dans ce silence religieux, que cette grande voix va être écoutée ? qui se douterait que ce signe de ralliement ne paraîtra pas aussi haut dans le ciel que le Labarum de Constantin ? Hélas ! hélas la grande voix n’a pas été entendue, le drapeau élevé dans le ciel n’a pas été salué sur la terre, M. de La Mennais n’a pas été vainqueur par ce signe ! Voilà que M. de La Mennais, désavoué par un clergé qui a peur, part demain pour Rome, laissant son journal suspendu. Prosterné aux pieds du souverain pontife, il lui demandera, les mains jointes, la permission d’employer son génie et son reste de vie à défendre les restes du catholicisme dans cette France qui échappe au Saint-Siège, comme à peu près le reste de la terre lui a déjà échappé. En attendant, l’Avenir a cessé de paraître, malgré sa noble devise : Dieu et la liberté ! Que voulez-vous faire pour la religion dans un royaume qui est resté sourd à M. de La Mennais catholique aussi bien qu’à M. de La Mennais républicain ?

Chose étrange cet instant misérable de décomposition religieuse, morne, éteint, flasque, sans poésie, sans style, sans couleur, sans énergie, c’est cet instant même que plusieurs sectaires du dernier ordre ont choisi pour introduire un schisme dans l’Église ! Impudents novateurs ! révolutionnaires sans courage, ignorants des choses de ce monde ! ambitieux maladroits et sans portée ! Ne voilà-t-il pas des hommes qui, faute de mieux, faute d’une sous-préfecture peut-être, ou d’une place de chanoine, se font schismatiques ! Les voilà ! regardez et comptez, s’il vous plaît, combien nous avons aujourd’hui de Luthers et de Calvins ! Ils seraient Mélanchthon au besoin, si Mélanchthon, génie tout grec, n’était pas le plus doux, le plus humain et le plus mélancolique des esprits. Le malheureux ! ils osent parodier Luther ! Luther, cette torche ardente jetée sur des gerbes de blé ! Voilez-vous la face ! couvrez-vous de rougeur ! Voilà comment tout se dénature ! Quand vint Luther toute l’Europe était croyante, les saints étaient debout sur leurs piédestaux, la Vierge était adorée les mains jointes, le Vatican s’appuyait sur le trône des rois : c’était grand et beau alors à un pauvre moine allemand, en pieds nus et sans chemise, de venir jeter la réforme au milieu de cette union intime de tous les pouvoirs ! Luther brisant l’autel, faisant trembler les cathédrales, luttant tout seul contre les foudres du Vatican, à la bonne heure ! Voilà mon grand saint ! saint par la parole comme par le dévouement, saint par le courage, saint par l’intelligence et le génie, saint par la rébellion ! trois et quatre fois saint ! Luther, homme de cœur et d’âme et de tenace volonté, orateur entre deux pots de bière, remuant toute l’Europe, assemblant les conciles, faisant trembler tout ce qui était debout, renversant, coupant, dévastant, jonchant la terre de croyances, d’églises, d’armées, de papes, d’évêques, d’indulgences, de messes, d’hosties, de confessionnaux ; ouvrant les monastères, les tombeaux, le purgatoire ; dénouant tout ce qui était noué sur la terre, et dans le ciel, et dans l’enfer ; Luther et le 15e siècle unis tous deux, mariés tous deux, accouplés tous deux, heureux tous deux jusqu’à l’inceste, étonnés tous deux l’un de l’autre, grondant tous deux, se remuant tous deux ! même lave, même fumée, mêmes cendres, mêmes feux bleus et rouges : Voilà qui était beau ! Mais aujourd’hui, chez nous, à Paris, entre deux émeutes, après deux révolutions, parmi nos bourgeois vaniteux, nos femmes guindées et ménagères, nos artistes couleur de rose, à côté de notre Italie autrichienne, sous le joug de cette indifférence qui nous déshonore et nous perd, un 15e siècle, à nous ! un Luther, à nous ! une réforme religieuse en 1831, quelle triste parodie ! quelle profonde misère ! quelle insolente vanité !

Cependant, de notre temps, un homme s’est rencontré qui a voulu être Luther ; l’abbé Châtel, ou mieux encore, pour parler comme les adeptes, monseigneur François-Ferdinand Châtel a rêvé, lui aussi, sa réforme. Voyez l’impudence et le malheur de cet homme ! Son rôle était beau encore dans le dépérissement de l’Église : il pouvait être pauvre, inconnu, laborieux et fidèle membre du catholicisme qui se perd ; il pouvait souffrir en silence au milieu de ces ruines vénérables, il pouvait être catholique sous M. de La Mennais, il pouvait être obéissant et dévoué à ce pouvoir sans puissance, le malheureux n’a pas voulu ! Il a renoncé de gaieté de cœur à ce dévouement chrétien ; cette honorable fidélité lui a paru trop dure. Il s’est fait évêque à sa manière, il s’est fait chef d’Église, il s’est révolté ! Et nous avons appris le même jour qu’il n’y avait plus d’Église à Paris et que nous avions une Église de plus.

À ce sujet, j’ai bien peur qu’en voyant le titre de ce chapitre on ne me reproche d’avoir donné trop d’importance à cet obscur schismatique. J’ai donc besoin d’expliquer ici que monseigneur Châtel n’est que le prétexte de cet essai, moins futile qu’on ne pense. Comme je voulais faire l’histoire des religions nouvelles de Paris, j’ai choisi l’abbé Châtel comme le type le plus niais de nos Mahomets de bazar et de carrefour. J’aurais pu tout aussi bien choisir Saint-Simon ou le grand-maître des Templiers ; mais Saint-Simon avait une grande idée, mais au moins le chef des Templiers s’abrite derrière une vieille origine : l’abbé Châtel m’est donc tombé sous la main et je l’ai pris comme il m’est venu, par hasard, sauf à faire aux autres dieux mes très-humbles excuses de cette préférence qui pourra les blesser.

Voici donc l’abbé Châtel qui lève l’étendard de la réforme le lendemain de la révolution ! La réforme de l’abbé est de toute simplicité ; elle consiste en trois choses principales : d’abord à donner les sacrements, au plus bas prix possible, à tous ceux qui les demandent ; ensuite à donner les sacrements à tous ceux à qui l’Église les refuse ; enfin à remplacer la langue latine par la langue vulgaire, à dire en français : Gloria Patri, et allez-vous-en, la messe est dite, au lieu de ite, missa est.

Tel est à peu près tout le catéchisme de M. Châtel. Ce catéchisme traduit aplanit, comme on voit, bien des difficultés : il ouvre les portes de l’Église aux excommuniés de tous les genres, il met les sacrements à la portée de tous, il donne au vulgaire l’intelligence de la sainte messe, comme si nous n’avions pas des Heures traduites à l’usage des fidèles ! Aujourd’hui une religion, avec ses mystères et son culte, n’est pas plus difficile à établir que cela.

Aujourd’hui toute la recette pour faire une religion pourrait se résumer en ces deux mots qui font tout le secret de ce siècle commercial :

Pour faire une religion, trouvez d’abord des actionnaires.

Une religion, c’est comme un journal ; seulement, vu le prix du timbre, dans cette époque où la presse est délivrée de toute entrave, il en coûte beaucoup moins cher pour instituer un dieu qu’un rédacteur en chef.

Ce qui tuera l’abbé Châtel, c’est que les actionnaires ont manqué.

Ce n’est pas que M. l’abbé Châtel n’ait pas eu, lui aussi, son journal : le journal de l’abbé Châtel est au contraire la première chose que nous ayons vue affichée sur les murs de Paris après la révolution de juillet. Le prospectus de l’entreprise promettait beaucoup de tolérance et de charité chrétienne. Ce prospectus, pour le dire en passant, était une grande maladresse. L’abbé Châtel peut être un grand dieu, mais à coup sur il ne sera jamais un grand journaliste, ce qui est bien autrement difficile de nos jours. En effet vendre de la tolérance religieuse et de la charité chrétienne après le 29 juillet, c’était la plus extrême maladresse, c’était le plus grossier des contre-sens, c’était faire jouer sous l’Empire les vaudevilles guerriers de 1815. Heureusement pour la race actionnaire l’abbé Châtel, faute d’actionnaires, a été obligé de suspendre son journal.

Le commerce chrétien, je ne dirai pas catholique (catholique veut dire universel), du dieu Châtel n’eut guère plus de succès que son journal. Vainement les sacrements étaient à rien dans sa boutique : personne n’en voulut, même pour rien. Les enfants prédestinés au paganisme (car, dans cette ville chrétienne, nous avons nos Bohémiens sans foi et sans Dieu, aussi nombreux qu’au 14e siècle) restaient païens malgré le baptême gratis ; ou bien, s’ils étaient baptisés, ils étaient baptisés, je ne dis pas au même autel que leurs pères, la génération de 93 ayant eu fort peu l’habitude du baptême, mais au même autel du moins que leurs grands-pères, qui à coup sûr étaient chrétiens. Les morts eux-mêmes, les morts, expirés sans extrême-onction, passaient aussi fièrement, et sans s’y arrêter davantage, devant la boutique de l’abbé Châtel, que devant le temple catholique. Le nouveau schisme, faute d’actionnaires et de débouchés, fut bientôt à bout ; la ruine vint le trouver au milieu de sa première ferveur, et il eut bien de la peine à se loger au quatrième étage d’une assez chétive maison de la rue Saint-Roch. Encore fallut-il bien cacher au propriétaire de cette maison quelle était la profession de son locataire, et qu’il donnait à loger à un dieu.

Vous autres, honnêtes gens de province, bonnes gens, mes frères, qui savez encore votre catéchisme par demandes et par réponses, qui allez à la messe le dimanche, qui mariez vos jeunes filles à l’église, qui faites maigre le vendredi et qui ne vous en portez pas plus mal, je suis sûr que tout ce que je vous raconte là vous paraît bien étrange ! Vous vous étonnez de tous ces nouveaux cultes, vous admirez comment tous ces autels de carton s’élèvent sérieusement dans des sanctuaires de trois pieds, ayant pour tout encens l’odeur des cuisines ou de l’écurie ; vous ne comprenez pas cela, vous autres ! et vous sifflez outrageusement le saint-simonien errant, apôtre en frac et en casquette de loutre, commis vagabond de l’industrialisme et de la capacité. Vous avez bien raison, messieurs, de souffler sur ces autels et de siffler ces missionnaires ; vous êtes avant tout des hommes de bon sens et de cœur ; le positif, à vous, est votre bien. Mais, dans les choses qui tiennent à la foi comme dans celles qui tiennent à la liberté, il en est tout autrement à Paris.

Il existe à Paris une race d’oisifs qui échappe à toutes les analyses, à toutes les descriptions. Il y a des oisifs partout à Paris, sur les quais, sur les ponts, sous les ponts, à l’Institut, à la porte des théâtres, chez les oiseleurs, chez les marchands de tulipes et de roses, chez les marchands d’antiques et de nouveautés, chez les graveurs, chez les bouquinistes, dans l’atelier du peintre, chez moi, qui écris ces lignes entouré de charmants oisifs. L’oisif n’a pas de nom, il a tous les noms ; l’oisif est de tous les âges, il est de toutes les couleurs ; il est d’hier, il est d’aujourd’hui, il sera demain, il vivra toujours ; il n’est pas de la veille, il n’a pas vécu ; l’oisif ne sait d’où il vient, où il va, où il est. L’oisiveté est plus qu’une passion, c’est une industrie ; dans une ville comme Paris l’oisiveté est plus qu’un besoin, c’est un luxe. L’oisif pose, loue, blâme, il sert d’enseigne, il annonce, il indique, il découvre, il amuse ; il sert à faire remarquer tout ce qui se dit, se vend, s’achète et se fabrique dans la grande ville, l’esprit surtout. Chaque métier a ses oisifs, chaque art a ses oisifs. chaque renommée vraie ou fausse, a ses oisifs. Ne vous étonnez donc pas, sachant cela, que la religion, elle aussi, cette puissance à son déclin, cette profession décolorée, cette renommée fatiguée de toutes parts ait ses oisifs.

Toutes ces religions nouvelles dont je vous parle sont donc soutenues par les oisifs de religion, à peu près comme les romans de mœurs sont soutenus par les portières, les marchandes de modes, les femmes d’huissiers, et autres lecteurs de même force. Nos oisifs de sacristie s’occupent de toutes les spécialités de leur ressort ; ils tiennent, eux aussi, à compléter leur Callot. Dès qu’un nouveau prophète sonne de la trompette, ils font comme les oisifs de place publique, qui accourent assidûment autour de l’escamoteur, espérant toujours un bon paillasse. Ce sont ces oisifs-là qui forment le premier noyau des églises en l’air ; ce sont les compères innocents de nos Mahomets des rues ; ce sont eux qui ont fait verser les premiers fonds dans les caisses des saint-simoniens, qui ont fait cercle aux prédications de l’abbé Châtel, eux qui impriment à crédit les brochures des chrétiens selon saint Jean.

C’était vraiment chose curieuse de monter à l’église de l’abbé Châtel dans les premiers jours de sa fondation ! Vous demandiez au portier où le dieu était logé et le portier, d’un air nonchalant et vous parlant à peine, vous indiquait, au cinquième étage, le moderne Vatican, avec autant de mépris que s’il se fût agi d’un locataire qui n’avait pas payé son terme. Vous montiez. L’escalier était raide et tortueux. Il arrivait souvent que vous vous trompiez de porte : alors une jolie grisette, espèce de princesse déchue, en petit jupon et en tablier noir, vous disait d’un petit air boudeur — Ce n’est pas ici, monsieur. Puis elle refermait avec impatience cette porte qu’elle avait ouverte en souriant. À la fin, à force de monter, vous arriviez à la porte du temple. Vous agitiez la sonnette au ruban sale : la porte s’ouvrait, et vous étiez dans le sanctuaire.

Quel sanctuaire, grand Dieu ! tout le ménage équivoque d’un garçon parisien : le rideau jadis blanc, le carreau froid et ciré, le buffet en noyer, les chaises en méchant acajou, la carafe d’eau jaunâtre, le briquet phosphorique sur la cheminée, et sur les murs, presque humides, des gravures d’un blanc pâle suivies de quatre lignes d’explication. C’était en ce lieu que se disait la sainte messe ! c’était là qu’on ployait les genoux à cette ridicule parodie ! Futiles Parisiens, qui vont un dimanche jouer avec les mystères, avec les croyances, avec les pompes de la religion de leur patrie ! ingrats Parisiens, qui parodient le culte sacré de leurs pères ! ingrats et injustes et absurdes, qui couvrent de cette humiliation la vieille foi, les vieilles mœurs, le vieux sacerdoce, les cheveux blancs des pontifes, et dix-huit siècles de croyance ! Or toute cette profanation se passait, comme je vous le dis, en pleine paix, en plein jour, sérieusement ! On s’agenouillait à l’Introït, c’est-à-dire au j’entrerai ; on se frappait la poitrine au meâ culpâ, au par ma faute ; on baissait la tête au sanctus, saint ! saint ! saint ! Le prêtre était en robe blanche et en étole ; il levait les yeux au plafond de sa chambre, il lisait l’Épître et l’Évangile en français. Vous eussiez dit, à voir cela par le gros bout d’une lorgnette de spectacle, ces enfants de bonne maison qui jouaient autrefois à la chapelle sous les yeux de leurs précepteurs. Voilà ce que c’était que l’église de l’abbé Chatel !

Or, comme vous le pensez bien, la même chose qui a manqué à l’Église de l’archevêque de Paris a manqué aussi à l’Église de l’abbé Châtel : la persécution, qui a fait saint Pierre et Luther, a manqué au Luther de 1830 ; Paris a laissé passer le nouveau cuite comme quelque chose de tout simple. On n’a pas même chicané le pontife Châtel sur sa traduction de l’Évangile ; on s’est tout au plus bouché les oreilles en entendant un mauvais langage français, sans césure et sans harmonie, psalmodie sur des airs qui n’étaient pas faits pour lui. Voilà tout ce qui est arrivé à l’abbé Châtel. On est allé quelque peu chez lui ; on a dérangé ses meubles, on a terni son parquet, on a regardé ses gravures, ou a examiné son calice de plomb ; on a remis son chapeau sur sa tête, et on est sorti de cette chambre assez mécontent, comme on sort toujours d’un spectacle qui ne vous a rien coûté.

Faites donc des religions ! soyez apôtre ! exposez-vous à être martyr, pour être traité comme l’épicier du coin !

Dans ce siècle d’intrigues et de malaise, dans ce siècle qui a, tout refait, qui a refait le moyen âge et le 18e siècle, les deux extrêmes dans l’art, l’extrême foi et l’extrême incrédulité, dans notre cotonneuse époque qui a tout imité, c’était pourtant une bien belle chose et bien nouvelle à inventer qu’un schisme !

Moi qui vous parle, curieux et flâneur qui me suis attaché de préférence aux petits détails de nos grandes révolutions, j’ai vu la religion de l’abbé Châtel dans toutes ses pompes, j’ai assisté à son jour d’éclat, j’ai suivi Châtel de son quatrième étage dans sa cathédrale improvisée de la rue Saint-Honoré ; j’ai assisté à tous les mystères de sa doctrine, j’ai entendu tous les contre-sens de sa traduction française ; j’en ai fait mon homme, ma science, mon histoire, mon bien ; il m’a coûté tant d’ennui et d’indignation, cet homme mitré ! Et voilà pourquoi je le fais servir de milieu à cette étude de nos croyances religieuses, si malades, si infirmes, et qui seront mortes demain tout à fait.

Il existe donc rue Saint-Honoré, à côté de la fontaine, un vaste bazar dans lequel on avait imaginé de vendre toutes les marchandises de luxe à juste prix. Dans ce Bazar on a établi de petits magasins en bois de chêne bien ciré au milieu de chacun de ces magasins se tenait, dans le principe, une jolie petite marchande accorte et vive, décente pourtant, qui attirait le regard et l’argent, et quelquefois le cœur des chalands. Après les premiers mois d’engouement le bazar vit diminuer la foule, le bon marché le tua comme il tuera toujours les entreprises de luxe ; peu à peu les jeunes marchandes délogèrent. Elles furent remplacées par leurs sœurs aînées d’abord ; je ne jurerais pas à présent que leurs grand-mères n’aient pas pris leur place. C’est ce même bazar que choisit l’abbé Châtel pour entonner dans tout son éclat sa liturgie française à l’usage des bonnes d’enfants, des faiseurs de vaudevilles et des académiciens de province, voire même souvent de Paris.

Il fallut de grands préparatifs pour venir à bout de ce pieux dessein on chassa les vieilles marchandes, on enleva les petites boutiques, les marchandises délogèrent pour un jour. Cette fois les rôles étaient changés : Jésus-Christ avait chassé les marchands de son temple, il les chassait à présent de leurs boutiques ; avec cette différence toutefois que les boutiques étaient louées pour ce jour de schisme. Quand le bazar fut vide on le couvrit de tentures louées aussi à l’entreprise des Pompes funèbres ; on éleva un autel blanc sur ces tentures noires, on alluma des cierges dans des flambeaux de cuivre, on cacha la lumière du jour, on fit un sanctuaire tant bien que mal, on décrassa des enfants de chœur ; l’abbé Châtel eut des acolytes ; il entra avec ses deux acolytes, les mains jointes, tous les trois en grandes robes de prêtre, en chasubles et alors la messe commença.

J’assistais à cette messe ; j’y étais venu avec une parente à moi, une femme pieuse de ma ville dévote. Elle regardait cette profanation en rougissant. Le prêtre était à genoux, les assistants étaient debout. Je puis dire que cette messe, dite en français, parut à tous plus inintelligible mille fois que la messe latine. C’était chose bizarre en effet d’entendre ce prêtre en surplis, en aube blanche, se retourner vers nous et nous répéter, à douze ou quinze reprises : le Seigneur soit avec vous ! à quoi les petits clercs répondaient en fausset : et avec ton esprit ! Ô mon Dieu ! quelle messe ! quel style ! Figurez-vous l’Illiade d’Homère traduite en vers français, figurez-vous l’Enéide en prose, figurez-vous le Don Juan de Mozart arrangé pour deux flageolets avec accompagnement de guitare, et vous aurez l’idée de cette profanation.

Tout le service continua de la même sorte. C’était une messe des morts pour la Pologne (voyez la prescience des religions qui commencent !) on chanta entre autre prose le Dies iræe. Cette belle prose latine, grave, lente, majestueuse, sonore, dont le rhythme rimé a quelque chose de si lugubre, comme elle fut défigurée par ces traducteurs à son de trompe ! Que de désenchantement dans ce pâle récit d’une résurrection si belle ! que les terreurs du mourant dans le Dies iræ étaient décolorées, s’exprimant dans la prose de la Gazette d’Augsbourg ! Si je n’avais pas eu peur d’être ridicule, comme je me serais levé de bon cœur pour dire à ce prêtre : — Tu mens ! ce n’est pas là la religion catholique, apostolique et romaine, avec son beau langage, son rhythme savant, ses pompes si riches, ses pontifes sacrés ! — Tu mens ! ce n’est pas là la religion nationale ! — Tu mens ! ce n’est pas ainsi que parlent les maîtres chrétiens ! La mort chrétienne a des élans inconnus vers le ciel dont tu n’as pas le secret. — Tu mens, prêtre renégat ! Va te convertir avant tout, et puis reviens quand tu seras pardonné, reviens prier pour la Pologne ; tu seras digne de prier pour elle alors ! — Voici ce que j’aurais dit à ce prêtre si le sang-froid des assistants à cette messe n’avait pas été si naturel et si vrai. Rien n’étonnait ce monde de curieux : ni cet autel improvisé dans une boutique, ni ces prêtres parlant une langue plus qu’étrangère, une langue barbare, ni ce dieu qui se faisait homme sur une table de Cabaut, ni ces chanteurs de l’Opéra qui chantaient en chœur, ni cet évangile dévoilé, ni cet encens manqué, ce faux parfum qui brûlait à la place même où, la veille, se marchandaient des tapis de laine, rien de tout cela n’étonna l’assemblée ! Jamais on ne fit plus semblant et mieux semblant d’écouter une messe : on eût dit d’une assemblée depuis longtemps disciplinée. Elle écoute, elle regarde, elle salue, elle se lève, elle met la main à la poche pour les frais du culte, oubliant qu’elle avait déjà payé en entrant ; même il y en eut plus d’un parmi ces chrétiens au rabais qui chercha l’eau bénite avant d’entrer ou de sortir du temple. Quel peuple ! quel être mobile ! Qu’il est facile de faire une révolution avec ce peuple bouche béante, l’œil ouvert, et qui regarde tout passer ! peuple curieux avant tout, sans âme, sans cœur, sans souvenirs, curieux et idiot, qui regarde couler l’eau, et qui s’amusera tant que vous voudrez à cracher dans un puits pour faire des ronds, comme ce grand flandrin de vicomte dans Molière. Ô le peuple ! C’est bien celui-là qui a des oreilles pour ne pas entendre, qui a des yeux pour ne point voir ! Il se met en haie sur la route de l’Océan, et tour à tour il voit passer l’Empereur chargé de fers, puis l’Empereur précédé par les aigles, puis l’Empereur enchaîné, puis trois fois aussi la royauté des Bourbons enchaînée des mêmes fers et couronnée de la même couronne ! Le peuple est tout occupé à ce spectacle, qui est devenu monotone chez nous, chez nous trois et quatre fois malheureux ! il n’a pas une larme pour l’étrange drame qui passe et repasse si tristement sous ses yeux. Il se presse sur la route de Cherbourg pour être au lever de la toile à chaque révolution nouvelle ; et puis à la fin de l’action, quand la dernière révolution a passé aussi lentement que le tombereau de la Grève, le peuple n’a pas une larme, pas un instant de colère, de pitié, de reconnaissance et d’amour pour ces vaincus dont il touche les guenilles, pour ces ruines qu’il foule aux pieds, pour ces triomphes d’hier, qu’il applaudissait hier à genoux et qu’il siffle impitoyablement aujourd’hui ! Le peuple ! ô le misérable sans entrailles et sans cœur ! Enlevez-lui son roi il ira offrir le trône vide au premier qui passe ; enlevez-lui son Dieu : il offrira au premier schismatique ce temple désert ; Jésus-Christ s’en va : ouvrez la porte à Mahomet, ainsi le veut le peuple ; amenez Mahomet au peuple ! à toi, Mahomet, si tu en veux, ce qui reste du temple de Jésus-Christ !

Cela est fatigant à penser, n’est-ce pas ? qu’une nation ne tienne pas davantage à ses croyances ! C’est pitié de penser que les ennemis peuvent entrer dans la ville, et que personne ne prêtera son char pour sauver les dieux qu’on traîne au Capitole ! Brûlez la ville, que le Cosaque mette le feu à Paris : Énée emportera son père peut-être, mais à coup sûr il oubliera d’emporter les dieux Pénates, les dieux de la patrie et de la famille ! Au feu les dieux ! — Voilà comment j’ai assisté à la messe de l’abbé Châtel, dans une chambre à coucher d’abord, puis ensuite dans le bazar Saint-Honoré. Mais, chambre ou bazar, je suis sorti de cette messe honteux de moi-même et des autres, honteux pour cette ville où se fondait un nouveau schisme sans que personne s’en doutât. Croyez donc à la stabilité des trônes nouveaux quand vous voyez où les religions nouvelles viennent aboutir !

Il était dit, que ce jour-là (le jour de la messe au bazar) était un jour de complète profanation : M. Casimir Delavigne avait fait des vers pour cette cérémonie ; et quand toutes les prières ont été dites, quand on a eu assez profané la messe, assez profané la poésie de M. Delavigne et la belle voix d’Adolphe Nourrit, alors on a profané aussi l’oraison funèbre : à la fin de cette messe un vieillard imbécile, aux lèvres pendantes, à l’œil terne et mort, a osé mettre un pied plus que profane dans l’oraison funèbre, ce domaine de Bossuet ! Je ne sais quels mots étranges il a balbutiés, quelles phrases d’écolier il a débitées ; mais, pour moi, ce que je sais fort bien, c’est qu’en présence de ce ballot de foin changé en autel, en présence de ces paroles à peu près françaises, informe patois qui n’a de nom dans aucune langue, dans cette boutique changée en temple prêtant l’oreille à ce vieillard sans parole et sans voix, je compris pour la première fois de ma vie, et bien mieux encore qu’en lisant le Génie du Christianisme ce que c’était en effet que la religion de saint Jean Chrysostôme, de Raphaël et de Bossuet, cette religion qui nous a donné les oraisons funèbres et Saint-Pierre de Rome, qui a enseigné l’art au moyen âge, la poésie au 17e siècle, qui a animé, fécondé, agrandi l’âme et le cœur et l’intelligence des peuples, qui a sauvé l’humanité sous le règne de Néron, et qui est morte le jour même où il n’y eut plus d’avenir pour les nations.

Je puis sorti de la messe de l’abbé Châtel aussi malheureux qu’un honnête négociant qui se retire d’une maison de jeu après avoir gagné au jeu.

Au milieu de la rue Saint-Honoré je passai devant l’église Saint-Roch, et je me découvris devant ce bâtiment si beau, si vieux, si révéré, si saint, si plein de mystères, de souvenirs et de saintes reliques, antique et vénérable vestige de notre ancienne foi, morte aujourd’hui, isolée, inutile, et dont les hommes ne veulent plus.

Le dimanche suivant je conduisis ma jeune parente à Saint-Sulpice ; je lui devais ce dédommagement.

Il faisait beau ce jour-là. Le temple était à peu près désert comme tous les jours ; une seule chapelle réunissait quelques fidèles ; en arrivant, et sans s’être jamais vu, chacun avait l’air de se connaître ; on se savait mutuellement bon gré de se rencontrer là. Je n’ai vu nulle part, dans nos salons les plus simples, une société plus choisie. Il y avait beaucoup de jeunes femmes qui priaient, beaucoup de femmes âgées qui se tenaient assises et qui lisaient dans leurs Heures ; je vis deux ou trois jeunes gens qui priaient avec ferveur, et je leur portais envie. Sans nul doute c’était un spectacle attendrissant que celui-là, pour moi surtout qui n’y étais pas habitué. Cette vaste église, ces hommes qui osent prier encore, ces jeunes enfants qui savent prier déjà, le costume élégant et grave de ces femmes qui sont restées chrétiennes dans ce monde parisien, si indifférent à toute croyance, c’était là un spectacle fait pour attendrir. Ajoutez que nous avions passée à travers une époque hypocrite, à travers une révolution indifférente : être à la messe ce jour-là, c’était un acte d’opposition ! Sous ce rapport, la révolution de juillet a servi sans le savoir les croyances catholiques en France. Quand la messe était une obligation officielle, que de vils intrigants se sont agenouillés à la messe ! que de honteuses grimaces ! que d’ambitions forcenées ont usé de toutes choses pour arriver, et même du sacrilège ! Si bien qu’en ces temps d’hypocrisie politique, quand Tartufe s’était fait homme d’état, l’honnête homme n’osa plus prier en public ; si bien qu’on rougissait d’aller à l’église presque autant que dans l’antichambre du ministre. Aujourd’hui tout cela est changé heureusement : il n’y a plus d’hypocrites de dévotion aujourd’hui ; c’est la seule hypocrisie que nous ayons perdue. La liberté nouvelle nous a au moins permis d’aller à la messe sans danger pour notre réputation d’honnête homme. C’est une liberté comme une autre, celle-là.

J’ai dit que l’abbé Châtel n’était pas le seul réformateur de notre temps ; et en effet, de nos jours, les réformateurs ne se comptent plus : aujourd’hui on élève église contre église, autel contre autel. Saint-Simon est l’égal de Jésus-Christ, saint Jean est le maître de Saint-Simon. Écoutez, et silence : Saint-Simon est dans son jour oratoire ! Tout lui est bon pourvu qù’il parte ; Saint-Simon est un apôtre bavard de sa nature ; il a été bavard avant d’être dieu. Il a commencé à parler dans un wauxhall consacré à la danse ; il voulait, le mois passé, louer un théâtre pour ses prédications : en attendant il prêche dans un bazar. L’influence du bazar sur les religions égalera celle des catacombes de Rome sur le catholicisme, vous verrez ! Je ne serais pas étonné que les propriétaires de grandes salles publiques, dans leurs circulaires d’abonnement, à ces mots ordinaires : Fait noces et festins, réunions de corps, concerts, n’ajoutassent bientôt : et prêche des religions. Mais la religion saint-simonienne est toute une histoire à faire ; c’est un grand ridicule à exploiter : qu’un autre plus hardi que moi l’exploite. Je me suis donné pourtant bien des peines pour la comprendre, cette fugitive doctrine de l’industrialisme fondé sur l’amour : le matin j’ai entendu une prédication du cardinal Barrault, et le soir du même jour j’ai entendu une comédie en cinq actes du même pape au Théâtre-Français ; mais je me suis endormi au sermon le matin, on a sifflé la comédie le soir : je me suis trouvé aussi ignorant après la comédie que je l’étais après le sermon ; et tout cela m’a laissé de trop faibles souvenirs pour en parler longuement.

Ce que je puis vous dire, c’est que le mieux est, à chacun de nous, de rester dans la religion où nous sommes, ne fût-ce que pour nous montrer hommes de courage. Quoi qu’on vous dise, vous attendrez pour ouvrir les yeux que la lumière soit placée sur le boisseau, vous attendrez pour ouvrir les oreilles que le novateur s’appelle Mahomet ou Luther ; vous laisserez à eux-mêmes ces ridicules efforts de prophètes sans mission et sans crédit qui n’ont même pas l’enthousiasme banal de la conviction ; vous craindrez également les traductions de l’abbé Châtel, les brochures du secrétaire patriarcal selon saint Jean, et l’éloquence du pape Bazar, double pape il y a quinze jours, et qui s’est dédoublé en faisant descendre d’un degré son égal en papauté, Enfantin. Mais ici je m’arrête avec respect et tremblement ; je ne veux pas entrer dans les mystères de cette nouvelle religion. Il est dangereux d’avoir beaucoup de dieux pour ennemis.

Si je n’ai pas été trop diffus, vous avez compris deux choses qu’il était important de vous démontrer dans cette difficile étude du Paris moderne : à savoir que, si le christianisme périt sous l’indifférence religieuse, cette même indifférence empêchera toujours une nouvelle religion de s’établir. Sans intolérance il n’y a pas de religion possible ; le martyre est le grand fondateur des religions ; c’est un des préjugés de l’Europe croyante que le martyre prouve le dieu. Voyez l’Irlande si le bill de lord Grey vient à passer, dans quarante ans l’Irlande aura cessé d’être le plus catholique des trois royaumes ; voyez l’abbé Châtel : l’abbé Châtel, non persécuté, sera un enfant de chœur barbu dans une église de village avant six mois ; voyez Saint-Simon : Saint-Simon faisait un journal où chacun devait s’abonner  ; on s’y est si peu abonné que Saint-Simon donne son journal pour rien en attendant que le journal expire. Or personne ne veut du journal, personne ne veut de la brochure de saint Jean, c’est avec grande peine que Châtel a placé à Clichy-la-Garenne un curé de sa façon. Voilà donc trois dieux à peine nés qui sont presque morts. Ô pauvres dieux ! le métier que vous faites est triste ! Prenez garda à l’infâme banqueroute ! c’est une rude chose que Sainte-Pélagie ! Ô pauvres dieux ! il est bien difficile, surtout à des dieux, d’avoir du linge blanc, des habits neufs, un dîner chaque jour, et de payer un loyer tous les trois mois ! Ô pauvres dieux ! soyez attentifs à ma prédiction ! faites un métier plus honnête que celui que vous faites, et respectez toujours vos pères et mères, la charte constitutionnelle du royaume, le percepteur de l’impôt indirect et le commissaire de police du quartier !

Que si nos dieux sont trop fiers et rejettent avec dédain mon enseignement tout paternel, dites-leur : — Ô grands dieux, pas tant d’orgueil ! Rappelez-vous que vous êtes des hommes soumis à toutes les chances des hommes ! Grands dieux, si vous doutez de votre humanité, tâtez-vous le pouls quand vous avez la fièvre, regardez comme vous êtes pâles quand vous vous battez en duel ; ou tout du moins essayez de marcher sur l’eau quand vous n’avez pas dans votre poche de quoi passer le Pont-des-Arts.