Les aventures de Perrine et de Charlot/31

Bibliothèque de l’Action française (p. 253-258).



XXIX

Coïncidences inespérées


Les dispositions testamentaires de Mme  Le Jeal avaient déçu le ban et l’arrière-ban des petits-neveux et des petits-cousins. Tous comptaient partager entre eux la fortune de la vieille parente. Cette femme détestable allait au moins faire un geste involontaire de générosité : laisser derrière elle de beaux écus sonnants. Eh bien, non. Voilà qu’un petit neveu que l’on croyait mort depuis trois ans, dont le père avait été chassé du manoir familial, voilà que cet enfant reparaissait, se faisant chérir au point de recueillir, lui et une fantomatique petite sœur nommée Perrine, l’héritage entier. Cela était renversant, vexant au possible. Il fallut néanmoins se rendre à l’évidence et se contenter de legs minimes. On partit furieux, sans un regard vers Charlot que l’on appela avec dédain : l’usurpateur.

L’enfant fut chagriné de cette hostilité. Sa nature généreuse ne pouvait comprendre que l’envie, la jalousie, la mesquinerie du cœur, rongent l’âme à la façon d’un chancre et empêchent l’éclosion du moindre bon sentiment. Il se consola vite. Tant de braves gens l’entouraient. Outre la bonne hôtesse, sa tante avait de vieux serviteurs qui l’aimèrent tout de suite. « Ce petit M.  Le Jeal, s’exclamaient-ils, quel solide et joli gars ! Et c’est doux et poli avec cela ! Une vraie chance pour nous de servir un si bon môme ! » Ils s’empressaient à l’envi autour de lui, lui faisaient fête… Ah ! il vivait un peu comme dans un rêve le pauvre Charlot ! Lui qui avait connu, durant ses deux ans chez les sauvages, le dénuement le plus complet, la faim, la soif, la maladie, les mauvais traitements, il s’étonnait sans cesse. Lorsque le matin, il entrait dans la vaste salle à manger de sa tante, vêtu de soie et de velours ; lorsqu’il voyait s’approcher pour veiller sur lui et satisfaire ses moindres désirs, un serviteur en livrée, il se prenait à sourire. Il soufflait à l’oreille de l’hôtesse : « Cousine, que dirait Perrine ou Iouantchou de me voir traiter en prince ? » La bonne hôtesse riait. « Hé ! hé ! petit, disait-elle, tout arrive dans la vie. L’imprévu, souvent, l’impossible, parfois ! N’ai-je pas quitté, moi, ma chère auberge ? Et pour qui, s’il vous plaît ? Pour un galopin, qui me mène aujourd’hui par le bout de son nez rose. » Elle se sentait heureuse, la brave femme, et larmoyait souvent à la vue de cette félicité inattendue.

On atteint ainsi le commencement d’avril 1639. Le chanoine veille. Sitôt qu’une occasion favorable se présentera pour le voyage au Canada, le pieux ecclésiastique préviendra Charlot. Il le remettra en des mains sûres.

Un après-midi, Charlot, assis aux pieds de la bonne hôtesse, près de la porte-fenêtre du grand salon, voit entrer le chanoine, joyeux et épanoui. Il est suivi d’une dame qui a la plus ravissante figure du monde : de jolis yeux noirs, pensifs et caressants, un teint rose, des lèvres souriantes. Et quelle distinction dans la démarche gracieuse et souple de la visiteuse ! Interdit, Charlot se lève. Il salue timidement. La bonne hôtesse en fait autant.

le chanoine

Mon petit ami, venez, approchez-vous sans crainte.

(À la bonne hôtesse.)

Chère Madame, j’apporte une bonne nouvelle. D’abord, cette noble dame que je vous présente, c’est Madame Marie-Madeleine de Chauvigny de la Peltrie. Elle est aussi vaillante, que pieuse et généreuse. Ayant résolu de travailler à l’éducation des sauvages, elle va fonder un couvent d’ursulines dans le lointain Canada. Elle s’embarque prochainement.

charlot, fou de joie.

Alors, je pars, moi aussi, Monsieur le chanoine ? Madame… je…

(Tout en avançant des sièges aux arrivants, l’enfant lève des yeux où s’exprime son grand désir.)
Mme  de la peltrie

Oui, oui, petit, je vous amènerai là-bas. Je connais votre histoire Charlot, et brûle du désir de vous entendre la raconter vous-même. Vous me narrerez beaucoup de détails, n’est-ce pas, concernant les contrées où je vais habiter avec vous ? Ah ! ces pauvres enfants sauvages, qu’ils m’attendrissent à l’avance, que je les aime déjà !

La voix de la grande dame normande est si douce, si suave, que Charlot, fasciné, se glisse près du fauteuil, encore plus près, sa petite figure extatique, toute tendue de plaisir et d’intérêt.

Le chanoine se met à rire. « Madame de la Peltrie, dit-il, voilà votre première conquête canadienne. Charlot n’entend plus, ne voit plus que vous. »

Mme  de la peltrie, posant sa main sur la tête de Charlot.

Le cher enfant !… Demain, petit, il faut venir me voir au couvent de Sainte-Ursule. La distance d’ici au monastère, sera vite franchie en voiture.

(S’adressant à l’Hôtesse.)

Vous me l’amènerez n’est-ce pas, ma bonne dame ? Il faut qu’il fasse connaissance avec ses compagnes de voyage. Trois ursulines m’accompagnent au Canada : les Mères Marie de l’Incarnation, Bernard de Saint-Joseph et Cécile de Sainte-Croix. Puis de là, Charlot pourra se rendre chez les hospitalières de Dieppe. Trois religieuses de cette maison seront aussi du voyage. C’est Madame de Combalet, la future duchesse d’Aiguillon comme chacun sait, qui les envoie dans la Nouvelle-France, afin de fonder un hôtel-Dieu à Québec. Ah ! Monsieur le Chanoine, que ce sont de saintes âmes que ces religieuses ! Mais je crois que Mère Marie de l’Incarnation, une des ursulines, les dépasse toutes dans les voies de la perfection. Elle y court. Elle y vole. Quelle mystique admirable !

le chanoine

En effet, Madame. Je causais, hier, avec elle. J’en ai été ému jusqu’aux larmes.

Mme  de la peltrie

La France perd en elle une suppliante de choix, une âme d’oraison et de prière. Mais s’en doute-t-on ?

le chanoine

Peut-être, Madame. Mais chez nous la générosité doit être sans cesse à l’ordre du jour. Souvenez-vous ! « Gesta Dei per Francos ! »

Le lendemain, Charlot entre en relation avec les ursulines et les hospitalières de Dieppe. À combien de questions anxieuses l’enfant doit répondre ! Que de fois, il reprend le récit de la vie dangereuse, active, pleine d’imprévu qui est celle de tout Canadien. Son ton enthousiaste plaît beaucoup. « On peut donc aimer le terrible pays de Canada, se disent entre elles les nonnes. Voyez ce petit ! Il ne saurait vivre ailleurs que dans les forêts de Québec ! Ah ! c’est tant mieux pour nos sœurs qui s’en vont là-bas, c’est tant mieux ! »

Le 18 avril, Charlot se rend de bonne heure, au port de Dieppe. On a signalé durant la nuit l’arrivée du vaisseau amiral « Le Saint-Joseph. » C’est le navire que la compagnie des Cent-Associés, met à la disposition de Madame de la Peltrie. Cette société se montre ravie de l’intérêt que porte au Canada, la riche grande dame normande. Charlot aperçoit vite « Le Saint-Joseph, » qui se balance en rade. Il bat des mains. La bonne hôtesse essuie furtivement une larme. Peu de jours, maintenant, lui restent à passer en compagnie de cet enfant auquel elle s’est attachée de tout son cœur. Il semble vraiment qu’il soit un peu à elle, qu’un lien mystérieux de parenté l’unit à ce garçonnet tendre et caressant.

Le veille encore, de quelle délicatesse Charlot a fait preuve envers sa protectrice et le vieil Ephrem ! Le notaire a fait appeler la bonne hôtesse dans son étude, en grand mystère. L’air malicieux, le tabellion commença d’abord par causer longuement d’affaires, par la rassurer sur la gestion des capitaux de Perrine et de Charlot. « Malgré l’établissement lointain des orphelins, explique-t-il, rien ne sera à craindre d’ici à leur majorité, grâce au choix excellent d’un tuteur et d’un subrogé-tuteur. » Enfin, il clôt l’entretien par ces quelques mots : « Et maintenant, Madame sachez que mon jeune client veut absolument, ab-so-lu-ment, vous entendez, vous offrir un cadeau avant votre départ. Que diable, il a le cœur bien placé, ce mioche, il comprend tout ce qu’il vous doit ! Ah ! la reconnaissance, ma bonne dame, la reconnaissance, aidons de toutes nos forces à son développement. C’est rare, bien rare de la rencontrer solidement établie dans les cœurs, jeunes ou vieux ! Alors voici ce que j’ai suggéré à votre protégé : vous constituer une petite rente viagère. Acceptez, acceptez, Madame, vous le pouvez ajouta-t-il, en voyant l’air surpris, un peu effrayé de la bonne hôtesse. L’enfant a les moyens de se montrer généreux. Le vieil Ephrem aura aussi sa part. Je dois le voir demain matin. Je n’aurai plus ensuite qu’à satisfaire le troisième et dernier désir de mon mignon client : racheter la maison d’Offranville où sont nés les petits. C’est vous, Madame, paraît-il, qui avez conseillé cette acquisition. Vous avez eu raison. Ces jours-ci, je crois qu’il sera possible à Charlot de visiter en propriétaire la maison où ses parents sont morts. Pour le reste, et le notaire rit en se frottant les mains de satisfaction, il faut attendre, m’a dit l’enfant, l’avis de Perrine. Quel phénomène de sagesse doit être cette petite sœur, à en juger par les paroles de Maître Charlot ! Allons, allons, Madame, remettez-vous, ne pleurez pas ainsi !… Bien… La reconnaissance, la reconnaissance, n’est-ce pas, cultivons-la ! Au revoir, ma bonne dame. »