Les aventures de Perrine et de Charlot/22

Bibliothèque de l’Action française (p. 171-177).



XX

Marie Rollet



Le père Le Jeune sur les derniers mots de Madame Le Gardeur quitte l’hospitalière maison de Marie Rollet avec les petits sauvages. Les autres s’attardent. Perrine s’exclame près de la large fenêtre, au fond de la maison. « Oh ! que la vue est belle d’ici ! Que nos yeux plongent au loin ! Charlot, vois là-bas, un tout petit, petit navire dans les glaces. »

marie rollet, s’approchant.

Un jour, mes enfants, il y a de cela bien longtemps, j’aperçus, moi aussi, un tout petit navire. Il venait vers nous. Nous étions au printemps. À sa vue, mon cœur pensa se briser de joie dans ma poitrine ! Ce tout petit navire nous apportait avec le drapeau blanc de France, la liberté et le bonheur. Le règne de l’Anglais prenait fin.

charlot

Comment ! les Anglais avaient pris le Canada, notre Canada à nous ? Oh !…

jean-baptiste de repentigny

Où donc ils étaient, Madame, les soldats du gouverneur avec leurs canons ? Pourquoi ils ne se battaient pas ?

charlot

Et M.  Olivier ?

catherine de repentigny

On ne s’est pas défendu ? Des Anglais, pourtant, ça ne fait pas peur à des Français.

marie de la poterie

Ça, c’est sûr.

charlot

Moi, si j’était grand, grand comme M.  de Normanville, je serais si bien un Français que je n’aurais pas peur,… du diable, là !

perrine

Ne parle pas ainsi, Charlot.

louis couillard, (joli enfant blond de sept ans.)

Grand’mère, venez, racontez-nous ce qui vous est arrivé, il y a de cela très longtemps.

(Le petit garçon attire Marie Rollet dans un fauteuil.)
élisabeth couillard, (une mignonne de six ans.)

Grand’mère, racontez-nous, vite.

Les enfants font cercle autour de Marie Rollet. Les six Huronnes, un peu à l’écart, se penchent sur des travaux à l’aiguille. Catherine de Cordé, Mmes  de Repentigny et de la Poterie distribuent des conseils aux travailleuses. Le silence s’établit. L’atmosphère est propice pour un récit. Mais Marie Rollet ne se décide à prendre la parole que sur un sourire d’acquiescement de l’aïeule, Catherine de Cordé. Elle parle alors longuement des temps difficiles de jadis. Avec de pitoyables exclamations, les enfants apprennent la famine de l’an 1628, alors que chacun n’avait pour toute nourriture quotidienne qu’une mince ration de pois cuits à l’eau. Et impossible de recevoir des secours de France !… Les Kertk, des huguenots français au service de l’Angleterre, s’emparaient des vaisseaux au passage. Puis, les petites mains se lèvent, se crispent de colère. C’est la capitulation de Québec, un an plus tard, que l’on raconte. Quoi ! Champlain si brave, si fier, qui aimait le Canada plus que tout au monde, devoir se rendre ainsi !… Hélas ! il fallut bien remettre les clefs du fort aux frères Kertk, par l’entremise de M.  Olivier. Pour le moment les Français étaient les plus faibles. Cela ne devait pas durer. Cela ne dure jamais avec des Français ! La voix de Marie Rollet se fait grave et émue.

marie rollet

Mes chers petits, l’heure du départ sonne bientôt. Les vainqueurs vous le comprenez, ne veulent ni de M.  de Champlain, ni des soldats, ni de nos missionnaires. On s’embarque en silence. Quelle tristesse !

charlot, vivement.

Mais vous êtes restée, vous, Madame ? M.  Olivier m’a dit : « Mme  Hubou n’a jamais quitté le Canada. C’est une belle et vraie canadienne, petit ! »

catherine de cordé, souriant de loin à Charlot.

Charlot, mon mignon, avec toi, au moins, les secrets aimables ne sont pas gardés.

marie rollet

Je suis demeurée ici, en effet, aux jours du malheur, avec mon gendre Guillaume Couillard, ma fille Guillemette, leurs enfants et mon jeune fils Guillaume. Quelques autres personnes, que notre exemple encouragea, prirent la même résolution. Et si je suis demeurée, enfants, c’est que la terre canadienne était devenue pour moi tout l’univers. Je ne voyais rien au-delà de sa forêt, de ses pins et de ses érables, de ses pâles ciels d’automne, de ses hivers éblouissants, de ses étés brûlants mais féconds. J’y étais venue de plein gré, voyez-vous, avec joie ! J’avais travaillé sans répit, soit à mon foyer, soit au dehors auprès des sauvages, qui ne connaissaient pas Dieu et n’avaient pas la moindre notion de bien-être.

Et puis, mon premier mari, Louis Hébert, ma fille aînée, Anne, son époux, Étienne Jonquest, dormaient paisiblement leur dernier sommeil à l’ombre de la chapelle des récollets ! Il ne fallait pas que leur repos fut troublé, si ce n’était par des voix françaises, très douces, s’interpellant au-dessus des fosses fleuries… Le sol canadien, me semblait bien à nous, Français, et, tôt ou tard, me disais-je, on saura le reprendre… Au retour des compatriotes, ne devait-il pas se trouver un visage ému de France pour accueillir les nôtres, et leur remettre le dépôt des chers souvenirs ? Trois années durant, je m’enfermai dans ma maison de Québec. La confiance que Dieu viendrait à notre secours, l’espoir d’une revanche donnaient des forces à mon cœur. Mais souvent, mes yeux pleuraient !… Chaque jour, sans y manquer, je m’accoudais, pensive, auprès de cette fenêtre… Au printemps, je devenais haletante… Viendrait-il, enfin, ce vaisseau au-dessus duquel claquerait, joyeux, le drapeau fleurdelisé ? Par un clair matin de juin, je fus exaucée. Mes petits…

Marie Rollet s’interrompt. Comme jadis des larmes voilent ses yeux. Elle revit des moments intenses, uniques !… Les enfants, d’un commun accord, se rapprochent. Ils regardent avec affection, cette matrone au cœur pieux et chaud. Dominant son émotion Marie Rollet se lève, ouvre une porte à droite et les invite à la suivre.

marie rollet

Voyez cette pièce ! Ne vous semble-t-elle pas ainsi qu’un sanctuaire ? Ce bahut, sur lequel est dressée une chapelle, servit au retour des Français, en 1632, de pierre d’autel. Le père Le Jeune, au débarqué, me fit cet honneur de célébrer dans la maison du premier colon, la messe d’action de grâces. Enfants, il faut avoir assisté à cette émouvante cérémonie pour comprendre de quels soins religieux je dois entourer cette chambre ! Elle a été témoin d’une grande douceur de la Providence envers les miens, les vivants et les disparus !

perrine, embrassant Marie Rollet.

Madame Hubou, comme nous vous aimons ! C’est si beau ce que vous avez fait ! Vous avez veillé sur le Canada comme une maman sur un berceau.

charlot

Oui, et nous ferons comme vous, Madame. Nous ne quitterons jamais ce pays ! Car, c’est certain

(il redresse la tête.)
il faut qu’il y ait des Français, ici, il faut qu’il
(il cherche.)
y en ait jusqu’à la fin du monde n’est-ce pas, Perrine ?
marie rollet, souriant.

C’est peut-être long, petit. Mais nos découvreurs et nos missionnaires l’ont bien mérité.

tous les enfants

Et vous aussi, Madame Hubou.

catherine de cordé, s’approchant.

La belle Normandie Charlot, qu’en fais-tu ? Et M.  le curé d’Offranville ?

charlot

Je les aime, allez, Madame. Seulement, il n’y a pas de neige, là-bas, à Offranville, pas de raquettes, pas de traînes sauvages !… J’aime toutes ces choses !… Il n’y a pas non plus,

(Charlot baise la main de la vieille dame.)
de Madame de Cordé ?
Mme  de la poterie

Le premier hiver canadien accomplit déjà son miracle auprès de Charlot. C’est plus difficile, quant à nous ! Quel froid !

marie rollet

On s’y fait, Madame. Ce climat rigoureux est sain.

Mme  de repentigny, qui regarde à la fenêtre.

Voilà Julien avec une longue traîne sauvage, comme les aime Charlot.

(Se tournant vers Catherine de Cordé.)

Ma mère, il est temps, je crois de faire nos adieux et de remercier Madame Hubou qui nous a reçues avec tant de grâce et d’émotion… Le Canada renferme de belles âmes ! Et la première Canadienne ne pouvait manquer d’être richement douée !

catherine de repentigny

Madame Hubou, pourquoi l’on vous appelle toujours la première Canadienne ?

(Et la mignonne tout en posant cette question offre son front à baiser.)
marie rollet

Parce que, ma chérie, j’ai habité la terre d’Amérique avant toute autre ! Mon premier mari m’y a amené en 1606, en Acadie. Parce que, aussi, plus tard, cette maison fut le premier foyer véritable que l’on ait connu dans la Nouvelle-France. Tu comprendras mieux ces choses quand tu seras grande. Je suis fière de mon titre, très fière, enfant.

On se couvre de chaudes pelisses. On prend congé des pensionnaires du côteau Ste -Geneviève. Les Huronnes sourient aux fines et fraîches figures des enfants ! Et Marie Rollet en leur nom, obtient la promesse d’une nouvelle et prochaine visite.