Éditions Édouard Garand (p. 45-50).


X

DURANT LE BAL


Le jeudi soir, 23 novembre de cette année 1780, le lieutenant-gouverneur du Canada donnait, en son Château Saint-Louis, un grand bal à l’aristocratie de la cité de Québec. La salle des audiences et l’immense salon qui y attenait — salon qui avait été agrandi et remodelé par le général Murray — étaient remplis d’une foule brillante dans laquelle dominait l’élément militaire. Le rouge écarlate des justaucorps, les dorures des épaulettes, les reflets des croix et des médailles, les étincellements des fourreaux d’épée et de sabre se mêlaient curieusement sous des gerbes de lumière puissantes, à l’éclatement des soies chatoyantes et des brocarts et aux scintillements des pierres précieuses dont était parée la gent féminine,

Peu de Canadiens assistaient à cette fête : on n’y remarquait que deux ou trois conseillers et quelques officiers et bourgeois qui n’avaient pu refuser l’invitation qui leur avait été faite par le lieutenant-gouverneur, sans s’exposer à nuire considérablement aux intérêts qu’ils défendaient.

Darmontel y était ainsi que sa fille Louise. Le commerçant, comme on s’en doute bien, avait une grande répugnance à assister à ces fêtes, mais il n’avait pu refuser d’y accompagner sa fille. Louise avait un intérêt puissant d’assister, ce soir-là, à ce bal du lieutenant-gouverneur, car elle voulait essayer de savoir en quelle prison on avait enfermé Du Calvet. La chose était très délicate. Comment s’y prendrait-elle ? Elle ne le savait pas, elle comptait beaucoup sur les circonstances.

Il était un peu après neuf heures lorsque Louise Darmontel et son père firent leur apparition dans le grand vestibule du Château, où se pressait une foule d’invités. L’entrée de Louise parut créer une sensation. Elle apparaissait dans une magnifique robe de soie bleue passementée de fines dentelles blanches. Elle ne portait ni bijoux ni pierres précieuses, mais son éclatante beauté pouvait se passer de ces parures. Ses pieds étaient chaussés de petits souliers de satin bleu sur hauts talons qui grandissaient sa taille élancée. Sa lourde chevelure châtaine était arrangée en une exquise torsade sur le sommet de sa tête, tandis que deux papillotes délicieuses tombaient admirablement sur ses oreilles. Mais la sensation ne provenait pas uniquement de la beauté de Louise, mais aussi de l’apparition de M. Darmontel. Car on savait les rudes paroles qui avaient été dites au gouverneur Darmontel lors de sa démarche pour obtenir la liberté provisoire de Du Calvet, et il faut croire que des menaces avaient été prononcées à l’adresse du commerçant. En effet, Haldimand n’avait pas pardonné à Darmontel les paroles qu’il avait dites avant de se retirer après l’audience. On croyait donc que Darmontel en paraissant à cette fête voulait faire acte d’audace et de défi, bien que, à la vérité, Haldimand lui eût adressé une invitation.

À son arrivée, Louise Darmontel avait été de suite entourée, puis entraînée dans les salons par une escouade de jeunes Misses commandée par Margaret Toller.

Quant à Darmontel lui-même, après avoir été salué assez courtoisement par Haldimand, il s’était joint à un groupe de commerçants anglais qui discutaient les affaires du pays, et surtout les choses politiques qui concernaient les États américains, qui avaient proclamé leur indépendance, mais que l’Angleterre n’avait pas encore reconnus comme politiquement indépendants.

Louise avait donc été de suite séparée de son père. Elle s’était beaucoup réjouie intérieurement de tomber sitôt dans le sillage de Margaret Toller, qui était comme la reine de cette jeunesse féminine de la société anglaise.

— Ah ! dear ! s’était écriée Miss Margaret, excessivement rousse et habillée de couleurs trop voyantes, mais babillarde et gaie à l’excès, on avait pensé que tu ne viendrais pas à cette fête !

Puis un flot de banalités entremêlées de rires jeunes et argentins s’était mis à couler entre toutes ces jeunes filles qui, enlacées, envahissaient les salons. On entendait au loin la musique d’un orchestre qui venait d’attaquer un air de danse. Des jeunes hommes, militaires pour la plupart, vinrent offrir le bras aux jeunes filles qui entouraient Louise Darmontel et Margaret Toller, de sorte que peu après les deux amies se virent seules.

— Ma chère Louise, dit Margaret, il se trouve ici un spectre vivant qui s’ennuie à mourir et que je crois sur le point de retourner à sa tombe.

Elle se mit à rire aux éclats.

— Je le plains, sourit Louise.

— Comme moi, n’est-ce pas ? Oh ! c’est qu’il fait vraiment pitié ! Suis-moi !

— Où veux-tu me conduire ? demanda Louise.

— À mon spectre vivant !

— Décidément, tu me fais peur ! se mit à rire Louise à son tour.

— Oh ! il n’est pas dangereux ! Mais il est fort boudeur !

— Qui donc encore, Margaret ?

— Mon cousin, Daniel.

— Le lieutenant Foxham ?

— Justement. Tiens ! vois-le… il vient de ce côté ! Je parie qu’il me cherche… poor pet !

Elle rit longuement.

— S’il te cherche, reprit Louise, cours à lui ! Ce n’est pas moi…

— Ce n’est pas toi ? interrompit Margaret. Le savons-nous ? J’ai dit « moi »… mais il se peut fort bien que ce soit… Ah ! mais, tiens, il nous a aperçues. Viens, Dear, je suis sûre que nous ne serons pas trop de deux pour le décharger de ses soucis !

Louise se laissa emmener à la rencontre de Foxham. Le lieutenant avait en effet une mine fort sombre.

Mais à la vue de Louise il sourit et s’inclina courtoisement.

De suite Margaret disait après un court éclat de rire :

— Tâchez donc, Daniel, de vous faire une mine plus réjouie ! Ne sommes-nous pas assez joyeuses… ou peut-être pas assez belles ?

Elle cligna vers Louise un œil narquois.

— Joyeuses ? fit Foxham en essayant de rire, je crois bien. Belles ?… mais vous êtes ravissantes !

Oh ! dear ! oh ! dear !… s’écria Margaret en entourant la taille de Louise, voici notre Daniel déjà ressuscité !

Foxham, en effet, s’était tout à coup déridé, et il avait lancé à Louise Darmontel un regard très ardent et très admiratif.

À ce moment, un jeune officier anglais s’approchait du groupe, s’inclinait, puis offrait son bras à Margaret pour la danse qui commençait.

Louise se trouva subitement seule avec Foxham qui lui dit gracieusement :

— Mademoiselle, je voulais vous prier de m’accorder la faveur de danser avec vous, mais comme je désire causer un peu auparavant, voulez-vous me permettre de vous demander cette faveur à la deuxième danse ?

— Comme il vous plaira, monsieur, répondit aimablement Louise.

Elle accepta le bras du lieutenant qui la conduisit dans le vestibule devenu tout à fait désert depuis que la danse avait commencé. Au moment où ils avaient traversé le grand salon plusieurs regards s’étaient posés avec admiration sur le couple, car ce couple, disons-le, était beau. Certes la rayonnante beauté de Louise Darmontel y était pour beaucoup ainsi que sa gracieuse élégance ; mais Foxham ne la déparait pas. En dépit de son air trop souvent hautain, il possédait beaucoup de distinction et d’élégance. Son visage était régulier et son teint très coloré, et des yeux noirs, brillants et mobiles, animaient merveilleusement ce visage et ce teint. Foxham était ce qu’on appelle un beau garçon ; malheureusement toute sa personne décelait un manque d’aménité et de sympathie.

Il était venu au pays au commencement de la campagne de 1776, et il avait été attaché en qualité de lieutenant à l’état-major du général Burgoyne. Comme beaucoup de jeunes officiers anglais du temps, Foxham était venu en Amérique dans l’espoir de se tailler une belle place dans les cadres de l’armée anglaise. Ce n’était pas une nature mauvaise, mais très facile à l’empreinte. Il avait de suite reçu le germe des préjugés, contre la race française du Canada, qui rongeaient l’entourage au sein duquel il vivait. Quand on est jeune et qu’on a de l’ambition, on s’imagine qu’il est nécessaire de singer ceux qui occupent un rang supérieur au nôtre et qui sont susceptibles de nous aider à parvenir ; on ne copie pas seulement leurs dehors, on s’efforce de penser comme ils pensent, d’agir comme ils agissent, quitte à mal penser et à mal agir. Foxham était jeune et ambitieux… il singea, et il singea au point de devenir une brute ! D’ailleurs, c’est là où mène généralement la manie de copier les autres. Donc, s’il en était venu à tant détester les Canadiens, il s’était rendu non moins détestable auprès d’eux. Et après, était-il concevable que ce jeune homme, pétri de haine de race après avoir été pétri de préjugés, pût désirer sincèrement de lier sa destinée à celle d’une jeune fille canadienne ? Il faut donc croire que Foxham plaçait Louise Darmontel bien au-dessus de sa propre race, ou bien qu’il s’était ingénié à se faire accroire que la jeune fille était d’une race étrangère à la race canadienne ! Mais ce qu’il faut croire avant tout, c’est que Foxham aimait la fille d’Ève tout en méprisant, sans se l’avouer peut-être, la fille de race !

Lorsqu’il se vit seul avec Louise dans le vestibule, il entama le premier la conversation et en langue française, ce qui surprit grandement la jeune fille ; car le plus souvent Foxham affectait d’ignorer notre langue.

— Mademoiselle, dit-il, j’avais bien redouté de ne pas vous voir à cette fête ce soir, ainsi que me l’avait fait penser Margaret.

— Étiez-vous donc vraiment désireux de me voir ?

— De vous voir et de vous parler, sourit Foxham.

— Mais d’abord, monsieur Foxham, dites-moi pourquoi vous me parlez ce soir en langue française ?

— En êtes-vous si surprise ?

— Terriblement surprise… puisque je vous en demande le motif ! se mit à rire la jeune fille.

— Aimez-vous mieux que je m’exprime en ma langue ?

— Non pas… au contraire !

— Oh ! je sais bien que je ne parle pas votre langue admirablement !

— Vous la parlez très bien ; c’est pourquoi je m’étonne que vous ne la parliez pas plus souvent.

— Je n’ai pas l’opportunité.

— Si… lorsque vous me rencontrez, par exemple…

— C’est vrai… mais je vous rencontre généralement dans un milieu où l’on ne parle que l’anglais, alors…

— Pensez-vous qu’il serait indélicat de votre part de m’adresser la parole en ma langue, même lorsqu’il n’y a autour de nous que des personnes de votre race ?

— Je ne dis pas que ce serait indélicat… Mais l’on ne sait jamais qui l’on peut blesser quand on s’exprime dans une langue qui n’est pas comprise de tout le monde. Mais ce soir, nous sommes seuls…

— C’est donc votre unique motif ? interrompit Louise avec un sourire légèrement moqueur.

— Unique, vous le dites.

— Eh bien ! figurez-vous que moi je pensais que c’était purement parce que vous détestiez notre langue !

— Avez-vous pu supposer… fit Foxham avec une feinte surprise.

— J’ai fait mieux que supposer, sourit finement Louise, parce que vous n’aimez guère les Français, ou, tout au moins, les Canadiens !

— Au contraire, mademoiselle, reprit Foxham avec un sourire ambigu, j’estime beaucoup les Canadiens ; vous en avez bien la preuve lorsque je vous…

— Oh ! moi, monsieur Foxham, j’ai toujours pensé que je suis une exception !

Elle riait ingénument.

Foxham la regarda longuement et avec une admiration de plus en plus grandissante.

— Oui, murmura-t-il avec une sorte d’ivresse intérieure que traduisaient librement les rayons de ses yeux noirs, vous… vous êtes exceptionnellement belle !

— Je me rappelle, sourit Louise, que vous m’avez déjà, une fois ou deux, dit la même chose !

— Je la répète… et je veux la répéter même au point de me rendre banal. Et je vais vous répéter encore que je…

— Monsieur Foxham, interrompit Louise en riant candidement, je vous préviens que vous allez briser tout le charme que j’éprouve à demeurer ainsi avec vous !

Foxham rougit violemment et balbutia :

— Mademoiselle, vous avez parfois une façon de dire certaines choses…

— Non pas une façon qui vous déplaise, j’espère ?

— Elle pèche par manque de sincérité.

— Mais non…

— Si fait… qu’avez-vous à me repousser le plus souvent ?

— Parce que vous vous avancez trop ! rit doucement Louise.

— C’est vrai, répliqua narquoisement Foxham. Ce n’est pas ma faute, j’oublie toujours qu’il y a l’autre !

— L’autre ?… fit naïvement Louise en reprenant son sérieux et en regardant Foxham avec attention.

— Oui… Saint-Vallier !

— Mais… il est mort ! fit Louise avec une profonde gravité.

— Mort !… s’écria Foxham en sursautant.

Il demeura un moment tout effaré. Mais le sourire légèrement amer de Louise lui fit retrouver son attitude d’avant.

— Je dis mort, monsieur Foxham, parce que c’est tout comme. Car je crois bien que Saint-Vallier, que les autres… que, aussi, votre… nouveau prisonnier…

— Mon nouveau prisonnier ? fit avec surprise Foxham.

— Monsieur Du Calvet, oui… Je crois bien que ces pauvres misérables sont à peu près morts… car un jour ou l’autre ils seront condamnés et exécutés !

— Quoi donc vous fait croire ça ? Mais d’abord… pardon ! vous dites « mon prisonnier », pourquoi ?

— Ai-je dit votre prisonnier ?… Je voulais dire « vos prisonniers » !

— Mais ils ne sont pas mes prisonniers, mademoiselle, je ne suis qu’un subalterne et j’obéis aux ordres qu’on me donne, rien de plus !

— Et vous agissez à contre-cœur ?

— Je vous le jure.

— Et, s’il n’en tenait qu’à vous-même, les cachots déjà trop remplis seraient tous ouverts ?

— Je vous prie de le croire.

Louise regarda le jeune homme avec un sourire sceptique et demanda encore :

— Vous videriez tous les cachots…

— Tous, je vous le répète, mais uniquement pour vous faire plaisir !

— Ah ! pour me faire plaisir… et même celui de… ?

Foxham comprit.

— Même celui-là, affirma-t-il… mais à une condition !

— Laquelle ?

— Que… qu’il disparaisse !

— Le cachot ? se mit à rire Louise.

— Non… le prisonnier qui est dedans !

— Ah !… et s’il disparaissait ?

— Mais auparavant je poserais une deuxième condition…

— Voyons ! fit négligemment Louise.

— Vous la connaissez bien ?

— Dites quand même, je peux confondre.

— Rappelez-vous la demande que je vous ai faite le printemps dernier.

— Je me la rappelle, monsieur, répondit gravement Louise ; mais rappelez-vous également que je vous ai demandé un an pour réfléchir !

— Un an… se mit à rire Foxham avec ironie. Dans un an, pensiez-vous, l’autre aurait tout le temps de se faire libérer ?

— L’autre encore ?… s’écria avec un emportement simulé la jeune fille. Vous croyez donc bien ?…

— Tant qu’il vivra, mademoiselle, je croirai !

— Ah ! monsieur, vous devenez insupportable ! Reconduisez-moi au salon !

— Pardon ! demeurez… Je vous ai dit que j’ai quelque chose de particulier dont je veux vous entretenir.

— Eh ! mais, s’écria Louise avec impatience, dites-le bien vite ce quelque chose ! Voilà un quart d’heure que nous perdons notre temps en futilités ! Si encore vous aviez les chagrins… que j’ai !

— Vous avez des chagrins, mademoiselle ?

— De gros chagrins ! C’est peut-être ce qui me rend un peu brusque avec vous et fort peu aimable !

— Vous êtes très aimable, au contraire !

— Merci.

— Mais ces chagrins… je les partagerais peut-être, si je les connaissais !

— Monsieur Foxham, reprit Louise avec gravité, ne savez-vous pas l’affront qu’a subi mon père auprès du gouverneur…

— Je ne sais rien de cet affront, affirma Foxham avec une mine sincère.

— Vous ne savez pas que le gouverneur a refusé à Monsieur Du Calvet sa liberté provisoire ?

— Quoi ! fit Foxham avec étonnement, allez-vous m’apprendre à présent que vous sympathisez avec ce Du Calvet ?

— Lui ! fit Louise en haussant les épaules avec une petite moue d’indifférence, je ne le connais pas. Mais savez-vous ce que je me suis laissé dire ?

— Voyons !

— Que sa pauvre femme se meurt d’ennui et de désespoir en sa demeure aux Trois-Rivières !

— Oui, c’est bien malheureux… répliqua hypocritement le lieutenant.

— Or, c’est une femme, monsieur, et je suis femme… comprenez-vous ?

— Oui, oui, je vous comprends. Mais on s’occupe de cette malheureuse.

— C’est bien le moins. Margaret est fort active ainsi que quelques dames anglaises auprès du gouverneur pour qu’il prenne en pitié cette pauvre femme !

— Je sais. Je suis allé à Trois-Rivières la semaine dernière pour faire enquête.

— Est-ce le général qui vous a envoyé ?

— Oui… Et depuis, ajouta Foxham en jouant la plus parfaite conviction, je croyais que Du Calvet avait été mis en liberté !

— En liberté ! fit avec émotion la jeune fille.

— Cette rumeur n’a-t-elle pas couru durant quelques jours ?

— Je la croyais fausse !

La jeune fille se doutait bien que Foxham cherchait à la tromper. Mais depuis un instant Louise Darmontel était fort troublée par cette pensée : « Pourquoi Foxham a-t-il été envoyé à Trois-Rivières ? »…

Il avait dit pour faire enquête, mais la jeune fille avait un autre pressentiment. Car si Foxham était allé à Trois-Rivières la semaine d’avant, son voyage avait été tenu très mystérieusement en secret. Donc il était allé comme la première fois, accomplir quelque terrible besogne ! Car Foxham commençait à passer pour le pourvoyeur officiel des Cachots d’Haldimand ! Et quelle besogne avait-il pu accomplir ? Louise se le demandait avec inquiétude ! Et pour que Foxham, à présent, parlât de ce voyage, il fallait donc croire que la besogne avait été accomplie et que rien n’en avait transpiré ! Maintenant, Louise avait hâte de voir la fête prendre fin pour qu’elle pût causer avec son père de ce qu’elle venait d’apprendre, et elle avait encore plus hâte d’en instruire Saint-Vallier ?

La musique qui dirigeait la danse, après s’être tue un moment, reprenait.

— Ah ! dit Foxham, voici la deuxième danse… venez-vous ?

— Allons ! dit simplement Louise.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vers une heure de la nuit, un peu après la collation offerte à ses invités par le lieutenant-gouverneur, et alors que la foule quittait peu à peu le Château, Louise Darmontel et Margaret Toller demeuraient presque seules dans le grand salon. Elles étaient assises sur une causeuse et s’entretenaient à voix basse.

— Ma chère Louise, disait Miss Margaret, comme je te l’ai promis, j’ai beaucoup travaillé pour qu’on porte secours à cette pauvre madame Du Calvet ! Il paraît que le général va s’occuper d’elle incessamment.

— Mais alors, son mari n’est pas encore en liberté ?

— Pauvre homme ! soupira la jeune anglaise.

— Mais n’a-t-il pas couru qu’il avait été remis en liberté ?

— Oui, on l’a dit, mais ce n’étaient que des bruits. Autant que j’ai pu savoir, le pauvre diable n’est pas près de se voir en liberté !

— C’est terrible !

— On dit que son dossier est effroyablement chargé !

— On dit ça… Louise était devenue très pâle.

— Son procès doit avoir lieu bientôt.

— N’a-t-on pas essayé de le faire évader ? demanda Louise en essayant de prendre un ton indifférent.

— Il y a déjà longtemps, oui. Oh ! c’est toute une histoire. Des inconnus étaient parvenus à découvrir son cachot à bord du « Requin ».

— Vraiment ? Je n’avais pas appris cela.

— C’est qu’on a tenu la chose secrète autant que possible. Mais depuis lors le gouverneur a fait enfermer ce pauvre Du Calvet dans un cachot ignoré de tout le monde.

Louise se mit à rire.

— Pourquoi ris-tu ainsi ? demanda Margaret.

— Parce que cette fois-ci le pauvre homme va bien mourir de faim.

— Pourquoi ?

— Si son cachot est ignoré de tout le monde ?

— Oui ignoré de tout le monde, c’est vrai, affirma Miss Margaret avec une grande conviction. Mais, je dis de tout le monde, sauf, bien entendu, du gouverneur, de Foxham…

— Tiens, en voilà deux déjà !

— De son gardien, naturellement…

— Trois, fit narquoisement Louise. Puis elle éclata de rire et ajouta : — Maintenant prends garde qu’il n’y ait un quatrième, et alors ce ne sera plus du tout « tout le monde » !

Margaret Toller se pencha à l’oreille de Louise et murmura :

— Eh bien ! oui, il y a un quatrième… moi !

— Toi ?…

— Oh ! j’ai surpris le secret par pur hasard. Mais je n’en ai jamais soufflé mot, et toi, prends bien garde de ne jamais me trahir.

— Pauvre enfant, répliqua Louise, quel intérêt aurais-je à te trahir ?

— Je n’en ai rien dit, tu penses bien, à mon cousin. Un soir, que j’étais allée le relancer à sa caserne, je l’ai surpris revenant de la cave où sont les cachots… deux cachots secrets !

— Vraiment ?

— J’ai donc déduit que dans l’un de ces cachots il y avait ce Du Calvet.

— Oh ! il y a longtemps… mon cousin me les avait fait voir… brrr…

— C’est donc bien affreux ?…

— C’est épouvantable… dans la plus profonde noirceur, dans l’humidité, parmi la vermine, dans… brrr…

— Pauvre malheureux, je le plains ! soupira Louise.

— Qui plains-tu ?

— Ce… Du Calvet !

— En effet… s’il est là !

— Ces cachots ne reçoivent donc pas l’air ?

— L’air de la cave… pas de fenêtres, tu comprends ? Il n’y a qu’une sortie comme il n’y a qu’une entrée : par la chambre de mon cousin où se trouve une trappe.

— Si ce n’était pas si barbare, on pourrait croire que c’est presque ingénieux, ces cachots ! se mit à rire Louise.

À cet instant M. Darmontel venait chercher sa fille pour quitter le château.

Les deux jeunes filles s’embrassèrent, et Louise sortit du salon au bras de son père.

En pénétrant dans le vestibule elle croisa Foxham, qui lui jeta un long regard d’amour. Louise lui décocha un sourire charmant.

Dix minutes après elle et son père quittaient le Château et prenaient le chemin de leur demeure.

— Mon père, dit Louise, je possède le grand secret !

— Le cachot de Du Calvet ? demanda avec une forte émotion Darmontel.

— Oui, aux casernes de la rue Champlain ! Et le geôlier, devinez-vous qui il est ?

— Non.

— Foxham !

— En ce cas, hâtons-nous d’arriver afin que Pierre aille informer Saint-Vallier de la chose. Car, tu le sais, on va commencer le procès de Du Calvet la semaine prochaine, et, autant que j’ai pu en apprendre ce soir, il est à peu près certain qu’on va le condamner à au moins dix années de réclusion.

— Il est donc urgent de le sauver au plus tôt.

— Demain, si c’était possible, répondit M. Darmontel.