Éditions Édouard Garand (p. 12-15).


II

LE LIONCEAU


— Non, mon fils… demeure ! ordonna Du Calvet.

Le jeune homme s’arrêta, indécis.

— Mon ami, proposa Chartrain à Du Calvet, si vous voulez parlementer avec ces gens, j’irai pendant ce temps avertir nos amis qui accouront pour vous défendre ?

Du Calvet sourit et répliqua :

— Je vous le défends, Chartrain, pour la bonne raison que nous ne sommes pas sûrs que ces gens viennent expressément pour m’arrêter.

Il demanda aussitôt au domestique :

— Laurent, combien de soldats avez-vous comptés ?

— Quatre soldats, monsieur, commandés par un officier.

— Quatre soldats et un officier… répéta doucement et méditatif Du Calvet en se remettant à marcher. Oui, reprit-il, c’est à peu près ce qu’on dépêche d’habitude pour faire l’arrestation d’un homme, même si cet homme n’a commis aucun crime.

Il s’arrêta près du domestique et demanda :

— Cet officier a-t-il dit son nom ?

— Le lieutenant Foxham.

— Foxham… murmura Du Calvet en baissant la tête pour réfléchir. Ce nom ne m’est pas inconnu tout à fait.

— C’est cet officier, dit Chartrain, qui a opéré l’arrestation de Saint-Vallier.

— Vraiment ?

Du Calvet sourit, puis avec un calme extraordinaire il commanda au domestique :

— Laurent, faites entrer ces soldats !

— Mais vous n’allez pas vous laisser arrêter, mon père ? intervint le jeune homme avec indignation.

— Mon fils, reprit Du Calvet froidement, sachons d’abord ce que veulent ces soldats et cet officier.

Puis se tournant vers sa femme il ajouta sur un ton plus grave :

— Ma chère amie, il ne faut pas que vos yeux soient témoins de scènes disgracieuses ; je vous prie donc de vous retirer et d’attendre en pleine confiance que l’incident soit clos.

— Mon ami, répliqua avec calme Mme  Du Calvet, permettez-moi de rester près de vous ; je vous ai déjà dit que je suis prête à partager tous vos dangers.

Du Calvet sourit et répondit :

— J’admire votre courage et je me réjouis de l’amour qui vous anime pour moi. Demeurez donc !

Puis avec un geste brusque au domestique qui hésitait à exécuter l’ordre reçu, il dit :

— Allez, Laurent… il me semble que je ne commande jamais qu’une fois !

Le serviteur baissa la tête et sortit.

Alors, calme et froid, le fils de Du Calvet marcha vers une panoplie qui exhibait une belle variété d’armes de toutes espèces. Il s’arrêta, regarda l’ami de son père et demanda :

— Monsieur Chartrain, vous savez manier une rapière, n’est-ce pas ?

— Un peu, mon jeune ami, sourit Chartrain ; mais je dois avouer que je ne suis pas un maître.

— Qu’importe ! monsieur, vous pourrez toujours faire barrière !

— Que médites-tu, Louis ? demanda Du Calvet, sévère.

— Mon père, je veux vous défendre seulement, répondit froidement le jeune homme.

Il décrocha trois rapières, alla les déposer sur la table et ajouta :

— Monsieur Chartrain, voici la vôtre au cas où il serait besoin de s’en servir. Celle-là, pour vous, mon père. Celle-ci, pour moi.

Du Calvet, Chartrain et Mme  Du Calvet regardaient ce jeune homme, qui n’était encore qu’un enfant, avec une admiration grandissante.

Laurent venait d’introduire un officier de l’armée anglaise. Les soldats qui l’accompagnaient avaient reçu instructions de demeurer dans le vestibule.

Du Calvet, le premier, prit la parole.

— Monsieur, dit-il sur un ton un peu hautain, j’apprends que vous venez de frapper à ma porte avec, sur vos talons, une escorte de soldats ; voulez-vous me dire de quelle mission vous avez été chargé ?

— J’obéis, monsieur, aux ordres de mon supérieur, le général Haldimand, qui m’a muni d’un mandat d’arrestation contre votre personne.

— Ah ! ah ! se mit à rire Du Calvet avec sarcasme. Monsieur le gouverneur a donc découvert que j’ai commis quelque crime affreux ?

— Monsieur, répliqua sèchement l’officier, je n’ai rien à discuter ici ; je n’ai que mon devoir à remplir.

— Mais enfin, s’écria Du Calvet avec plus de hauteur, lorsqu’on vient pour arrêter un homme, on est censé en savoir la raison ?

— Ceci ne me regarde pas.

— Asseyez-vous, monsieur, commanda Du Calvet. Vous n’avez rien, dites-vous, à discuter ? Eh bien ! il se trouve que moi j’ai quelque chose à discuter.

— Monsieur, répliqua l’officier, je ne veux pas manquer de courtoisie…

— Parbleu ! interrompit Du Calvet, il ne manquerait plus que cela qu’on vienne me manquer de courtoisie dans ma maison !

— Mais je dois vous dire, repartit l’officier un peu intimidé cette fois, qu’il m’incombe de remplir mon mandat sans retard ; laissez-moi donc vous demander si vous êtes disposé à me suivre de bon gré ?

— Cela dépend, monsieur, répondit Du Calvet avec un grand calme mêlé d’une légère ironie, si c’est pour une raison que je ne peux contester, je me soumets aux ordres du gouverneur. Mais si c’est pour le simple motif de rendre visite au général Haldimand, je vous prie de croire que vous serez forcé de retourner comme vous êtes venu, en emportant, toutefois, cette communication que je vous prierai de faire à votre maître : « Que j’aurai l’avantage de lui rendre visite d’ici un mois ».

— Monsieur, répliqua l’officier, je regrette de ne pouvoir accepter cette communication ; vous me suivrez aujourd’hui et à l’instant, de gré ou de force.

— Ho ! ho ! fit Du Calvet avec ironie, vous y allez avec moi d’un ton qui ne me convient guère !

L’officier fit un pas vers Du Calvet, on voyait que la colère le gagnait peu à peu.

Le fils de Du Calvet s’interposa.

— Monsieur, dit-il à l’officier, je vous défends d’approcher davantage, et je vous somme même de rétrograder.

Son geste était impérieux, sa voix ferme était tranchante comme une lame d’épée.

Il ajouta sur un ton résolu :

— Vous ne toucherez pas à mon père !

On sentait que de part et d’autre l’impatience naissait, que la colère grondait, que la mèche brûlait rapidement vers la poudre.

En effet, l’officier, blême et rugissant de rage, recula ; puis il marcha rapidement vers la porte qu’il ouvrit en criant :

— Soldats, à l’ordre !

À l’instant même le fils de Du Calvet courait à la table, prenait les rapières, donnait l’une à Chartrain, l’autre à son père, et lui-même, la lame au poing, se plaça résolument devant son père pour le détendre.

Les soldats étaient accourus pour s’arrêter, stupéfaits et un peu intimidés, à la vue des trois hommes la rapière à la main et à l’air déterminé, ils ne franchirent même pas le seuil de la porte.

Foxham, l’officier anglais, devant les rapières menaçantes, se contenta de sourire avec mépris et dit :

— Messieurs, je vous conseille de déposer ces armes… voyez ces hommes !

Il indiquait les soldats qui, revenus au calme et le fusil au bras, n’attendaient qu’un ordre de leur officier pour épauler et faire feu.

Du Calvet comprit. Il jeta sa rapière en disant :

— Mon fils, éloigne-toi ! Vous, Chartrain, remettez cette rapière à sa place, nous ne sommes pas de force !

Mais à la même minute Louis Du Calvet se ruait, la rapière en avant, contre l’officier et les soldats.

Mme  Du Calvet poussa un long cri de détresse et courut à son mari.

— Arrête ! cria Du Calvet à son fils sur un ton autoritaire.

Le jeune homme s’arrêta, mais à deux pas seulement de l’officier anglais… il s’arrêta, parce que Foxham venait d’exhiber un pistolet dont il le menaçait.

Le jeune homme fit entendre un sourd rugissement ; puis, tout à coup, la rapière jeta une vive lueur d’éclair, un coup de pistolet retentit, une balle alla trouer le plafond, puis l’arme à feu s’échappa des mains de l’officier, vola, et à dix pieds alla frapper une jardinière en porcelaine qui éclata en miettes. Et la seconde d’après, Louis Du Calvet, terrible, farouche, triomphant, clouait de sa rapière Foxham au mur… et une légère poussée de la main, l’officier pouvait tomber, le cœur percé de part en part.

— Commandez à vos soldats de sortir ! dit le jeune homme sur un ton impératif.

Livide, tremblant de rage et de peur, Foxham fit un geste à ses soldats, puis il se mit à ricaner.

— C’est bien, tuez-moi ! dit-il à Louis Du Calvet qui ne le quittait pas de l’œil.

Alors, dans l’accent de l’anglais, dans ses yeux chargés de haine et de triomphe qui fixaient ardemment les regards sombres du jeune homme, celui-ci crut deviner sa pensée.

Il jeta un rapide coup d’œil vers les soldats… Il frissonna, recula lentement en rugissant, tel le lionceau qui veut défendre sa mère et qu’on capture, puis il lança loin de lui sa rapière qui alla se briser contre un meuble. Louis Du Calvet, dompté, mais non vaincu, avait regardé les soldats, et il avait vu quatre fusils et leurs canons dirigés contre son père, Chartrain, sa mère et lui-même ! Une seconde… un signe de Foxham et quatre êtres humains tombaient foudroyés. Le jeune homme avait terriblement frémi… il avait failli, par un geste trop précipité contre l’ennemi, donner la mort à son père et à sa mère !

Il tomba sur un siège en étouffant de rage impuissante.

— À présent, monsieur, dit l’officier à Du Calvet avec triomphe et mépris, avez-vous pris une décision ?

Toujours calme, toujours sévère, toujours hautain, Du Calvet répondit :

— C’est bien, je vous suivrai.

Les soldats abaissèrent leurs armes sur un signe de Foxham, qui se mit à essuyer du sang à son poignet droit : la rapière de Louis Du Calvet avait éraflé la chair.

Du Calvet, après avoir embrassé sa femme longuement, marcha dignement vers son fils, le baisa au front et dit d’une voix frémissante d’émotion :

— Mon fils, s’il me faut à mon tour aller mourir dans les cachots d’Haldimand, j’y vais avec la pensée que tu sauras venger hautement ma mort et l’outrage fait à ton père et à ta race !

— Mon père, répondit le jeune homme en se dressant, ayez confiance en moi, je saurai vous venger comme il faut !

En même temps il laissa peser sur Foxham son regard farouche, et il prononça, terrible :

— Monsieur, n’oubliez pas de dire à votre maître que, si le lion est captif et gémit, le lionceau est libre et rugit !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était une parole imprudente… peut-être l’ennemi, mis sur ses gardes, trouverait-il moyen de tuer à la fois et le lion et le lionceau !…