Édouard Garand (p. 22-24).

IX


D’un cœur léger, mais battant d’un rythme fougueux, Lucien Noël retourna à Montréal.

Elle était venue à la gare lui dire au revoir.

Il serra longuement sa main entre les siennes, et avant de monter définitivement, en plein public, sur les marches du wagon, il l’embrassa.

— Que dois-je emporter avec moi, demanda-t-il, l’Espérance ou la Désespérance.

Elle sourit de son même sourire énigmatique, et lui jeta :

— L’Espérance.

Le train se mit en branle ; il y entra. De la fenêtre, il lui dit :

— Je vous écrirai. Vous me répondrez ?

— Oui.

Hortense retourna chez elle à pieds, et savourant son bonheur. Elle était contente ; elle était heureuse. Jamais elle n’avait pensé venir à bout si facilement d’une résistance qu’elle prévoyait plus ferme. Sa vanité en était flattée.

Elle se demanda si seulement le plaisir de la lutte l’avait amenée à jouer cette petite comédie. Elle se rappela ses paroles brûlantes, l’éclat de ses yeux pendant qu’il lui parlait, le frémissement de ses mains, et elle en reçut une communication de chaleur qui l’enveloppa tout entière de bien-être.

Une voix en elle parla qui lui dit que c’était mal ce qu’elle venait de faire : « Tu n’as pas le droit de jouer avec un cœur d’homme pour le malsain plaisir de satisfaire ta vanité. Tu ne l’aimes pas et tu le sais. Jamais tu ne l’épouseras.”

Elle ne lui avait pas répondu d’une façon catégorique. Elle lui avait simplement lancé à la figure cette phrase qui n’engage à rien : « Peut-être ». Mais la voix continua : « C’est toi qui as fait le premier pas, les premières avances. Tu l’as attiré cauteleusement dans tes filets. Tu n’avais pas le droit de faire cela. Tu n’as pas le droit de le faire souffrir. »

Mais aussitôt elle fit taire cette voix et se posa la question : « Est-ce que je l’aime ? » et s’aperçut que la réponse : « Peut-être » était juste. Ses remords en furent étouffés et elle continua sa route, revivant en imagination l’instant délicieux de la veille où il lui avait ouvert son cœur.

Dans le train, Lucien songea tout le temps à cet incident. Il ne le regretta pas. Son cœur fait pour aimer, et qu’il avait trop comprimé, venait d’éclater. Il y eut bien un sursaut de protestation, mais pour la forme. Il était fier que ce fut arrivé comme cela. Il s’ignorait lui-même quand il méprisait l’amour.

Il se rendait un mauvais service. Depuis qu’il l’avait aperçue pour la première fois, à Montréal, dans le boudoir de sa sœur, il avait éprouvé pour Hortense Lambert, un sentiment mystique qui lui parut impossible à nourrir ; cela ne se pouvait pas qu’il aime à nouveau. Il se l’était défendu. C’était une impossibilité. Il agissait en conséquence.

Maintenant, ses yeux se distillaient. Il voyait la vie en face. La vie lui parut bonne à vivre.

Pendant que le train filait, son esprit s’engourdissait. Il faisait des rêves, souriant béatement, la nuque appuyée sur le dossier de son fauteuil.

Parfois, il se disait : « Elle ne t’aime pas. Tu vois bien qu’elle ne t’invitait chez elle que parce que tu étais seul dans Québec et pour te rendre l’hospitalité qu’on lui donna chez toi. » Il éprouva avec acuité la sensation de ses lèvres sur les siennes. Elles étaient brûlantes. Elle l’aimait. « Et puis, si elle ne l’aimait pas, lui aurait-elle fait elle-même toutes ces avances. Peut-être n’éprouvait-elle pas pour lui, l’Amour unique, le grand Amour, qu’on n’éprouve qu’une fois dans sa vie, qui balaye tous les autres sentiments, remplit le cœur, et lui commande tyranniquement. « Peut-être ». Mais ce grand amour, il le ferait naître en elle. Il lui communiquerait le sien ; il travaillerait à lui inculper la même puissance d’affection.

Et, Lucien Noël continuait à vivre dans un rêve, un rêve qui se teintait des couleurs les plus claires, un rêve chatoyant, un rêve somptueux qui le berça éveillé et lui fit paraître courtes, tant il était absorbé, les heures de trajet.

À son arrivée à Montréal, il reçut un téléphone de Faubert, qui le mandait à son bureau.

Le financier était heureux. Les affaires prospéraient. Il venait, par un coup de force, de briser une émeute que ses adversaires avaient suscitée au lac Chabogawa. Avec un sourire épanoui, il tendit à son ami une main cordiale.

— Bonjour, Noël. Tu as fait de la bonne besogne à Québec.

— C’est toi qui m’avais mis sur la piste.

— Tu sais que je finance l’élection de Mainville.

— Il m’a annoncé en effet, qu’il briguait les suffrages dans Marquette. Je crois qu’il a de grosses chances d’être élu.

— J’en suis certain. Tu vas partir dans quelques jours avec lui. Tu acceptes.

— Certainement.

— Moi, je ne m’occupe pas de la lutte, du moins en apparence. Tu me comprends ?

— Oui.

— J’ai une dizaine de candidats que j’appuie et qui m’ont promis une fois élus, leur plein et entier concours. J’ai besoin d’avoir des amis à Québec pour mon projet de chemin de fer.

— Lequel ? Amos-Chabogama ?

— Non. Un autre. Je t’en reparlerai plus tard. Voici ce que je voulais te proposer. Mainville a assez à faire à s’occuper d’organiser la ville de Marquette. Je veux que tu prennes charge des alentours.

— Entendu.

— Tu passeras à la caisse tantôt pour avoir des « munitions ».

— Je te remercie. Je vais financer moi-même.

— Je ne veux pas.

— À ton gré…

— Comment va le journal ?

— Très bien. Nos agents ont recueilli mille nouveaux abonnés dans Québec.

— Publie donc une édition spécialement pour Marquette.

— C’est ce que je me proposais de faire. Je te laisse. Il faut que j’aille au bureau où je ne me suis pas montré depuis plus de trois semaines.

Lucien retourna à son bureau, dépouilla sa correspondance qui déjà était en retard, donna ses ordres, et alla retrouver sa famille qu’il n’avait pas vue depuis assez longtemps.

Après souper, il attira sa sœur à lui, et lui fit part de ses projets futurs. Elle en fut désolée comme d’une catastrophe.

— As-tu réfléchi ?

— Oui, bien réfléchi. D’ailleurs il fallait que cela soit. J’ai été aveugle longtemps et je remercie la minute où, subitement, je me suis ouvert les yeux.

— Ce n’est pas une femme pour toi, Lucien. Elle ne saura pas te comprendre.

— Je m’en moque. Je l’aime. C’est tout.

— Tu es trop impulsif. Réfléchis. Tu ne seras pas heureux avec elle. Ce n’est pas le genre d’épouse qu’il te faut.

— Je t’ai dit que je l’aimais.

— T’aime-t-elle ?

— Je le crois. En tout cas, elle m’aimera.

Le soir, il veilla avec Jacques Mainville à sa garçonnière.

Deux jours après, ayant mis ordre à leurs affaires, ils montèrent tous deux à bord du train qui les conduisit à Marquette.

À Mainville, il ne raconta pas dans ses détails, les péripéties de ce séjour à Québec, malgré l’envie qu’il en avait. Il craignait ses sarcasmes et ses reproches et aussi d’être traité d’exalté.