Les catacombes/Tome III/03

Werdet, éditeur-libraire (Tome iiip. 139-175).


LES
PETITS MÉTIERS.


Séparateur



Paris est rempli d’un peuple d’industriels qui n’appartiennent qu’à la grande ville, qui n’ont plus aucun sens, passé la barrière ; industrie d’égout et de carrefour, de mansarde et de ruisseau ; industrie de hasard qui a ses apprentis, ses maîtrises, son service central ; industrie de chiffons, de vieux clous et de verres cassés, de poëmes épiques et de vaudevilles ; toutes choses dont je dois parler gravement et avec estime ; toutes industries avouées par la probité la plus sévère, le besoin le plus légitime ; toutes industries qui font vivre des familles, qui envoient des enfants au collège, qui donnent des dots aux filles à marier, et souvent un tombeau au Père-Lachaise quand te spéculateur a été riche, heureux, honnête homme, et qu’il n’a pas fait son testament pour des ingrats.

Voyez-vous ? le petit métier domine dans cette grande cité. Il en coûte si cher pour acheter une charge, même d’huissier-priseur ! il faut tant d’argent pour ouvrir la plus petite boutique, dans un temps où il n’y a pas de boutiques sans glaces contre le mur et sans acajou au comptoir ! les propriétaires de Paris sont si durs ! le papier est si difficile à escompter ! Cependant il faut vivre, il faut échapper au désordre et à l’hôpital. Vive donc le petit métier, sans boutique, sans patente, sans propriétaire, sans lettres de change, sans profits, le petit métier en plein air, à pied, les mains dans tes poches, la hotte sur le dos, ou mollement étendu au coin de la rue sur les crochets du commissionnaire, attendant un chalant qui va venir ! À une heure du matin, dans les halles, quand tout Paris vient d’entrer dans le sommeil, sommeil haletant et précipité et plein de remords et entrecoupé de voluptés fugitives, sommeil dans la soie volée, véritable cauchemar commencé au bruit des voitures et qui s’achève aux cris des marchands d’habits, vous entendez autour des halles un bruit singulièrement animé. On ne dort pas aux halles ; aux halles les petits métiers commencent. Alors arrive de toutes parts, attelé à de petites voitures, un peuple de négociants qui spéculeront toute la journée sur un boisseau de pommes de terre, sur douze bottes de carottes, sur un paquet d’oignons, sur quelques douzaines d’œufs. Pendant que le grand commerce de comestibles reste immobile à sa place, attendant fièrement les cuisiniers des grandes maisons et le savant cordon-bleu de bourgeoisie, voilà nos spéculateurs en petit qui s’éparpillent de bonne heure pour porter aux pauvres et aux poëtes leur nourriture de la journée. Le pauvre mourrait sans ces carottes, ces pommes de terre et ces œufs équivoques. Le pauvre n’est pas assez riche pour aller chercher ses vivres à la halle, où tout est à meilleur marché : il attend à son cinquième étage ; il attend non-seulement la providence de chaque jour, mais la providence de chaque heure de la journée. Ainsi est fait le grand Paris, le Paris qui travaille et qui espère ; toute la vie de ce Paris de second ordre se passe à acheter son repas à des revendeurs. Le matin, quand la laitière a préparé son lait et se repose noblement à côté de son chien et de son vase en fer-blanc, vous voyez arriver à la file tout le quartier matinal : des femmes en casaque blanche, pâles encore de leur sommeil, et les cheveux retenus dans leur mouchoir de petites filles de quinze ans qui viennent à la place de leur mère, violettes de froid et les cheveux flottants ; la femme de chambre joviale, le célibataire empesé, le portier ricaneur, l’employé qui se sent humilié de venir chercher sa pitance au grand jour, innocentes abeilles autour de la ruche. La laitière leur dispense son lait d’une main avare ; la distribution laitée dure jusqu’à midi. Cette laitière n’a jamais eu une vache à elle, elle n’a jamais entendu le chant de la poule qui pondit ses œufs ; toute sa ferme est située dans une maison de la rue Aux Ours ; son rustique enfant est petit clerc dans une étude, et l’honnête laboureur, son mari, tient les cannes et les chapeaux dans une maison de jeu.

Heureux l’homme des champs s’il connaît son bonheur !

Écoutez : À midi voilà Paris qui se réveille ! Le bruit monte aux cieux ; tout s’agite, les grands et les petits métiers entrent en concurrence. Chaque métier, à Paris, a sa concurrence et sa parodie, haut et bas, honnête ou non, permis ou toléré. Cherchez bien, et partout vous trouverez, à côté des grandes spéculations appuyées sur des capitaux immenses, les spéculations de la petite propriété, du commerce modeste, du marchand qui n’en est pas un. Voyez Paris à côté du cachemire de l’Orient, éternel sujet des plaisanteries de M. Scribe, s’étale le cachemire Ternaux ; non loin du cachemire Ternaux la marchande à la toilette étale ses guenilles restaurées ; mais plus bas Mme La Ressource, un carton sous le bras, s’en va louant, à tant par jour, la dentelle trouée, le manteau doré du théâtre et jusqu’à la cornette et à la chemise de la prostitution. Le petit métier est un protée qui ne rougit de rien, qui se plie et se replie dans tous les sens, qui se mettra dans la boue pour avoir de quoi se vêtir, qui se vautrera, s’il le faut, dans la fange, pour avoir une chemise blanche, qui ne craint aucune espèce de honte, aucun genre d’usure, qui se glisse, s’intrigue, se pousse, se presse, qui veille les nuits et les jours, qui fait le mort, qui prendra toutes les allures. Vous savez l’histoire de Saint-Siméon-Stylite ; il est resté quinze ans logé au sommet d’une colonne à Paris, pour de l’argent et pour très-peu d’argent, vous trouverez facilement un homme qui remplira ce métier-là ; car être dieu aujourd’hui, cela est devenu un petit métier.

Allons dans la ville. À peine sorti de votre chambre, vous passez nécessairement devant la loge du portier. Cette loge est une espèce de niche, au rez-de-chaussée, dans laquelle très-souvent on n’oserait pas loger son chien. Figurez-vous un espace de sept à huit pieds au plus ; là se tient souvent toute une famille : le père, qui fait des souliers ; la mère, qui lit des romans ; la fille, qui déclame des vers, espoir du Théâtre-Français ; le fils aîné, qui joue du violon, compositeur futur de l’Ambigu ; le dernier né, qui broie des couleurs chez Eugène Delacroix ou qui prépare les cuivres des Johannot. Tout ce monde d’artistes vit, et pense, et compose, et se passionne en gardant la maison que vous habitez, en tirant le cordon de la porte au premier bruit du marteau. Savez-vous où ils nichent ? savez-vous comment tous ces enfants sont venus dans ce monde, comment ils ont grandi, comment ils ont trouvé le victum et vestitum dans cette difficile condition ? Qui le sait ? qui pourrait le dire ? Le père de toute cette famille touche trois cents francs par an pour sa place, et c’est là tout. Cependant la famille est élevée, le père a deux habits, la mère une robe de mérinos, la jeune fille une chaîne d’or et le fils aîné une paire de bottes. Miracle de l’industrie, de la patience, du travail et d’une volonté ferme ! Il y a des miracles de cette force là dans toutes les maisons de Paris.

Je ne vous retiens pas plus longtemps à votre porte. Vous sortez : prenez garde à cet homme qui est accroupi dans le ruisseau. Cet homme est un regratteur ; il gratte et regratte entre les pierres ; il n’en veut pas aux chinons, il n’en veut pas aux immondices, il n’en veut pas aux vieux papiers que le vent emporte ; chiffons, immondices, vieux papiers, ce sont marchandises d’une nature trop relevée pour notre commerçant. Il en veut, lui, tout simplement aux clous égarés de la ferrure des chevaux, aux parcelles de fer emportées par le frottement au cercle des roues ; il lave la boue de la ville, cet homme, comme d’autres esclaves lavent le sable d’or du Mexique ; il est aussi heureux d’amener un clou sans tête que d’autres nègres qui trouvent un diamant dans les mines. Voyez cet homme quelle attitude pénible ! comme il est couché sous sa proie ! que de passion et d’avidité dans le regard ! comme il joue avec la fortune ! que d’imprécations dans son âme ! comme son cœur bat dans sa poitrine ! Pauvre homme, hélas ! la mine est peu abondante ! La révolution de juillet a renvoyé tant de chevaux à la charrue, elle a réformé tant de voitures, que c’est à peine si le ruisseau charrie encore assez de fer pour que le regratteur gagne de quoi aller, le dimanche et le lundi, se consoler à la barrière. Dans des temps meilleurs il y restait trois jours !

Quand vous avez évité le regratteur et l’eau qu’il jette de côté et d’autre, vous tombez d’ordinaire vis-à-vis le commissionnaire du quartier. Le commissionnaire du quartier est le plus souvent un épais gaillard à la vaste poitrine, aux larges épaules, à la barbe noire ; on sent, à le voir, que c’est un homme à son aise qui ne doit rien à personne, à qui on doit beaucoup, et qui n’est pas sans avoir quelque bonne réserve pour les mauvais jours. Le commissionnaire du quartier, c’est votre domestique à vous, mon domestique à moi, notre domestique à nous tous ; il est de toutes les maisons, il entre et il sort à volonté ; on l’appelle pour scier du bois en hiver, pour monter les fleurs en été, pour porter une lettre en tout temps ; c’est lui qui conduit monsieur à la diligence, qui va au devant de madame à son retour ; le commissionnaire a un nom propre, tout au rebours des autres domestiques, qui n’ont qu’un simple prénom ; on sait de quel pays il est, quel est son âge et celui de sa mère ; il est l’ami de la cuisinière et l’ennemi du portier ; du reste, indépendant comme un domestique qui a plusieurs maîtres, intelligent et actif comme un spéculateur qui spécule à coup sûr, faisant beaucoup et agissant peu, parcourant beaucoup de chemin en allant au pas, ne disant jamais rien de trop, discret, sobre, patient ; curieux, mais en dedans et pour lui seul, toujours prêt à se mettre en route, toujours prêt à obliger, et obligeant avec le même zèle, soit les affaires, soit les amours. Une rue de Paris ne serait pas complète si elle n’avait pas son commissionnaire à elle, à côté de son épicier ou de son marchand de vin.

Plus loin, sur le Pont-Neuf, sur le quai de la Grève, hors des boutiques vagabondes ou stationnaires, sans patente, mais non pas sans aveu, vous rencontrez une race d’industriels toujours occupés, qui se croisent dans tous les sens et sans confusion : l’un, appuyé sur son échoppe d’un pied carré, sollicite pour un sou la faveur de rendre son lustre à votre chaussure délustrée ; l’autre, d’une voix enrouée, appelle votre caniche, qu’il veut tondre à toute force (le caniche épouvanté se presse contre son maître en aboyant) ; celui-ci vend des allumettes, celle-là des épingles ; ce vieillard gagne sa vie avec le sucre d’orge. Voyez cette large commère : elle porte sur son ventre l’attirail complet d’une cuisine toujours fumante ; le fourneau est allumé ; la graisse éclate dans la poële à frire, la friture se dessine sous toutes les formes ; l’air est embaumé à dix pas à la ronde ; la saucisse succulente, la pomme de terre dorée, la côtelette de porc frais, appétissantes friandises de la place de Grève ; que dis-je ? le merlan délicat, la sole, le goujon, mets délectables d’une société plus choisie, appellent tour à tour l’appétit du passant ; la boucherie est à côté de la cuisine ; le poisson frais est suspendu sur les hanches de la cuisinière, destiné à remplacer le poisson frit. Il est une heure : le Parisien fait son second repas. Il a mangé une tasse de lait le matin ; à une heure il mangera pour quatre sous de pommes de terre ou d’autres fritures, enveloppées dans une feuille de papier imprimé. Tout en dînant au soleil appuyé contre le parapet du pont et en regardant un faiseur de tours, le Parisien peut lire de temps à autre les nouvelles de la politique et des arts dans la bienheureuse enveloppe de son dîner. Ainsi tous les plaisirs à la fois se réunissent à cette heure fortunée pour l’habitant de Paris : l’eau dans le fleuve, le soleil dans le ciel, l’oiseau du quai des Orfèvres qui chante, le bateleur qui joue, la friture qui frémit, les nouvelles politiques du journal de la veille. Il s’en faut encore de trois jours pour que le politique du port de Marseille en lise autant à son lever que n’en peut lire l’honnête ouvrier du quai de la Grève à son second repas.

Or ne croyez pas que cette industrie à part soit à la portée de tous les hommes de ce monde : la petite industrie parisienne n’est faite que pour le Parisien ; il n’y a que le Parisien qui comprenne, qui aime, qui sache apprécier à leur juste valeur tous ces petits marchands ; le petit marchand est un être essentiellement parisien, une nécessite essentiellement parisienne. Il n’y a que le Parisien qui sache arrêter, par une ardente soif d’été, un honnête marchand de coco, qui cause avec lui en essuyant son verre argenté ; lui fasse remplir le verre jusqu’au bord, et qui demande la monnaie de ses dix centimes après avoir bu et causé pour deux sous au moins avec l’honnête marchand de coco. Le marchand de coco, bon enfant, sourit agréablement au Parisien, lui rend deux centimes sur cinq, et, après l’avoir salué poliment, il se met à crier de nouveau son coco à la glace ; véritable providence des soldats et des bonnes d’enfants.

À la place de mon Parisien imaginez un homme de province bien dédaigneux, bien dégoûté, bien altéré : il passera fièrement devant la bienfaisante tisane, il dédaignera le sourire bienveillant et ridé de la vieille Hébé, et, une heure après, il se donnera une indigestion avec un pot de bière tournée qu’il boira fièrement dans un estaminet.

Il n’y a que le Parisien dans le monde pour parler à une poissarde, pour être agréable avec une écaillère, pour ne pas irriter une cuisinière ambulante tout en marchandant son repas. Le Parisien est bien élevé, il est poli, il a le parler doux, il évite toutes les dissonances. En même temps il ne rougit de rien : il accoste en plein jour la grisette qui lui plaît, il fait son repas dans la rue, il entre chez le marchand de vin et il boit ; c’est Diogène qui s’est lavé les mains avec de la pâte d’amandes. Ne craignez pas qu’il en soit ainsi de l’homme de province : l’homme de province est fier ; c’est le type du niais endimanché ; il dédaigne toutes les facilités de la vie. Tout à l’heure vous l’avez vu aimant mieux mourir de soif que de boire du coco à présent voyez-le entrer dans une de ces cavernes empestées où l’on dine à vingt-quatre sous par tête : le provincial s’assied fièrement à une table d’une froide propreté, il avale ses quatre plats sans mot dire ; et après la mince tranche de bœuf, le civet de lapin, l’omelette soufflée, le pot de crème et le petit-verre, il sort de là, l’œil triste, le ventre creux, l’estomac malade, sans se douter qu’à la place de Grève ou sur quelque joyeux boulevart il aurait fait un très-excellent dîner et très-joyeux avec la moitié moins d’argent. Que voulez-vous ? quand le provincial dîne, il lui faut avant tout une serviette à peu près blanche et un couvert d’argent.

Le Parisien, qui vit à l’air, qui flâne, qui fait le beau, qui fait le voluptueux au soleil, qui se chauffe dans les galeries du Palais-Royal en hiver, qui a des amusements pour toutes les heures, qui est suivi à chaque pas, dans sa bonne ville, par un troupeau d’esclaves prêts à satisfaire ses désirs, et au moindre geste, le Parisien se laisse être heureux autant qu’on veut le faire heureux ; il est dégagé de tous les soucis de la vie. On a inventé pour lui un détail marchand qui ferait peur à tout autre peuple. Si le Parisien le veut, on lui donne du sucre pour un sou, on lui vend une aile de volaille, une cuisse de perdrix ou le croupion d’un faisan ; le Parisien a tout ce qu’il veut avoir, mais rien que cela. Parlez, riches de la terre ; qu’avez-vous donc qu’il n’ait pas, cet homme heureux entre tous ? Cet insouciant flâneur est aussi beau que vous, et aussi bon, et aussi riche. Vous mettez une robe de gaze, madame la duchesse, vous jetez une rose dans vos cheveux ; un frais ruban orne votre taille : demain, aujourd’hui peut-être, Jenny la bouquetière mettra votre robe de gaze, elle jettera la fleur de vos cheveux dans ses cheveux ; le frais ruban entourera la taille de Jenny ; seulement il sera serré d’un cran de plus.

Il en est ainsi pour tout ce qui se fait, se fabrique, s’invente et s’importe à Paris : tout ce travail, toutes ces recherches, tout ce luxe, c’est pour le Parisien. On appelle Staub, on lui commande un habit, on choisit l’étoffe soyeuse, on indique la couleur des boutons et la qualité de la doublure ; on a un gilet qui vient d’Angleterre, on porte des bottes de Sakoski ; c’est à peine si votre chapeau pèse trois onces. Allons, dandy, mets-toi à la torture dans ton habit neuf, gêne tes pieds dans tes bottes, étouffe-toi dans ton gilet ; porte à la main ton chapeau, de peur de déranger l’artifice de tes cheveux : huit jours après passe le marchand d’habits. — Vieux habits ! vieux galons ! Achetez des habits ! vendez des habits ! — Ô Sakoski ! ô Staub ! Les bottes de Sakoski, bien qu’un peu larges, passent aux pieds d’un marchand de contre-marques ; l’habit de Staub est endossé par un figurant du Gymnase, à qui son théâtre donne vingt sous par jour à condition qu’il sera très-bien mis.

Puisque j’en suis au marchand de contremarques et au figurant de théâtre, partons-en.

Le marchand de contre-marques est le marchand de plaisirs dramatiques pour le Parisien. Le Parisien et le très-grand seigneur d’autrefois étaient les seuls qui eussent le privilège de ne pas payer le spectacle : à présent qu’il n’y a plus de grands seigneurs, le Parisien est le seul qui jouisse du privitège. Donc la première pièce se joue ; le riche arrive, il s’ennuie et s’endort ; il s’en va ; il jette ou il vend sa carte à des spectateurs qui sont à la porte du théâtre, et aussitôt le Parisien accourt, ou plutôt on va le chercher. — Voulez-vous voir danser madame Alexis Dupont, Parisien ? — Voulez-vous voir jouer mademoiselle Georges à son cinquième acte, Parisien ?

— Parisien, Odry va commencer, et il est charmant ! — Et voilà mon Parisien, le cigare à la bouche, qui réfléchit, qui est distrait, qui marchande, qui accepte, et qui voit, pour le prix de la chandelle qu’il brûlerait ce soir à la maison, tout le beau spectacle dédaigné par le riche ; le voilà qui applaudit, qui rit, qui aime, qui s’amuse ; c’est pour lui seul qu’il y a un Opéra dans le monde, pour lui seul qu’on fait de l’art et de la poésie en France. Homme heureux ! il s’est levé : on l’a servi dès le matin ; pour lui la poule a pondu son œuf, la vache a donné son lait, le commissionnaire a pris ses crochets, le décrotteur a débouché son cirage ; pour lui le tailleur a fait tous les habits que vous voyez ; c’est pour lui que tous les fournisseurs travaillent, que toutes les boutiques s’éclairent, que les théâtres sont ouverts. Heureuse, trois fois heureuse influence des très-petits métiers !

Le petit métier est la providence du Parisien qui n’est pas riche : le petit métier le défend de l’ennui et du désespoir, et le met au niveau de toutes les fortunes ; il lui donne les moyens de satisfaire tous ses désirs ; c’est au petit métier que le Parisien doit son bien-être, sa maison, et ses gens et sa voiture. Dernièrement encore le petit métier a donné à chaque Parisien une grande voiture à deux ou trois chevaux, toujours à ses ordres, toujours prête à lui faire traverser la ville dans tous les sens. Insouciant et paresseux bonhomme de Paris ! Il a fallu que le conducteur d’omnibus portât sa livrée, il a réglé le nombre et la couleur des chevaux, il a pris tous les soins possibles de son équipage. Aussi quand il est gravement étalé sur les coussins élastiques, appuyé sur sa canne à pomme d’ivoire, vous pouvez nous en croire, le Parisien n’a rien à envier à son voisin, le ci-devant marquis, qui, pour aller en voiture, a des chevaux à acheter, une écurie à louer, du foin et des valets à payer, sans compter qu’il est obligé d’aller en fiacre le plus souvent.

À Paris, grâce au petit métier, il n’est pas de chose qui n’ait deux prix, deux prix extrêmes, le prix fort et je vil prix ; il n’y a pas de juste milieu, bien que souvent prix fort et vil prix ce soit identiquement la même chose. Ainsi on vend du gibier sur le Boulevart-Neuf et chez Mme Chevet ; on joue à la roulette dans le salon des Princes, tout doré, somptueuse caverne où s’est consommée la ruine de tant de malheureux ; on joue à la roulette sur le Pont-Neuf. Si le boulevart des Italiens est fier de l’Opéra, le boulevart du Café Turc a aussi bien que l’Opéra, et beaucoup mieux que M. Albert, il a les Funambules et Débureau, le gille sublime. Eh ! mon Dieu ! qui pourrait dire si on a moins de plaisir au bal de la Chaussée-d’Antin qu’à celui de la Courtille ? Quelle différence trouvez-vous donc à triompher de l’illustre coquette chargée de diamants, ou à pourchasser, le soir, la grisette à l’œil noir et au pied furtif ? La grisette, véritable création parisienne, fleur à demi épanouie de la corbeille parisienne, l’honneur de nos jardins et de nos magasins somptueux, la poésie de l’étudiant, a quelque chose d’aimable, qui n’est pas le vice et qui n’est pas la vertu ; la grisette, petit négociant, lui aussi, joyeux, alerte, insouciant, fait pour le Parisien, et que lui seul sait comprendre ! Mon Dieu ! vous le voyez, vice ou vertu, peine et plaisir, amour et repentir, c’est partout et toujours la même chose pour le Parisien !

Le Parisien est l’égal de quiconque vient habiter sa ville ; il est son égal en plaisirs, en bonheur, en amours ; il partage ses têtes, ses affections, son luxe ; il partage toutes choses, excepté la dépense ; seulement l’un est malade dans son lit, l’autre est malade à l’hôpital, avec cette différence toutefois, en faveur du pauvre, que le médecin est le même au palais du riche et à l’hôpital. M. Dupuytren lui-même, entre le riche et le pauvre, n’a jamais hésité : c’était toujours le Parisien, le parisien de Paris, le malade de l’hôpital qui était visité, opéré, pansé et guéri le premier.

Et non-seulement le petit métier s’applique aux nécessités de la vie, et à ces besoins du luxe qui sont encore une nécessité ; mais encore le petit métier s’inquiète des caprices les plus bizarres, les plus inattendus du cœur et de l’esprit de l’homme, de ces caprices qu’on ne voit qu’au riche et au puissant, que les riches seuls se permettent dans les autres pays, et que le Parisien se permet dans le sien à tout propos, sans rime ni raison, pour cela seulement qu’il sait ce qu’il veut, qu’il n’a qu’un temps à vivre, et qu’il est Parisien de Paris.

Par exemple, Catherine veut écrire à Jean-Jean, qui est à Chartres. Catherine ne sait pas écrire : pour quatre sous Catherine enverra à Jean-Jean une lettre bien dictée, bien sentimentale, sans aucune faute d’orthographe, sur papier vélin parfumé, avec un cachet en cire et armorié. Le sergent-major, quand Jean-Jean recevra cette lettre, lui demandera sérieusement si ce n’est pas Mme de Sévigné qui lui écrit. D’autre part, vous avez un oncle membre de la Société philotechnique : pour peu que votre oncle aime les vers et moyennant quinze sous, en vous y prenant un jour à l’avance, vous aurez une chanson faite exprès pour la fête de ce digne oncle, dans laquelle chanson sera son nom, lequel nom rimera avec le vers suivant si vous voulez ajouter cinq sous de plus. Savez-vous qu’il y a un théâtre à Paris, à la grille du Luxembourg, où un marquis fait un vaudeville pour douze francs, avec tous les couplets ? Un mélodrame se paie vingt-cinq francs en ce lieu ; on a payé quarante francs la pièce intitulée Napoléon !

Voulez-vous être célèbre, et entourer votre front grimaçant de l’auréole poétique ? Il y a des gens qui vous vendront un quart de mélodrame à l’Ambigu ; sur le quai aux Volailles vous ne sauriez croire combien il y a d’écrivains qui font un volume de roman pour un billet de cinquante francs. Ils escomptent leur billet à quinze pour cent à leur libraire et, en fin de compte, il se trouve que le libraire n’a pas gagné grand’chose quand le volume est imprimé.

Toute une famille habite un rez-de-chaussée dans un quartier malsain. À les voir, on ne devinerait guère quel métier font ces gens-là. Ils sortent tous à de certaines heures du jour ; ils vivent ; ils sont dédaigneux pour leurs voisins ; ils ne rentrent à leur taudis que bien avant dans la nuit ; ils étudient, ils font des évolutions. Quand le maître de la famille sort il emmène avec lui tout son monde, jusqu’à son vieux père, jusqu’à sa mère infirme le petit enfant qui sort du berceau n’est pas oublié ; quelquefois même le caniche Azor et la pie Margot sont de la partie. Famille Bohême ! Ce père de famille est comparse de théâtre ; toute sa vie il a figuré dans les théâtres sans avoir la dignité d’un comédien, sans jamais songer à dire un mot au parterre. Cet homme a subi, lui aussi, toutes les vicissitudes du drame. Quand il y avait des Romains au théâtre, Romain en toge et en robe de pourpre, il a gagné un rhumatisme au bras droit à force d’avoir les bras nus ; les Colins d’opéra comique ont été funestes à sa cuisse gauche, qui n’était vêtue que d’une simple percaline garnie d’une faveur rose ou bleue ; l’importation de Schiller en France a été aussi une époque fatale de sa vie : les brigands de théâtre lui firent grand tort. Un jour il eut la tête fracassée d’un coup d’épée de bois ; un autre jour il reçut un coup de feu dans les yeux ; puis vinrent les monstres, les diables, les flammes de l’enfer et du Bengale : il fallut se barbouiller de rouge et de noir, se mettre des serpents sur la tête, se jeter à corps perdu dans le gouffre ; puis, la vérité du drame envahissant toujours, on fit monter le comparse à cheval, on le fit monter sur les toits, on l’exposa à se rouer les membres, on le couvrit de plaies infâmes, on le marqua au fer rouge, on donna le knout au malheureux comparse ; puis, comme à force de progrès les théâtres furent déserts, on réduisit le prix du comparse, on le força de se fournir de rouge, de blanc et de mollets, toutes choses qui n’étaient pas à sa charge autrefois. Alors il fallut avoir recours à d’autres moyens ; l’homme-comparse se multiplia de toutes les manières : il fit paraître sa femme et ses enfants, il fit venir son frère et sa sœur, il habilla son vieux père en sénateur, en doge, en pair de France ; sa vieille mère eut un rôle dans les drames de la Révolution et de l’Empire ; tout devint matière théâtrale chez cet homme. Cette pie que vous voyez pendue à sa fenêtre, elle joue son rôle dans la Pie voleuse ; ce chien fut sublime dans le Chien de Montargis. Dans ce rez-de-chaussée humide et malsain vous trouverez, au résumé, tout l’art dramatique de nos jours.

En fait de comédie, c’est là sans contredit un petit métier s’il en fut. Faire des couplets, déchirer une comédie en lambeaux pour en construire un vaudeville, paraître devant un comité de lecture, se mettre en quatre pour enfanter cette œuvre malheureuse, et, quand l’ouvrage va être joué, se mettre à genoux devant des pauvres diables qui font encore un plus petit métier que le vôtre, cela est dur.

Le jour de la première représentation est venu. Chez le marchand de vin du coin se réunissent tous les littérateurs du parterre ; ils se donnent le mot d’ordre : on leur indique où il faut rire, où il faut pleurer, à quel moment précis il sera nécessaire de montrer de l’enthousiasme ; le succès se complote, se prépare, se décide au cabaret. Je ne connais pas de plus petit métier que celui-là, si ce n’est le métier des auteurs.

Souvent il arrive que les métiers changent de titre : le petit métier devient un grand métier, le grand métier n’est plus qu’un fort petit métier. Quel homme c’était autrefois que le premier meneur, le grand-aumônier, le maître des cérémonies ! quel grand commerce aujourd’hui que celui de M. Fumade, le marchand de briquets phosphoriques, celui de M. Hunt, le fabricant de cirage ! Le décrotteur ambitieux fait orner son magasin de glaces et de gravures ; dans une rue du Marais, sur un large écriteau, vous pourrez lire cette inscription en grosses lettres : Dutocq fils, successeur de son père, fabricant de sacs en papier.

C’est un métier d’ouvrir la portière des voitures à la sortie des spectacles. C’est un métier de raccorder un piano : le pauvre diable entre dans le salon, il ouvre l’instrument fatigué des sonates, il donne le ton aux notes discordantes ; il n’a pas d’instrument à lui ce grand artiste : quand te piano est d’accord il se livre en tremblant de joie au bonheur de faire un peu de musique ; puis le valet de chambre arrive, on le congédie au milieu de son improvisation commencée ; il est payé un peu moins cher que le frotteur.

Que voulez-vous ? quelle est l’envie qui vous presse ? Vous voulez une seule rose pour mettre à votre boutonnière : on vous vendra une seule rose. Vous avez de la violette pour un sou au Pont-des-Arts. Suivez le quai : vous aurez un volume in-8o avec la valeur de dix bouquets de violettes. Vous êtes peintre, vous avez besoin d’une belle figure, Mars ou Vénus, la beauté ou la gloire : voici Mars en guenilles, humble et triste contenance, qui vient à vous, l’œil humide, les genoux troués ; voici Vénus, taille élégante, blanches épaules, le sein qui bat, la main bien faite. Ôtez votre voile, ô déesse ! montrez-nous ce sein fait pour l’amour, découvrez ces blanches épaules, étendez ce pied charmant ; faites que je vous voie telle que vous êtes sortie du sein des mers, ô déesse ! Vous prenez le dieu et la déesse à l’heure : cela vous coûte tout autant qu’une course de fiacre avant le nouveau tarif.

La science est au même taux que la beauté : la science et l’art abondent dans cette grande ville ; elle regorge de professeurs de toutes sortes. Depuis les derniers et malheureux soulèvements de l’Italie, les maîtres d’Italien sont à plus vil prix que les maîtres de latin et de belles-lettres ; l’allemand se paie davantage ; le polonais est à rien ; et, franchement, qui voudrait apprendre ta langue, malheureuse Pologne ? En fait d’éducation, de professorat et de science, je ne connais guère d’estimés et d’heureux que les danseurs. Il en a été ainsi dans tous les temps.

L’usure même, l’infâme usure s’est faite petit métier pour dépouiller le malheureux plus facilement. L’usure se revêt d’une souquenille usée, elle prend la forme d’un épicier voisin des balles ; elle prête six francs pour toucher six francs cinq centimes à la fin de la journée ; elle achète le papier du Mont-de-Piété, ce maître usurier, ce vil fripon qui se cache sous le manteau de Tartufe, et sur ce papier usuraire elle trouve encore le moyen de voler quelque chose. Ainsi, il n’est rien à Paris qui ne puisse se réduire à sa plus simple expression. Voici de l’or ; suivez l’échelle décroissante vous arriverez au billon ; voici la religion catholique : vous avez les saint-simoniens ; voici Saint-Sulpice, le grand temple chrétien vous êtes à l’écurie de Châtel ; voici le pape Clément XIV : vous arrivez à l’alcôve de Mme Bazar, la papesse ; voici le Théâtre-Français : vous êtes à l’Ambigu. Quel chaos ! quel indéfinissable mouvement ! vous allez d’un dieu à un escroc, d’un roi à un charlatan, du Mont-de-Piété à un huissier, de Talma à M. Marty, de l’Académie à la hotte du chiffonnier. Ô trois et quatre fois profanation !

Ce n’est pas que je mette l’honorable et illustre profession du chiffonnier au nombre des petits métiers. À Dieu ne plaise, mes maîtres, que je m’attire votre colère ! Dans les petits métiers, le chiffonnier est au moins le premier. Le chiffonnier est le plus grand desindustriels en petit : c’est un être à port grave, solennel, muet, qui dort le jour, qui vit dans la nuit, qui travaille, qui spécule la nuit ; c’est le dernier être de la création qui fasse justice de tout ce qui se dit ou s’imprime dans le monde. Le chiffonnier est inexorable comme le destin, il est patient comme le destin. Il attend ; mais, quand le jour du croc est venu, rien ne peut retenir son bras, tout un monde a passé dans sa hotte. Les lois de l’Empire, dans cette hotte immense, courent rejoindre les décrets républicains ; tous nos poëmes épiques depuis Voltaire y ont passé ; tout le journal, depuis trente ans, s’est englouti dans cette hotte après avoir dévoré tout ce qui s’était remis debout. La hotte du chiffonnier c’est la grande voirie où viennent se rendre toutes les immondices du corps social. Sous ce rapport, le chiffonnier est un être à part, qui mérite son histoire à part. Le chiffonnier est bien mieux qu’un industriel, le chiffonnier est un magistrat, le magistrat qui juge sans appel, qui est tout à la fois le juge, l’instrument et le bourreau.

J’ai oublié bien des petits métiers sans doute. Il en est dont on ne parle pas, et que tout le monde sait. À mon sens, le plus petit des métiers consisterait à vendre la louange s’il n’y avait pas encore un métier plus petit, qui consiste à l’acheter.