Édouard Garand (p. 9-11).

II


En face de la situation qui se dressait devant lui, Lucien Noël se demanda quel parti il allait en tirer. Ses ressources personnelles étant nulles, il ne pouvait songer à s’installer dans un bureau à lui, bien à lui, et là, y attendre la clientèle. Il s’ouvrit à son père, un soir, de la perplexité où il était concernant son avenir et lui demanda s’il ne pourrait lui fournir les moyens nécessaires pour s’établir.

Henri Noël n’était pas riche, bien qu’autrefois, il ait joui d’une aisance plutôt considérable.

Une transaction malheureuse à la Bourse, où il avait joué sur marge, anéantit sa fortune et l’avait forcé à se chercher une position de fonctionnaire. Aidé par des amis politiques influents, il obtint un poste important au Palais de Justice. Son salaire suffisamment élevé lui permettait de vivre et de bien vivre, mais pas plus.

C’est ce qu’il expliqua à son fils.

Il n’avait aucun capital disponible.

Lucien commença donc à faire du droit dans un bureau étranger. Il entra chez Lesage, Pilon et Godin où on le tint longtemps à la besogne la plus ingrate de la procédure. Son travail était méthodique. Il ne lui laissait aucune initiative, aucune chance de se créer un nom, par conséquent, une clientèle.

Vite dégoûté, il abandonna au bout d’une semaine la pratique du droit, et cela, définitivement. Il chercha une autre occupation plus en rapport avec ses aspirations et ses goûts. L’esprit procédurier avec ses détails ennuyeux et fastidieux, lui déplut souverainement. Il faut avouer que peu de choses l’intéressait. Depuis la catastrophe survenue le soir même de son examen, il ne vivait plus. Il végétait selon son expression. Il était devenu une sorte d’automate perfectionné.

Le désespoir qui l’avait assailli à la nouvelle du mariage de Marcelle était d’une intensité telle qu’il ne pouvait subsister en cet état.

Les émotions s’emparant de son être à l’état de paroxysme épuisaient par leur intensité toute la capacité de souffrance qui était en lui. Le ressort trop tendu s’était brisé.

Bientôt, il ne souffrit plus. Il ferma son cœur aux sentiments humains, et se fit une philosophie fataliste.

Il ne détestait pas les femmes parce que les détester — suivant en cela les conseils de Mainville — c’était leur accorder une importance qu’elles ne méritaient point. Il les ignorait et les méprisait profondément.

Sauf sa mère et sa sœur, qui, seules, avaient survécu dans le naufrage de ses illusions, il les considéra comme des êtres sans aucune sensibilité morale, et dangereuses à cause du formidable attirail de charmes qu’elles traînent après elles, et dont elles savent se servir avec une habilité diabolique.

Les sursauts d’enthousiasme qui le secouaient encore, il les reportait dans le domaine cérébral. Quand, parfois, les soirs de grande fatigue, il éprouvait un besoin impérieux de tendresse, de sympathie, il l’apaisait dans la lecture de quelques livres. Ces lectures faisaient dévier le cours de ses pensées, et, instinctivement, il recouvrait l’état d’âme désiré.

L’ambition d’arriver, de faire sa vie, de monter à l’assaut de la Renommée, il ne la comprenait pas.

Pourquoi, se demandait-il, tant de pensées et tant de luttes ?

Posséder l’argent, la gloire ! Être une personnalité.

Pourquoi tout cela ?

Pour la satisfaction égoïste de l’orgueil.

Elle n’est pas suffisante à justifier les efforts que demande un tel objectif.

Jules Faubert[1] commençait alors à brûler les étapes. Il le rencontrait sur la rue quelquefois et le jeune courtier lui contait sa marche rapide vers le succès. Noël l’écoutait tout surpris de voir que cela pouvait constituer un but.

Pour lui, l’argent et la gloire n’étaient qu’un moyen. Le But, alors, quel était-il ? Il n’osa se l’avouer. Il crut saisir que le But ultime de l’existence résidait dans l’amour. Mais, de l’amour, il n’en voulait plus. L’expérience passée lui avait suffi et il n’était pas disposé à tenter une nouvelle aventure.

Puisqu’il lui fallait de l’amour pour donner un sens à ses actions, il lui vint, et cela peut paraître contradictoire, un grand amour de l’humanité. Les petits, les malheureux devinrent l’objet de sa sollicitude.

Puisque, pour goûter mieux le charme des jours, il faut, pour leur en enlever l’âcreté, une passion dominante, il décida à son tour de lutter et de faire de l’apostolat.

Le journalisme, profession dont il avait fait l’essai, durant quelques mois, en rédigeant le « Quartier Latin » exerça alors une grande fascination sur lui.

Il fit part de son projet à Mainville un midi qu’ils se promenaient ensemble, rue Sainte-Catherine, après dîner.

— J’abandonne le Droit, définitivement.

— Pour quelle autre profession ?

— Le journalisme.

— Il n’y a pas d’avenir au pays dans le journalisme.

— Peut-être. Mais j’ai mon idée derrière la tête. Et elle réussira. Avant quelques années j’aurai mon journal à moi où, je pourrai dire ma façon de penser. Ça, c’est une satisfaction. Tu écris un article et quelque temps après, des milliers de cerveaux pensent par ton cerveau.

— C’est de l’orgueil. Le journalisme n’est pas une carrière. C’est un stage, une transition. Tu connais l’axiome : « Le journalisme mène à tout pourvu qu’on en sorte. »

— Un chroniqueur a écrit d’une façon plus juste : « Le journalisme mène à tout pourvu qu’on y entre. » La grande question pour le moment n’est pas de songer à en sortir mais bien à y entrer.

— As-tu une place en perspective ?

— Oui, au « Soir ». L’on m’a dit qu’ils augmentaient le personnel…

— Je te souhaite de réussir… Et Marcelle… L’as-tu revue ?

— Marcelle n’a jamais existé.

— À la bonne heure ! voilà qui est parler d’une façon intelligente.

— Toi, les affaires, comment vont-elles ?

— Pas mal, j’ai une cause importante la semaine prochaine : une affaire de vol. De ce temps-ci, j’opère à la Cour de Police. Le Droit criminel est ce qui paye le plus rapidement. Comme je n’aime pas beaucoup attendre, et que la patience n’est pas ma principale vertu, j’ai porté mes activités dans cette sphère.

Ils étaient arrivés devant l’Édifice du « Soir », le quotidien Montréalais, le grand journal à sensation, où chaque jour à la joie des commères, s’étalaient les récits les plus fantaisistes d’assassinats, de viols, de vols, de tout, agrémentés à profusion des photographies les plus diverses.

Les deux amis se quittèrent.

Noël s’engagea dans la bâtisse, prit l’ascenseur, et se fit conduire au bureau du directeur.

Celui-ci, un petit homme corpulent, dont la tête semblait rivée dans les épaules, dépouillait son courrier, assis devant une immense table d’acajou.

En voyant entrer le visiteur, il ne se dérangea même pas et lui dit d’un ton rogne :

— Qu’est-ce qu’il y a pour vous ?

— J’ai entendu dire que vous aviez besoin de quelqu’un à la rédaction.

— Avez-vous de l’expérience ?

— Un peu.

— Qu’est-ce que vous faites ?

— Je suis avocat.

— Vous êtes avocat ? Connaissez-vous l’anglais ?

— Je connais surtout le français. Je crois que pour travailler dans un journal français, c’est ce qu’il y a de plus nécessaire.

— C’est ce qui vous trompe, mon ami. Toutes nos dépêches arrivent en anglais.

— Je connais suffisamment cette langue pour traduire vos dépêches en bon français.

— Quel salaire exigez-vous ?

— Une quarantaine de piastres par semaine.

Le directeur pour toute réponse, eut un rire discret, et haussa les épaules.

— Tout ce que je puis vous offrir, c’est vingt dollars pour commencer.

Noël se mordit la lèvre inférieure.

— Vingt dollars ! C’est à peine ce que gagne un journalier.

— Je n’ai pas à discuter avec vous. C’est tout ce que je puis payer. C’est à prendre ou à laisser. Si vous acceptez, vous irez voir Roland, le city editor, demain matin à sept heures et demie, et vous commencerez à travailler immédiatement.

Noël hésita quelques secondes. Enfin, n’ayant pas le choix des moyens :

— J’accepte à ces conditions, mais pour un temps seulement.

— Vous vous rendrez demain matin à la salle de rédaction et, si vous nous donnez satisfaction, j’augmenterai votre salaire plus tard.

  1. Voir « Jules Faubert » du même auteur.