Édouard Garand (p. 3-9).



I


Lucien Noël alluma une cigarette, s’assit à sa table de travail, et, les yeux mi-clos, il évoqua la silhouette fine de Marcelle. Il essaya de ressusciter en son imagination le visage aimé.

Il ne put réussir. La vision tant désirée fuyait loin de lui.

Il se leva, sortit un album qu’il feuilleta et s’arrêta bientôt devant une photographie qu’il contempla longuement. Il s’absorba dans cette contemplation. Il crut voir la jeune fille lui sourire… et ce sourire était la promesse d’un bonheur si grand qu’il en éprouva une espèce de vertige.

Il se souvint que chaque fois qu’il avait essayé de lire dans les yeux de Marcelle, il avait toujours éprouvé cette sensation physique du vertige.

Un sentiment vague de tristesse l’envahit, qui fit place bientôt à une douleur aiguë à l’endroit du cœur.

Cette jeune fille, il ne devait pas l’aimer. Il n’était pas digne d’elle.

Un vers de Victor Hugo lui revint à la mémoire qu’il se surprit à déclamer tout haut :

 « Je suis le ver de terre amoureux d’une étoile. »

Puis il se mit à songer à tout ce qui le séparait de Marcelle Beaudoin. Lui, il était l’étudiant en droit, dont la carrière s’annonçait plutôt problématique. Elle, c’était la jeune fille moderne, fille d’un père très riche, et dont tous les caprices, au moindre désir, étaient satisfaits. Aurait-elle l’énergie, le courage d’attendre, deux ans, trois ans, peut-être plus, jusqu’au jour où il pourrait lui dire : « Voici ce que j’ai fait. Voici ce que je puis faire. »

Maintenant pour tout avoir il n’avait que les possibilités futures.

— Lucien, lui dit sa sœur Germaine, en entrebâillant la porte de la chambre, Jacques Mainville est arrivé.

— Fais le monter.

Peut-être, précisément était-ce à cause de leurs divergences de tempérament que Jacques Mainville et Lucien Noël formaient la meilleure paire d’amis que l’Université Laval, à Montréal, comptait parmi ses étudiants. L’un était tendre, rêveur, sentimental, l’autre était pratique, terre à terre, matérialiste.

Unis depuis les temps lointains du collège ils avaient continué à l’Université, à former le couple le plus solidaire, le plus uni. Attaquer l’un c’était attaquer l’autre.

— Bonjour Jacques, lui dit Lucien, comme il entrait.

— Bonjour répondit celui-ci, sèchement. Mais… diable ! Tu as bien l’air rêveur, cet après-midi. À quoi pensais-tu donc avant que j’arrive.

— Je pensais à…

— À Marcelle ?… Encore. Sais-tu que tu deviens abrutissant avec tes amours. Fais moi donc le plaisir de ne plus t’occuper de ta flamme et de songer plutôt à tes examens… D’abord elle ne t’aime pas…

— C’est plus que tu ne peux savoir…

— Je t’ai dit qu’elle ne t’aime pas. Depuis une semaine, elle ne veut plus te voir.

— C’est pour ne pas me distraire dans mes études.

— Raisonnement d’amoureux éconduit. Moi ! je vois ma « blonde » tous les jours. En voilà une qui m’aime !

— L’aimes-tu ?

— Franchement ? Non ! Sais-tu pourquoi ?

— Non ?

— Parce qu’elle m’aime…

Il regarda la pendule sur la muraille.

— Trois heures et demie. Laissons nos amours de côté et reprenons nos études.

— Je n’ai pas le goût d’étudier cet après-midi.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Peut-être parce que le souvenir de Marcelle m’obsède.

— Encore ! Imbécile ! Fou ! Tu vas « bloquer » tes examens ; c’est tout ce qui va t’arriver. Penses-tu que ça va lui faire plaisir que tu « bloques ».

— Tu as raison. Étudions.

— Nous étions au titre : Des Tutelles.

— Quelle matière abrutissante.

— Je ne trouve pas. Je trouve, au contraire qu’il n’y a rien d’intéressant comme le Droit. C’est devenu une passion pour moi.

— Pas pour moi.

— Pourquoi, alors, choisir cette carrière ?

— Parce que c’était la profession pour laquelle j’éprouvais le moins de répugnance.

— Tu n’étais pas obligé d’étudier une profession.

— C’est là où tu te trompes. Quand on a fait un cours classique il faut être notaire, médecin, ou avocat… à moins d’être prêtre.

— Autrefois pas aujourd’hui. Faubert s’est bien lancé dans les affaires, lui. Je te gage qu’il va aller plus loin que nous.

— Faubert est un homme d’affaires naturellement. En plus il n’a pas de famille à plaire.

— Qu’est-ce que la famille vient faire dans ceci.

— Tu n’as jamais compris que je veux être avocat seulement pour faire plaisir à mon père.

— Tu es un idiot si tu as fait cela. Abandonne alors.

— Il est trop tard. Je n’ai plus que trois mois à patienter. Et puis… si c’était à recommencer… Mais à quoi bon. Nous touchons presque au terme de nos études… Sais-tu qu’aujourd’hui, il y en a beaucoup, d’entre nos confrères au collège, qui ont tourné leurs activités vers le commerce…

— Pourquoi n’as-tu pas fait comme eux. Il n’en tenait qu’à toi. Tu aurais pu suivre les Cours des Hautes Études, t’initier aux secrets de la comptabilité, apprendre les langues, étudier les grandes lois qui régissent le monde économique et… devenir Carnegie ou un Henry Ford.

— Le commerce ne me sourit pas.

— Qu’est-ce que tu veux alors ?

— Je ne sais pas… Bon… assez discuté… Pose moi des questions sur les premières pages du code que nous avons étudiées hier.

Pendant une heure les termes les plus arides du code civil et de la procédure passaient sur leurs lèvres. C’était comme partie de balle intellectuelle si l’on peut employer ce terme. Les questions partaient suivies bientôt des réponses. Elles auguraient bien des examens prochains.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lucien Noël avait vingt-deux ans. Il était petit et nerveux. Ses yeux très noirs luisaient comme deux charbons dans sa figure pâle. Ils étaient remplis d’une vie secrète un peu mystique.

Quand il racontait à son ami que la carrière du droit ne lui souriait guère, pas plus que le commerce d’ailleurs, il ne mentait pas. Noël ne possédait pas le sens des réalités.

C’était un enthousiaste, un impulsif, et qui, comme tel, traversait, après les périodes d’emballement, des dépressions qui l’accablaient.

Il tenait de sa mère, créature éminemment sensitive qui avait aimé son Lucien et l’avait choyé avec une tendresse trop féminine. Le moindre choc le faisait souffrir. Le moindre heurt lui était une souffrance morale. Il ne faisait rien à moitié. Quand il aimait c’était tout son être qu’il abandonnait à ce sentiment.

L’an dernier, il avait rencontré, dans le Nord du Lac Quenouille près de Saint-Faustin où il était allé passé une semaine de vacances une jeune fille qui séjournait au même hôtel que lui, avec son père et sa mère. La jeune fille avait vingt ans, une jolie taille, de beaux yeux bruns, et une carnation rose.

C’était l’été avec sa féerie de jours somptueux que la lumière inonde. Le paysage était grandiose avec ses horizons tourmentés, ses montagnes bleues et son lac calme.

Lucien Noël n’avait d’autre chose à faire qu’à flâner et se reposer. Il connut la jeune fille le deuxième jour de son arrivée à l’hôtel, elle lui plut, il lui plut. Tout le temps qu’il passa en villégiature ce fut en la compagnie de Marcelle que les heures s’envolèrent, douces infiniment. Une idylle s’ébaucha entre eux qui laissa des traces profondes dans le cœur du jeune homme.

Quand il partit, ses courtes vacances terminées, pour regagner la cité fiévreuse, il évoqua tout le temps que dura le trajet, dans le train qui le ramenait vers Montréal chacune des minutes d’enchantement qui avaient composé cette semaine.

Jamais il n’avait été heureux à ce point ! Aussi pleinement heureux. Par la portière ouverte, l’air de la nuit venait se jouer dans ses cheveux et lui caresser les joues. Une langueur mélancolique s’emparait de son âme à la pensée que peut-être il ne la verrait plus. Elle l’oublierait, peut-être.

Pour conserver, vivace en elle, le culte de son souvenir il lui avait écrit une lettre courte, timide. Durant des jours il attendit la réponse… Il espérait et se désespérait à la fois.

Au bout d’une semaine, il reçut la lettre attendue. Il tremblait en décachetant l’enveloppe mauve. Il baisa pieusement le papier qui avait servi de véhicule à sa pensée. Il lut, relut, apprit par cœur les quelques lignes qu’elle lui avait envoyées et où elle lui disait avoir gardé un bon souvenir de lui. Il lui écrivit à nouveau, plus confiant cette fois. Entre eux s’établit une longue chaîne de correspondance, que seul, brisa, l’automne venu, le retour de la jeune fille à Montréal. Sa répugnance pour les études légales, disparut. Il étudia.

Avec ferveur, dévoré d’une ambition, être le premier aux examens. Chaque semaine, il allait lui rendre visite. Parfois aussi ils accomplissaient de longues promenades dans les sentiers de la montagne où les bouleaux aux troncs blancs, étendaient un dôme dentelée sur leurs têtes. Par terre les feuilles roussies que le vent avaient fait choir amortissaient le bruit de leurs pas.

Puis il crut remarquer que son attitude devenait plus distraite. Il pouvait la voir moins souvent. Quand il lui téléphonait sollicitant le bonheur d’une visite elle lui répondait qu’elle était engagée. Son amour devint plus violent en raison du danger qu’il courait. Il pressentait qu’un jour tout cet échafaudage de rêve devrait s’écrouler. C’était trop beau ce bonheur ! Alors l’ennui morne le tenaillait ; des mouvements de désespoir germaient dans son cœur ; il accusait la vie.

Il la revoyait et de nouveau l’Espoir surgissait, de nouveau il bâtissait des châteaux dans une Espagne imaginaire où il vivrait une vie magnifique en la présence continuelle de Marcelle.

Dernièrement, il lui demanda pourquoi elle refusa de le voir plus souvent. S’enhardissant, il lui conta alors tout l’amour immense qu’il avait pour elle ; il lui conta que, disparue de sa vie, il ne donnera pas un fétu de paille de l’existence. Et sa voix était pressante, chaleureuse, et ses petits yeux noirs brillaient d’une flamme brûlante ; et il frémissait de toute son âme.

Elle le regarda et peut-être qu’en cet instant elle fut sincère vis à vis d’elle-même et s’avoua qu’en effet, elle aussi l’aimait. Mais qui pourra jamais analyser ce qui se passe dans le cœur et le cerveau d’une femme ? C’est peut-être là dans cette incertitude lourde de conséquence, souvent, que réside ce charme mystérieux qui nous attire vers elle.

Comme il la pressait de question, elle lui répondit saisissant au bond le premier prétexte qu’elle put trouver :

— C’est pour ne pas vous distraire dans vos études. Vous savez que le jour des examens approche. Alors faites ce sacrifice pour moi, si vous m’aimez. Quelques mois sont si vite passés. Nous nous reverrons que très peu d’ici là… Plus tard je vous conterai pourquoi.

— Mais Marcelle vous ne savez pas ce que c’est qu’une semaine sans vous voir. Vous ne savez pas ce que c’est qu’une semaine sans voir vos yeux, sans entendre le son de votre voix…

— Vous m’aimez donc beaucoup ?

— Mais je vous aime plus que ma vie. Et cela je voudrais vous l’écrire avec mon sang.

— Comme vous êtes romanesque…

— Non Marcelle, je suis sincère. Vous, m’aimez-vous un peu ?

— Je ne sais pas. Si vous m’aimez comme vous le dites, vous allez m’obéir.

— Ce sera dur mais puisque vous l’exigez je vous obéirai.

— Merci ! Travaillez à réussir et ensuite…

— Ensuite…

Souriante et énigmatique elle répondit…

— C’est le secret de l’avenir.

Sur cette parole ils se laissèrent. Lui continua à se préparer avec ardeur aux examens prochains.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux fois par année les membres du Barreau de la province de Québec tiennent de grandes assises où là ils décident, quels sont ceux jugés dignes d’être admis soit à l’étude ou soit à la pratique du Droit.

Ces assises ont lieu à Montréal au mois de janvier et à Québec au mois de juillet. Ce sont deux dates fatidiques pour les étudiants, qui manifestent à cette époque des signes évidents de nervosité.

Là comme ailleurs il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. Une indisposition, le matin même de l’examen, un manque subit de mémoire, tout cela joint à la sévérité des correcteurs et à l’incohérence de certaines questions font toujours du résultat final quelque chose d’aléatoire.

En compagnie de Jacques Mainville, Lucien Noël, un soir de juillet prit donc le train à destination de Québec. L’examen avait lieu le lendemain matin vers 9 heures. Le train rentrait en gare à six heures ce qui leur donnait amplement le temps de se trouver une pension et de se délasser un peu avant que de s’enfermer dans une salle d’université où durant trois heures, ils devront parler des « agnats », des « cognats », des « tutelles », des « curatelles » et de toutes autres chinoiseries du code.

Noël, comme Mainville, dormaient aussi bien en chemin de fer que dans une chambre d’hôtel. Ils y dormaient même mieux. Le cahotement des wagons et le bruit monotone des roues sur les rails les incitaient au sommeil. C’est cette raison qui les fit décider de ne prendre le train qu’à la dernière minute.

Depuis trois jours ils avaient cessé complètement leurs études. Les Codes reposaient dans les rayons de la bibliothèque. C’était la meilleure tactique à prendre pour avoir le cerveau clair, net et lucide.

Dès le matin une foule assez considérable d’étudiants se pressaient aux abords de l’Université. Ils discutaient par petits groupes et supputaient à l’avance les questions qu’on poserait.

Puis vers neuf heures moins quelques minutes, ils s’engouffrèrent dans une salle et s’installèrent chacun à leur pupitre. Durant des heures et des heures on n’entendit que le bruit agaçant des plumes sur le papier. Ils avaient tous l’esprit tendu, comprenant qu’il y avait là une question importante pour eux et que leur avenir était en jeu. Le midi, quelques-uns sortirent découragés, déjà sûrs de l’insuccès. D’autres paraissaient contents.

L’après-midi la même séance continua. Puis ce furent les heures d’anxiété. Le résultat devait être affiché le lendemain avant l’examen oral.

Les heures lentes passèrent alors, chacun cherchant à tromper l’attente sans y réussir. Enfin vers quatre heures de l’après-midi, le secrétaire de la faculté vint épingler au mur, une affiche contenant le nom des heureux candidats. Cris de joie, soupirs, imprécations ! Les premières minutes furent remplies d’un tumulte ahurissant. Les nerfs se détendaient brusquement. Le doute avec tout ce qu’il y a d’atroce cessait enfin.

Pour plusieurs les portes de l’Avenir s’ouvraient toutes grandes. Depuis si longtemps qu’ils attendaient cette minute-là. Ils étaient avocats. Enfin.

Lucien Noël arrivait bon premier sur la liste. Mainville aussi était au nombre des nouveaux disciples de Thémis.

Les deux amis tombèrent dans les bras l’un de l’autre et Mainville pourtant peu communicatif envoya son chapeau en l’air.

— Lucien, cria-t-il, ça y est. Nous sommes avocats de ce soir. Réalises-tu tout ce que cela signifie… Tu n’as pas l’air bien enthousiasmé d’être arrivé le premier.

— Oui… seulement…

— Seulement quoi ?

— Je m’ennuie d’elle ! J’aurais voulu qu’elle soit là pour applaudir à mon triomphe.

— Encore ! Tu seras donc toujours un amoureux incorrigible.

— Toi ! ça ne te fait rien que ta « blonde » comme tu l’appelles, ne soit pas là.

— Je n’ai plus de blonde. J’ai rompu il y a deux semaines.

— Elle ou toi.

— C’est moi qui ai rompu. Je ne l’aimais pas.

— Ce que c’est que la vie. Elle t’aime, tu ne l’aimais pas. Moi j’aime Marcelle. Je crois qu’elle ne m’aime pas.

— Si elle ne t’aime pas, aimes-en une autre, le monde est grand… Allons sur la Terrasse. Ensuite nous irons à ma chambre mouiller nos succès… J’ai une bonne bouteille de cognac. Je l’ai achetée pour fêter notre succès ou noyer notre insuccès. Ça, c’est de la prévoyance.

Au bureau de télégraphe, ils envoyèrent la bonne nouvelle à leurs familles et continuèrent sur la Terrasse grossir le nombre des promeneurs.

Québec, c’est la Terrasse Dufferin ou plutôt la Terrasse Dufferin, c’est Québec.

Les soirs d’été toute la population s’y donne rendez-vous.

Illuminée à profusion, elle offre le coup d’œil le plus varié comme le plus charmeur. C’est l’endroit par excellence où les jeunes filles vont faire l’étalage de leurs toilettes. Et comme les jeunes filles de Québec sont réputées pour être jolies et élégantes… le spectacle ne manque pas d’y gagner en beauté. Un corps de musique militaire y joue chaque soir des sélections d’opéras ou bien quelques marches ou quelques valses langoureuses.

Les deux amis y circulèrent quelques instants puis allèrent à la chambre de Mainville passer ensemble leur dernière soirée d’étudiant. Demain c’est l’examen oral et ensuite… ensuite la vie active commence pour eux. Finis les beaux temps d’insouciance ! Finies les journées heureuses de l’Université. Demain c’est la réalité qui va les étreindre entre ses griffes. Demain c’est la lutte ardue pour l’existence. Avant de se rendre à sa chambre, rue Ste-Anne, Mainville arrêta au magasin de journaux s’acheter le « Soir » pour y lire les dernières nouvelles de Montréal.

Installés bien à leur aise, en manches de chemises, ils discutèrent autour d’une bouteille de cognac dont la liqueur luisait sous la lumière électrique comme de l’or liquide.

Une quiétude douce était en eux ; ils respiraient la gaieté d’être enfin délivrés de ce cauchemar de l’incertitude.

Pendant que son compagnon lui faisait part de ses projets d’avenir, qu’il lui disait comme quoi, dès la semaine prochaine, il aurait son bureau à lui, rue St-Jacques, Lucien Noël feuilletait distraitement les pages du journal.

Soudain, il tressaillit et une impression de souffrance se dessina sur ses traits.

— Qu’est-ce que tu as. Mauvaises nouvelles ?

Pour toute réponse il lui tendit le journal en lui indiquant un entre-filet dans la colonne des Mondanités. Et deux grosses larmes qu’il ne put retenir coula le long de ses joues. Un écroulement fatal, la perte de toutes ses illusions, une catastrophe sentimentale venait de s’opérer. Il se sentait bouleversé et tout son système nerveux épuisé par la tension des derniers jours, l’abandonna complètement.

Jacques put lire ces deux lignes fatidiques qui signifiaient pour son ami tant de douleur et de douleur si vraie, une douleur qu’il ne pouvait comprendre pour ne l’avoir jamais ressentie, mais dont il devinait tout de même la profondeur pour en apercevoir les ravages chez Lucien.

« On annonce les fiançailles de Mlle Marcelle Beaudoin avec M. Charles Pépin. »

— Mon pauvre Lucien, lui dit-il simplement.

Les yeux fixés, Lucien regardait le verre à moitié vide, sur la table devant lui ; il le remplit jusqu’au bord et le but d’un trait.

— Tu ne sais pas, Jacques tout ce qu’elle était pour moi. Elle était mon courage, mon énergie, mon ambition. Elle incarnait tous mes rêves d’idéal, et de félicité.

Jacques se taisait ne sachant quels mots de consolation il pourrait lui dire. Il avait peur par une phrase maladroite, de plonger plus avant le fer dans la plaie.

Et toute sa joie de l’examen se trouva gâtée de ce chagrin. Il aimait son ami d’autant plus qu’il avait une espèce d’admiration pour sa supériorité intellectuelle. Rien de ce qui lui arrivait ne pouvait lui être indifférent. Il en voulut à Marcelle Beaudoin qu’il détesta sur le champ.

— Et elle m’avait laissé entendre qu’elle m’aimait. Quelle platitude que la vie.

Et il étouffait, et il s’exaltait, fébrilement.

— Non ce n’est pas possible ! Il doit y avoir erreur. Non ce ne se peut pas ! Si tu savais comme je l’aimais ! Comme je l’aime encore. Il me semble que je vais devenir fou. Pourtant… oui pourtant… elle m’avait demandé de travailler pour elle… d’essayer de devenir quelqu’un. Fou que j’ai été de me laisser prendre à son jeu.

Il éclata de rire, d’un rire saccadé qui lui secouait les épaules.

— Verse-moi un autre verre !

— Oublie donc cet incident ! Il y en a beaucoup d’autres à Montréal qui la valent et qui sont plus dignes de toi. Tu avais peur de n’être pas digne d’elle. C’est elle qui ne l’est pas de toi. Elle t’a trompé, indignement trompé. Venge-toi par l’indifférence et par un mépris hautain.

— Je ne peux pas la mépriser. Je ne le pourrais jamais. Imbécile que j’étais ! J’aurais dû me douter de tout ce que signifiait cette abstention à me voir… un autre avait son cœur… un autre… il va la posséder toute… son corps, son âme… son esprit, son cœur. Et cet autre rira de moi ! Ensemble ils reliront mes lettres dans l’intimité tranquille de leur demeure. Et il me plaindra le malheureux.

Eh ! bien oui ! Je croyais qu’elle m’aimait et pour elle je travaillais d’arrache-pied ; je piochais mon code. Je travaillais dix heures par jour.

Il se leva tout d’une pièce comme un automate. Une lueur terrible brillait dans son regard. Ses joues étaient exsangues et ses lèvres blêmes.

— M’entends-tu ? Jacques. Si je la tenais là, devant moi, je la tuerais.

Il retomba sur sa chaise et se mit à sangloter.

— Non ! je l’aime trop pour cela. Je me jetterais à ses genoux. Je mendierais un peu de pitié.

— Écoute-moi mon pauvre Lucien ! Es-tu un homme ou une guenille ?

— Je ne suis plus rien, rien qu’une loque humaine. Je n’ai plus de goût à rien. Si je m’écoutais ce soir, je me logerais du plomb quelque part.

— Ces propos ne sont pas d’un homme. Tu as été trompé, soit. Remercie la Providence plutôt. Les femmes ! Il ne faut pas s’y attacher ! Aucune ne mérite l’attention qu’on leur porte. Elles ne peuvent pas aimer. Elles ne peuvent pas souffrir. Ce sont des êtres qui n’ont que de la volonté et pas de cœur. Tu lui donnais le meilleur de toi-même. En pure perte. Laisse donc de côté toutes les questions du sentiment. Et vis par le cerveau. D’ailleurs demain tu n’y penseras plus.

— As-tu déjà aimé toi ?

— Oui ! mais j’ai chassé l’amour comme une faiblesse. Je suis au-dessus de cela à présent.

— J’envie ton sort.

— Il ne tient qu’à toi d’être comme je suis. L’homme est fait pour oublier. J’admets que sous le coup de la surprise ton émotion soit plutôt forte. Laisse passer la nuit. Quand le soleil reparaîtra tu ne penseras plus à Marcelle. C’est l’effet de la fatigue des derniers temps qui t’oppresse.

— Je n’ai plus de goût à rien. Rien ne peut plus m’intéresser au monde. Ah ! si je pouvais me coucher pour ne pas me réveiller.

— Pour l’amour du Ciel, ne parles pas comme cela. Je te dis que tu vas en guérir.

Viens faire une promenade avec moi. Cela va te faire du bien. Cela va te changer les idées.

Lucien Noël se versa une autre rasade de cognac et partit avec Mainville déambuler par les rues endormies de Québec.

Longtemps, ils errèrent à l’aventure. Sur la Terrasse il n’y avait plus personne. Les promeneurs étaient rentrés.

Peu à peu, grâce à la diversion apportée par la bonne fatigue physique qui commençait à le gagner, Noël retrouva un peu de calme et de sérénité.

Il put, à sang froid, regarder son aventure. Il en éprouva un dégoût vaste de l’humanité.

Il avait épanché le trop plein d’émotion qui l’oppressait.

La force lui revint de refouler en dedans de lui-même les pensées tristes dont il était la proie. L’excès même de sa souffrance l’avait atténuée. Quand il rentra à sa chambre vers les deux heures du matin, il n’éprouvait plus qu’une sorte d’irritation sourde.

Il comprit cependant qu’à l’endroit du cœur il avait reçu une blessure grave qui ne se cicatriserait peut-être jamais.

Il voulut arracher son cœur de sa poitrine, le piétiner, le briser en morceaux et des débris s’en construire un autre qui ne pourra plus jamais vibrer.