Les aventures extraordinaires de deux canayens/02/II

Imprimerie A.-P. Pigeon (p. 51-54).


II

COMPLICATIONS DIPLOMATIQUES.


L’Honorable M. Lansing, l’homme d’État bien connu, ministre du gouvernement de Washington, était confortablement assis à son secrétaire et prenait connaissance de pièces importantes relatives aux questions de politique étrangère et venait justement de terminer la lecture d’un volumineux dossier, lorsqu’un huissier de service pénétra dans le cabinet et déposa devant le ministre une grande et épaisse enveloppe.

Intrigué, l’honorable ministre jeta tout d’abord sur cette enveloppe un long regard inquisiteur, puis après hésitation et l’avoir palpée (précaution à prendre, surtout en temps de guerre et dans un pays dans lequel les espions fourmillent), il l’ouvrit, en tira un document assez considérable et ajustant un lorgnon il en commença la lecture, mais à peine y eut-il jeté les yeux et commencé la lecture qu’il poussa un cri de surprise.

Comme nous allons nous-mêmes pouvoir en juger, il y avait de quoi être étonné car voici ce qu’il venait de lire :

EMPIRE DE L’ESPACE.
Ministère des Affaires Étrangères,
Cabinet du Ministre.
(Vol. I, Feuillet 4.)
Auto aérien « Le Wawaron ».
Ce… (date illisible), 1917.
Excellence,

Mon gracieux souverain, Sa Majesté Baptiste premier, a le plaisir de porter à votre connaissance la nouvelle de son élévation au trône de l’Empire de l’Espace, dont il est devenu le très puissant souverain par la grâce de Dieu.

L’Auto-Aérien, détaché tout spécialement de sa flotte aérienne, est chargé de vous faire parvenir ce message.

Sa Majesté désire que vous assuriez l’Honorable Président et le peuple de la noble et puissante nation de la République des États-Unis de la sincérité de ses sentiments et aussi de l’admiration profonde qu’elle professe à l’égard de ses grandes et belles institutions, et aussi de la part qu’elle prend pour les intérêts de la cause sacrée de la liberté et de l’humanité.

De par Sa Majesté l’Empereur Baptiste.
(Signé) ANTOINE. Duc de Ste-Cunégonde.
Ministre d’État.

La poudre eut-elle tombé aux pieds de l’Honorable M. Lansing qu’il n’en eut été pas plus étonné. Il essuya ses lorgnons, prit une gorgée d’eau d’un verre qui se trouvait sur le secrétaire, puis il se reprit à relire à plusieurs reprises la lettre du Duc de Ste-Cunégonde, alors le ministre américain put voir en-dessous et peint à la main sur le parchemin un écusson : « Cervolant grimpant sur Azur » avec la devise : « Aere Perennius ».

Alors l’honorable ministre fut pris d’un rire homérique qui le secoua à un tel point qu’il faillit en perdre la respiration.

« Quel est le farceur qui a voulu se moquer ainsi de moi ? se dit-il en essuyant ses yeux que le fait d’avoir ri avait emplis de larmes.

L’hon. Lansing et son secrétaire

Alors il sonna son secrétaire et lui intima l’ordre de prévenir le chef du « Intelligence Bureau » et qu’il désirait le voir au plus vite.

Celui-ci ne tarda pas à se présenter et tous deux eurent un long entretien qui eut pour résultat que la police se livra sans perdre de temps à des recherches toutes spéciales.

Tout semblait cependant vouloir en rester là, lorsqu’on apprit que peu de jours plus tard une lettre à peu près semblable était parvenue au bureau du ministère à Londres à l’Honorable Premier Ministre Lloyd George. Celui-ci, avec son flegme tout britannique, allait passer outre sans s’en inquiéter davantage lorsqu’il apprit à son grand étonnement que l’Honorable Georges Clemenceau, de Paris, en avait reçu une absolument identique.

Décidément la chose devenait plus sérieuse qu’on avait voulu le croire de prime abord et cela s’accentua davantage, lorsque l’on sut qu’une lettre analogue était parvenue à l’Empereur Guillaume II et enfin aux autres nations furent-elles belligérantes ou neutres.

La question de l’Empire de l’Espace prenait donc toutes les apparences d’une réalité, à moins toutefois qu’on fut en présence d’une mystification de haute envergure.

Mais le bouquet fut lorsqu’un beau soir le « Wawaron » passa tout illuminé au-dessus de Londres, mais quoiqu’il fût à une très grande hauteur on le vit passer tout illuminé et le lendemain matin ou trouva sur le sol des cartes portant ces simples mots : « Le Wawaron, P. R. V.. »

Alors il n’y eut plus à douter. Il existait donc ce fabuleux Wawaron.

Il se produisit, comme on le conçoit, un véritable déchaînement d’activité, non seulement dans le domaine administratif tant gouvernemental que militaire, mais les savants de toutes parts se livrèrent aux recherches les plus échevelées.

Les encyclopédistes fouillèrent les plus précieux et anciens manuscrits des bibliothèques, tout y passa, les dictionnaires les plus complets, les traités de géographies les plus impeccables, mais rien ne servit, le mystère de l’Empire de l’Espace restait de plus en plus impénétrable.

On allait désespérer lorsqu’un beau jour un journal de la Ville Lumière, le « Paris-Canada », publia un article signé « Un Canadien ».

Cet article disait que le « Wawaron était un reptile de la famille des batraciens, en somme une grenouille monstre que l’on rencontre en très grande quantité sur les bords du fleuve Saint-Laurent, au Canada, que les pâtés de ce batracien étaient fort recherchés des gourmets qui s’en faisaient préparer des plats succulents.

Qu’un batracien occupe le bord des rivières ou des lacs il n’y a en cela rien qui soit étonnant, mais qu’un de cette espèce ait la fantaisie d’aller se promener dans les airs, cela dépassait toute compréhension.

Toujours en est-il qu’il existait ce « Wawaron », on l’avait observé, on avait reçu des cartes de lui, mais on conclut aussi que celui qui avait baptisé d’un tel nom l’auto-aérien devait être un voyageur ayant sur le Canada et particulièrement la Province de Québec, des connaissances peu communes.

C’était il faut l’avouer un singulier nom à donner à un auto-aérien, mais que voulez-vous, tous les goûts sont dans la nature.

On ne parlait plus du bolide, celui-ci avait disparu des conversations, et le « Wawaron » avait par sa présence changé le cours des idées.

Il en est ainsi ici-bas, l’esprit humain est variable et comme pour le vent il faut souvent très peu de chose pour changer son cours.

Mais ce qui restait à élucider c’était la question de l’Empire de l’Espace, empire jusqu’alors inconnu et qui peut-être allait être appelé à jouer un rôle important dans les questions de politique internationale. De quel côté ce nouvel empire se mettrait-il ? De quel côté ferait-il pencher la balance ? Vers celui des Puissances Centrales ou pour les Alliés ?

Ou comprend avec justesse qu’un empire possédant des dirigeables aussi perfectionnés que le « Wawaron » qui en quelques heures franchissait des distances fantastiques et mettait bien en arrière tous les modèles connus, possédant une puissance de propulsion dont on ne pouvait comprendre l’origine, s’illuminant à volonté et s’alimentant on ne savait où ni comment, étaient des questions qui demandaient réflexion, surtout sachant l’importance capitale de l’aérologie dans la guerre actuelle.

Les centres diplomatiques avaient cru entrevoir dans les lettres envoyées à certaines puissances par le duc de Sainte-Cunégonde au nom de Baptiste 1er , une certaine tendance en faveur des Alliés, mais rien d’assez positif pour qu’on pu former une opinion déterminée.

Donc on vivait dans l’attente.