Éditions Édouard Garand (p. 38-40).


VIII

L’ÉCHEC


La nuit était calme et froide, le firmament très étoilé.

Sur le brick, « Le Requin », une lanterne brûlait au mât d’artimon.

Sur le pont du navire, il n’était nul veilleur cette nuit-là et tout était silencieux.

Tout à coup, sans que le moindre bruit ne se fût produit, une ombre humaine enfourcha le parapet à bâbord. Cette ombre humaine, un moment, demeura immobile ; puis elle sauta légèrement sur le pont et s’avança doucement vers l’écoutille, pencha son oreille et écouta. Aucun bruit dans l’intérieur.

L’ombre humaine revint au parapet, se pencha et, dans un murmure presque insaisissable, prononça ces paroles :

— C’est bien, mes braves, allez ! Vous attendrez le signal convenu !

En bas, sur le flot sombre, une légère embarcation se détacha des flancs du navire et s’éloigna silencieusement.

Puis l’homme qui avait ainsi parlé, et qui n’était autre que Saint-Vallier revêtu de son large manteau noir et la tête encapuchonnée, regagna l’écoutille et descendit lentement l’escalier. Mais cette nuit-là il n’y avait nulle lanterne.

Saint-Vallier demeura un moment indécis dans l’épaisse obscurité qui l’environnait de toutes parts.

— Allons ! se dit-il, cela vaut peut-être mieux, et puis je connais suffisamment mon chemin pour ne pas m’égarer.

Hardiment il longea le couloir, atteignit le second palier, le descendit pour s’engager ensuite le long du pont intérieur.

Au bout de cinq minutes il était arrivé sans encombres devant la porte du cabanon habité par Du Calvet.

Comme les soirs précédents, il perçut le faible rayon de lumière qui filtrait sous la porte.

Il prêta un moment l’oreille, puis il ne put retenir un tressaillement ; son ouïe très fine avait saisi comme un murmure de voix humaines… un tout petit chuchotement… un souffle !

Il résolut de frapper à la porte avant d’introduire la clef dans le cadenas. Mais le silence était devenu si solennel autour de lui qu’il eut peur d’attirer, par le plus petit bruit, l’attention d’être humains peut-être couchés au-dessus de lui.

Mais Saint-Vallier était un de ces audacieux qui ne connaissent pas la peur : il décida d’ouvrir le cadenas. Doucement il réussit à tâtons à mettre la clef dans le trou du cadenas, puis la tourna lentement. La clef fonctionnait à merveille, et Saint-Vallier se réjouit à la pensée que la substitution qu’il avait faite n’avait pas été découverte. Donc, Saint-Vallier eut la certitude que ses deux visites précédentes sur le navire n’avaient pas été le moindrement soupçonnées, et que Du Calvet était toujours là et l’attendait dans l’impatience et l’inquiétude.

Il retira le cadenas, toujours sans faire de bruit, et tira doucement la porte lourde.

À la même seconde un ricanement sinistre résonna dans le cabanon, et Saint-Vallier fit un pas de recul pour demeurer comme médusé.

Devant lui, ce n’était pas Du Calvet qu’il voyait, non ! Dans le cabanon il y avait cinq hommes, et l’un de ces hommes ajustait froidement Saint-Vallier avec un pistolet, et l’homme qui tenait le pistolet, c’était le lieutenant Foxham.

Saint-Vallier le reconnut de suite dans la pâle clarté que jetait la lanterne posée sur la petite table. Il recula d’un autre pas en ayant soin de ramener sur son visage le capuchon, de sorte qu’on ne pouvait voir que ses yeux.

La voix de Foxham venait de tonner :

— Arrête !… un pas de plus et je fais feu !… Qui êtes-vous ?

Saint-Vallier réfléchissait déjà rapidement.

Il venait de comprendre que son truc avait été déjoué, que Du Calvet avait été tiré du cabanon pour être enfermé dans un autre cabanon ou cachot, et que lui, à moins d’un miracle, était un homme mort ou à peu près. Car là, devant lui, il reconnaissait un ennemi mortel, Foxham ! Jamais, en sa vie, Saint-Vallier n’avait couru un tel danger.

S’il était soudain reconnu par Foxham, c’était la mort certaine : ou Foxham le tuerait là comme une bête venimeuse, ou il le ferait prisonnier pour être ensuite exécuté par les ordres d’Haldimand. C’était donc la mort certaine qui le guettait d’un côté ou de l’autre. Mais pis que cela… c’était également la mort certaine pour son sosie, Pierre Darmontel, du moment que le subterfuge serait éventé, et c’était peut-être exposer M. Darmontel et sa fille aux pires représailles d’Haldimand, que deux morts d’homme ne pourraient satisfaire. Sans compter que c’était aggraver le cas de Du Calvet, c’était peut-être le vouer à une mort qu’on ne méditait pas encore contre lui, et c’était frapper du même coup. Mme Du Calvet et son fils !

Saint-Vallier ne put s’empêcher de frissonner à ces terribles pensées !

Et, dans une seconde de faiblesse, il se sentit perdu… il vit Pierre Darmontel perdu… il vit Du Calvet perdu… il sentit que tout sombrait sous ses pieds… il entrevit un gouffre insondable…

Pourtant il n’eut pas peur !

La seconde de faiblesse ne fut qu’un éclair.

Saint-Vallier, avec son audace, sa souplesse, son agilité, son sang-froid, entrevit, après le gouffre, une lueur de vie et d’espoir. Si peu que c’était, il voulut conserver tout de même cette lueur.

— Qui êtes-vous ? interrogea encore une fois la voix menaçante de Foxham.

Lentement, doucement, Saint-Vallier introduisait la main droite sous son manteau.

— Vous voulez le savoir ? dit-il en déguisant sa voix.

— Parlez, répliqua Foxham, ou je fais feu !

— Voici ! cria Saint-Vallier.

À la seconde même il tirait un pistolet et le déchargeait sur le groupe d’hommes devant lui. L’un d’eux tomba foudroyé, mais ce n’était pas Foxham. Car, à la même seconde également, ce dernier déchargeait à bout portant son pistolet sur le jeune homme, de sorte que les deux détonations se confondirent presque en une seule.

Saint-Vallier se sentit atteint à l’épaule gauche.

Par un rapide mouvement il lança son pistolet contre la lanterne qui se brisa et s’éteignit.

Foxham jeta un cri de rage ;

— Saisissez-le ! hurla-t-il à ses hommes.

Mais que faire dans la noirceur d’encre qui venait d’envelopper choses et êtres !

Saint-Vallier venait de prendre son poignard à l’instant même où des bras cherchaient à se saisir de lui. Il se mit à frapper au hasard de son arme, et cette arme pénétrait dans les chairs, elle grinçait, elle déchirait, elle perçait… Les soldats et Foxham lui-même s’étaient rejetés dans le fond du cachot, qui maintenant retentissait des rugissements de fureur de Saint-Vallier et des cris de douleur et des râles d’agonie de ses ennemis. Et le jeune homme, comme un tigre ivre de sang, frappait toujours… il sentait du sang chaud rejaillir sur lui, son haleine féroce se mêlait à l’haleine épouvantée des soldats anglais, les jurons et les imprécations se confondaient… Et Saint-Vallier frappait si fort et si rapidement que son bras commença de faire mal. Il songea à fuir…

Foxham venait de pousser un terrible appel au secours.

Et Saint-Vallier, aussitôt, entendit une vague rumeur de voix humaines s’élever dans les flancs du navire.

Il fit un bond au hasard, mais à reculons… il heurta le cadre de la porte du cabanon… d’un autre bond il se trouva au pied de l’échelle qu’il grimpa en moins de trois secondes. Puis il courut au pont intérieur, dans la noirceur toujours, mais certain de trouver sa voie.

Il n’était pas à moitié chemin qu’à l’extrémité opposée parut la clarté d’une lanterne, cette clarté venait vers lui, derrière il distinguait des ombres humaines, et ces ombres accouraient…

Le poignard sanglant levé et tête baissée, Saint-Vallier se rua contre ces ombres. Un choc violent se produisit… il y eut des cris de stupeur, de colère, d’épouvante, des blasphèmes… Saint-Vallier joua plus que jamais de son poignard, enjamba des corps humains, passa… et, essoufflé, haletant, chancelant, il arriva au pied de l’écoutille.

Derrière lui survenait comme une meute en furie.

Il monta l’escalier. Sur le pont il chercha à découvrir l’embarcation qui l’avait amené, mais il ne la vit nulle part et il sourit de contentement.

La meute enragée arrivait au pied de l’écoutille.

Saint-Vallier traversa vivement le pont du navire à tribord, sauta sur le parapet…

À ce moment précis une dizaine de matelots surgirent sur le pont et aperçurent la silhouette sombre du jeune homme qui venait de sauter sur le parapet. Cinq ou six coups de feu éclatèrent… ! Saint-Vallier piqua une tête dans les flots noirs…

L’instant d’après, une dizaine d’hommes, Foxham en tête, se penchaient ardemment au-dessus du parapet et, silencieux, prêtaient l’oreille vers les flots immobiles.

Nul bruit…

Alors Foxham se mit à rire sourdement.

— Mes amis, dit-il, vos balles ont atteint une cible… un cadavre est là !

Oui, mais en bas c’étaient quatre cadavres qu’il y avait et une dizaine de blessés…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un cadavre ! avait dit Foxham.

Mais pas celui de Saint-Vallier encore !

Non !… Saint-Vallier nageait entre deux eaux, doucement, silencieusement, rapidement dans la direction de Québec.

Quatre hommes venaient d’amarrer à un quai une légère embarcation, et tous quatre tournés vers le fleuve demeuraient immobiles et silencieux. Puis l’un d’eux dit :

— Pauvre Saint-Vallier… il a trop risqué !

— Il a dû trouver son tombeau sur ce maudit brick, proféra un autre.

Et les quatre hommes tinrent leurs regards dans la direction du navire anglais sur lequel ils voyaient des lueurs de lanternes s’agiter.

Mais voilà que leur attention fut tout à coup attirée par le bruit que fait un nageur. Ces hommes n’eurent pas le temps de prononcer une parole de surprise, qu’un homme grimpait agilement sur le quai et apparaissait, ruisselant d’eau et vacillant.

Il allait parler… mais il s’écrasa lourdement devant les quatre hommes stupéfaits.

— Saint-Vallier ! murmura l’un d’eux.

Les quatre hommes se penchèrent sur le corps du jeune homme.

— Il est évanoui ! dit l’un.

— Transportons-le à l’auberge ! émit un autre.

— À l’auberge ? Non pas, protesta un troisième. Il faut le conduire chez M. Darmontel !

— Tu as raison ! admit celui qui avait proposé l’auberge.

L’un de ces hommes partit aussitôt pour aller à la recherche d’une voiture.

Il revint après un quart d’heure conduisant un cheval vigoureux attelé à une calèche.

Saint-Vallier, toujours inconscient, fut déposé dans la voiture.

Chez Darmontel, le commerçant et sa fille, Louise, attendaient dans la plus vive anxiété le résultat de l’expédition de Saint-Vallier. Mais en voyant paraître ce corps tout mouillé et inanimé, une terrible angoisse les mordit au cœur.

Louise Darmontel, en pleurs, se jeta sur le corps inanimé en gémissant :

— Ô Hector !… Hector !…

Un moment, M. Darmontel redouta qu’elle ne s’évanouît.

De suite il donna des ordres pour qu’on allât chercher le médecin de la famille.