Les aventures de Perrine et de Charlot/30
XXVIII
Joies et tristesses
« Dieppe ! Dieppe ! Descendez de voiture, Mesdames, Messieurs ! Dieppe ! Dieppe ! Descendez, on ne se rend pas plus loin ! »
Un brouhaha accompagne les paroles du messager ordinaire faisant le service entre Paris et Dieppe. C’est le matin, et des voyageurs à la mine chiffonnée, aux pieds engourdis, aux mains paresseuses se secouent, se pressent et se bousculent. Les uns quittent le lourd véhicule en maugréant, les autres en riant. Ces quatre jours d’intimité ont rendu à chacun leur humeur naturelle.
La bonne hôtesse apparaît une des dernières à la porte de la voiture. Charlot la devance et saute vivement sur le pavé. Il lui tend la main car le marche-pied est élevé. Puis il la débarrasse de son sac.
Vous me suivez, cousine, n’est-ce pas ? Je me rappelle bien l’auberge du vieil Ephrem.
Oui, oui, petit. Mais ne trottine donc pas si vite. Je n’ai pas ton âge.
Non, cousine. J’irai plus lentement. Mais comme je suis heureux d’être à Dieppe. Je volerais, si je le pouvais.
Je vois cela, mon jeune pinson. Et ta joie est communicative. Ah ! qui m’aurait dit que je ferais ce long voyage en ton honneur, que je quitterais, pour un mois, plus peut-être, ma chère auberge, mes vieux clients. Ils vont se sentir comme des poissons hors de l’eau jusqu’à mon retour. Quelques-uns pleuraient, tu sais !
En effet, cousine. Thomas Balourd avait une grosse larme qui a roulé sous sa moustache. Il s’est détourné, mais pas assez vite, je l’ai vue. Il m’a reproché savez-vous quoi ? De vous avoir ensorcelée ! Quel gros mot ! Ensorcelée ! Comme si, tout le temps, vous ne faisiez pas le travail de Madame la Vierge qui veut me réunir à Perrine.
Arrivons-nous, Charlot ? Je n’en puis plus.
Nous sommes tout près. Voyez, c’est la maison, ici, à votre droite, la maison aux volets jaunes et verts.
Un garçon d’auberge qui balaye la porte d’entrée, les aperçoit et accourt au-devant d’eux. Il les introduit dans la salle à manger. À cause de l’heure matinale, personne encore n’est attablé. L’aubergiste, entendant du bruit, sort de sa chambre, placée au fond de la pièce. Il s’approche en saluant.
Qu’y a-t-il pour votre service, ma chère dame ?
Je désire logement et couvert, aubergiste, pour moi et ce mioche. Je ne sais, par exemple, pour combien de temps je séjournerai ici.
Très bien, Madame. Vous aurez tout ce que vous désirez chez moi. La maison est remarquable. Vous verrez. Madame est de Paris, je vois cela à son langage. Et restez tant que le cœur vous en dira, ma chère dame.
Le cœur ? La bourse aussi, n’est-ce pas ? Dois-je payer d’avance, aubergiste ?
Oui et non. C’est comme il vous plaira. J’ai confiance en Madame.
Il ne faut pas témoigner trop de confiance aux inconnus, aubergiste. Prenez ceci.
Madame a raison. Hé ! hé ! ce n’est pas à tous que je parle comme à Madame. Je vois que Madame est une femme d’expérience. On la dirait presque du métier.
Qui sait, aubergiste, vous êtes peut-être plus près de la vérité que vous ne croyez ! Allons, menez-moi à ma chambre. Je déjeunerai dans une heure.
C’est cela. Dans une heure, ma femme ira prévenir Madame et le petit Monsieur. Vous ferez connaissance.
On fait si bien connaissance que la causerie se prolonge longtemps entre la bonne hôtesse, la femme de l’aubergiste, — un brave cœur ! — et Charlot. L’aubergiste, par un coup discret à la porte, les avertit de l’avance de l’heure. Neuf heures ! Et le café qui attend encore !
La bonne hôtesse se sent toute remontée. Elle a appris des détails intéressants, quelques-uns importants concernant l’avenir de Charlot. D’abord, le vieil Ephrem, l’ancien messager, faisant le service entre Dieppe et les bourgs environnants vit encore. Il pensionne dans un hospice situé à peu de distance de l’auberge.
Puis, la tante Claudine Le Jeal, qui n’est pas non plus disparue de ce monde, est devenue paralytique. On la dit convertie. La femme de l’aubergiste a ajouté en regardant Charlot : « Je crois, petit, que la nouvelle du soi-disant accident survenu à Perrine et à toi, il y a trois ans, a contribué à sa maladie. Elle a décliné depuis cette époque. Car, tu sais, à Offranville comme à Dieppe, on a cru ferme que vous vous étiez noyés. Tu verras, cet après-midi, par les exclamations de stupeur du vieil Ephrem si je ne te dis pas la vérité. C’est égal, ma chère dame, conclut-elle en se tournant de nouveau vers l’hôtesse, je pense qu’il serait dans l’intérêt de l’enfant que vous tentiez une démarche auprès de la vieille tante. Elle est riche et laissera peut-être du bien à l’enfant, si elle a le cœur repentant comme on le dit. » La bonne hôtesse approuve ces paroles, se disant en elle-même : « Allons d’abord chez le prêtre qui assiste Madame Le Jeal. On doit le connaître ici. Il m’aidera de ses lumières. »
L’après-midi est émouvant pour Charlot qui est reçu avec de grosses larmes de joie par le vieil Ephrem. Il n’est pas lent à reconnaître le frère de la petite Perrine qu’il aimait tant, qu’il se reprochait de ne pas avoir gardée auprès de lui plus longtemps. « Les événements auraient pris une autre tournure s’il s’était rendu lui-même avec les petits chez la tante Le Jeal, » avait-il coutume de répéter. Il fallut que Charlot promît de venir le voir tous les jours, d’ici à son départ pour le Canada. « Ta vie, tes aventures, petiot, il faut du temps avant que tout cela se range dans ma vieille tête, » finit-il, riant et pleurant tout à la fois.
La bonne hôtesse, de son côté, a une longue entrevue avec le chanoine qui se rend chaque jour auprès de Mme Le Jeal. La maladie de celle-ci pouvant s’aggraver d’un moment à l’autre, il était bon qu’un prêtre se tint à sa disposition. D’ailleurs, la pauvre femme réclame sans cesse les secours de la religion. Ses fautes passées, son égoïsme, son avarice la plongent dans des accès de désespoir. Le chanoine est heureux d’apprendre que les petits-neveux d’Offranville vivent encore. Sa malade lui en parle fréquemment, « craignant de ne jamais pouvoir expier ses torts envers eux. » « Ah ! Madame, dit le prêtre, que la Providence est miséricordieuse ! Voyez quelle douceur elle ménage au repentir brûlant de ma pénitente. Ce cher petit n’aura qu’à apparaître à son chevet pour qu’elle se sente aussitôt plus en paix avec Dieu, avec le monde, avec elle-même. Ce sera la douce colombe lui apportant le gage du pardon divin. »
Il est convenu que le jour suivant, dans l’après-midi, la bonne hôtesse se présentera avec Charlot chez la tante Le Jeal. On attendra le chanoine au salon.
Avec quel soin, le lendemain, la bonne hôtesse habille Charlot, peigne ses fins cheveux. Soucieuse, impressionnée à l’avance, elle cause de la visite à la tante Claudine. Le cœur de l’enfant s’attendrit. « Il essaiera de consoler sa parente, comme l’aurait recommandé Perrine, » assure-t-il, de son petit ton fervent. La bonne hôtesse l’embrasse. « Quelle tendresse, songe-t-elle, ont l’un pour l’autre les deux orphelins ; sitôt qu’un événement surgit, le petit se cramponne au souvenir de sa sœur ! »
Chez Mme Le Jeal, le prêtre accueille les visiteurs, à l’entrée du salon. « Suivez-moi sans tarder, dit-il, ma malade est dans un état fébrile depuis que je lui ai appris la bonne nouvelle. Si je l’eusse écoutée, vous seriez ici depuis hier. »
On traverse le somptueux salon dans toute sa longueur ; on tourne à droite dans un couloir éclairé par un œil-de-bœuf, orné d’une fine sculpture. Tout au bout, le prêtre frappe à une porte entr’ouverte. Une femme de chambre apparaît. Avec un sourire entendu, elle livre passage aux arrivants.
Au milieu de la vaste pièce, l’invalide est étendue sur une chaise oblongue aux bois artistiquement travaillés. La forme frêle du corps se dessine sous les courtines de soie. La tête pâle où rayonnent des yeux ardents, très noirs, où la vie semble s’être toute concentrée, retient les regards. Ces yeux immenses s’attachent, se fixent, se rivent sur Charlot. Ils suivent ses moindres mouvements. Ils s’élargissent soudain. L’enfant vient de s’approcher. Un frémissement léger les agite. Les yeux se ferment… Inquiète, la femme de chambre s’incline sur la malade, un cordial à la main. Mais d’un geste elle est repoussée, et faiblement l’invalide appelle le prêtre.
M. le chanoine… vous ne m’aviez… pas dit… que cet enfant… était le portrait vivant… de l’autre… mon petit chéri à moi !… Regardez le tableau… à droite,… mon Paul !…
C’est inutile. J’ai constaté, tout à l’heure la ressemblance. Quelle douce consolation Dieu vous envoie dans vos souffrances, Madame Le Jeal !
Qui est… cette personne ?
La protectrice de Charlot, son bon ange, celle qui a eu l’heureuse inspiration de venir ici sans tarder. Nous vous apprendrons peu à peu quelles ont été les épreuves de votre neveu, Madame Le Jeal.
Que tous deux… s’installent… dans ma maison…
Que le petit ne me quitte pas… Ce ne sera pas pour longtemps.
Charlot s’est agenouillé près de sa tante. Il a pris sa main décharnée dans la sienne. Doucement, il la baise et la caresse. Puis, apercevant tout près un siège bas, il s’en empare et très confortablement s’installe aux pieds de l’invalide. Il reprend sa main.
Le prêtre fait un signe, à la bonne hôtesse. Tous deux, sans bruit, quittent la pièce.
Ma bonne dame, vous avez entendu la recommandation de Mme Le Jeal : demeurer ici Charlot et vous. Pouvez-vous vous conformer à ce désir ? Je crois, ainsi qu’elle le déclare elle-même, que ce ne sera pour longtemps. Ses jours sont comptés.
Certes oui, Monsieur le chanoine, je resterai tout le temps qu’il faudra.
Je vais habiter un château pour la première fois de ma vie.
Dieu dirige nos pas dans des sentiers de ronces ou de roses. Il est le maître. Vous êtes arrivée, Madame, juste à l’heure du miracle pour le petit. Son avenir, grâce à sa tante, est assuré. J’entends que le notaire sera ici cet après-midi.
J’en suis heureuse. Le cher enfant mérite par son courage le bien qui lui arrive. Qui m’aurait dit, tout de même, M. le chanoine, que le petit sauvage malheureux qui frappait à mon volet, il y a deux mois à peine, deviendrait l’héritier d’une riche famille normande !
Durant les quinze jours qui suivent, la bonne hôtesse ne voit Charlot qu’une fois le jour. Tous deux alors, se rendent à l’hospice auprès du vieil Ephrem. Quel contentement manifeste le vieillard dès qu’il apprend les dispositions de la tante Claudine ! Charlot a cependant, un jour, le chagrin d’apprendre que le curé d’Offranville a rendu sa belle âme à Dieu. Que l’enfant aurait aimé à revoir le doux vieillard ! Le notaire du bourg, un ami de son père, est aussi décédé depuis peu. « Que veux-tu, petit, observe avec philosophie et beaucoup de sens chrétien le vieil Ephrem, nous avons tous l’âge réglementaire. L’heure de notre service auprès du bon Dieu sonne, aujourd’hui pour l’un, demain pour l’autre. »
Sauf pour cette visite quotidienne, Charlot ne quitte pas le chevet de sa tante. Une tardive mais profonde affection a surgi dans ce cœur amolli par le repentir. Une nuit, Charlot est réveillé en toute hâte. La fin est venue. Bien paisiblement au petit jour, la tante Claudine s’éteint, son regard, dans lequel brille un suprême éclair de tendresse, fixé sur l’enfant, à genoux, près d’elle. Dès que le médecin se retire, le petit en réprimant ses sanglots, demande au prêtre, demeuré dans la chambre pour prier, la permission de fermer lui-même les yeux de tante Claudine. Attendri, le prêtre suit du regard les gestes de l’enfant. Se levant ensuite, il le bénit, disant : « La compassion porte bonheur, petit. »