Les asiles d’aliénés de la province de Québec et leurs détracteurs/5

INTERNEMENT DES ALIÉNÉS

(Affaire Lynam)


En même temps que certains écrivains faisaient leur partie contre nos asiles, on brassait, contre l’asile de la Longue Pointe, une accusation de détention illicite d’une personne qu’on prétendait être en pleine jouissance de ses facultés intellectuelles ; c’était de rigueur et point du tout nouveau. Le moindre raisonnement aurait fait de suite découvrir que les Sœurs, propriétaires et administratrices de l’asile, n’avaient rien à voir dans une question d’internement d’aliéné : ce ne sont point les Sœurs qui décrètent l’internement et ce ne sont point les Sœurs qui ordonnent le renvoi de leurs pensionnaires ; elles doivent recevoir les personnes que les autorités désignées par la loi leur envoient et doivent les garder jusqu’à ce qu’un ordre, aussi réglé par la loi, leur permette de les mettre en liberté. Il en est de même pour tous les asiles ; le système d’entretien, la qualité des administrateurs n’y sont pour rien. Voici ce que le simple bon sens aurait dû faire comprendre à tous ; ce qui n’a pas empêché qu’on ait attaqué les Sœurs, tout le temps que cette affaire a été devant le public et tout le temps qu’elle a été devant le tribunal qui, finalement, en a été saisi. Mon travail ne serait pas complet si je ne racontais pas cette étonnante histoire de Rose Church, femme de Peter Lynam.

Je m’empresse de dire que M. le Dr Tuke n’a rien eu à faire, que je sache, avec le cas de Rose Church et que, par conséquent, rien de ce qui va suivre ne doit s’appliquer à ce monsieur.

Au mois de mars 1882 le nommé Peter Lynam, maçon, de Montréal, prit avis d’un homme de loi afin de savoir ce qu’il avait à faire, pour se mettre à l’abri, lui et sa famille, des dangers que sa femme Rose Church leur faisait courir à tous, et pour prévenir la ruine dont son modeste ménage était menacé. La femme Lynam ne vaquait plus à ses devoirs de mère de famille, elle se laissait aller, tantôt à une indolence absolue, en refusant même parfois de préparer les repas de son mari et de ses enfants, tantôt elle était sujette à des accès de fureur, pendant lesquels elle menaçait son mari de le tuer, à coups de hache, et ses enfants d’aller les noyer à la rivière.

L’avocat consulté par Lynam se rendit chez ce dernier accompagné de M. le Dr Howard, médecin aliéniste, pour constater l’état mental de Rose Church. Ils trouvèrent Rose Church en proie à un accès de rage insensée : elle avait les cheveux épars, ses habits étaient en désordre, les aliments d’un repas étaient répandus sur le lit, et les enfants, tremblant d’épouvante, étaient blottis dans un coin.

On prit immédiatement les mesures nécessaires ; Rose Church fut arrêtée et, à la suite d’une expertise médicale, internée à l’asile de la Longue Pointe, comme affectée de folie dangereuse, diagnostic que sa conduite à l’asile ne fit que confirmer. Cette femme qui, d’ordinaire, avait l’air de jouir de sa raison, passait souvent de l’état le plus calme à des accès de fureur maniaque ; son regard et ses allures étaient tels que ses deux petites filles en avaient une terreur irrésistible, que l’amour qu’elles ont pour leur mère et les caresses que celle-ci leur prodiguait quelquefois ne réussissaient point à faire disparaître. Ce cas est un cas ordinaire ; dans le fait de l’internement il n’y a absolument rien d’étrange : il en aurait été ainsi dans tous les pays civilisés. Les administrateurs des asiles ne jouent en tout cela, qu’un rôle absolument passif. Les choses se seraient ainsi passées si, au lieu des Sœurs de la Providence, on eut eu, à l’asile de la Longue Pointe un comité d’une société biblique ; il en eut été de même si l’asile eut été propriété de l’état, administrée par un fonctionnaire quelconque, médecin ou non-médecin.

Mais voici que des gens s’imaginent de dire que Rose Church n’est pas folle et qu’on la retient injustement à l’asile. On s’arme de l’opinion de deux médecins, amici curiæ, qui déclarent que cette malheureuse est saine d’esprit, puis on répand le bruit que cette femme, sur ses dires à elle-même, est maltraitée dans l’asile ; mauvais traitements qui se réduisent à l’avoir classée parmi les fous dangereux, d’après les motifs qui ont déterminé son internement et l’avis des médecins. On demande aux Sœurs la mise en liberté de Rose Church : la supérieure répond qu’elle croit cette femme aliénée ; mais que, folle ou non, on ne peut la mettre en liberté que sur l’ordre d’une autorité compétente. C’était aussi simple que raisonnable, c’était évident ; mais la raison et l’évidence ne tiennent pas contre les préjugés et le fanatisme et on continua à tenir les sœurs responsables de la détention de Rose Church et à répandre force mensonges sur la manière dont elle était traitée.

Il y avait différence d’opinion, entre les médecins aliénistes d’un côté et les médecins consultés par les agitateurs de l’autre. Les premiers ont la prétention, légitime et fondée en raison, d’en savoir pour le moins tout autant que leurs contradicteurs : au mieux aller pour ces derniers, ce ne pourrait être qu’un cas de divergence d’opinion entre docteurs d’une autorité égale : ceci s’est vu de tous temps :

Le médecin Tant-pis allait voir un malade
Que visitait aussi son confrère Tant-mieux.


Enfin, on finit par s’adresser à la justice ; ce qu’on aurait dû faire de suite, sans tapage et sans calomnies, si on avait été sincère et exempt d’arrières pensées dans l’affaire de Rose Church. Naturellement, le juge ne comprenant rien aux affections mentales dut avoir recours à une nouvelle expertise. Les gens qui menaient la campagne contre les Sœurs, sur le dos de Rose Lynam, voulaient avoir trois experts, avec l’intention bien arrêtée d’obtenir que deux au moins de ces experts fussent des gens sur lesquels ils pussent compter ; mais le juge résista, cette fois, et ne nomma qu’un expert.

L’expert, un aliéniste dans l’emploi du gouvernement, constata chez Rose Church un calme affecté, des mouvements impulsifs pour le moins étranges, une perversion de sentiments à l’égard de son mari et de ses enfants ; avec une absence apparente d’idées délirantes et d’hallucinations. Cette femme lui témoigna qu’elle avait pour son mari une telle haine que l’idée de se venger était passée chez elle à l’état d’idée fixe. Elle aimerait bien à voir son mari mort, mais elle aimerait autant mourir avant lui, pour revenir exercer contre lui, après sa mort à elle, une vengeance plus complète : elle n’entretient aucun doute sur ce rôle de revenant-tortureur qu’elle pourrait, dans le cas, exercer contre son mari. Interrogée pour savoir si elle n’aimerait pas mieux occuper une autre division de l’asile que celle des fous dangereux, elle dit que non : les turbulences et les accès des aliénés de cette classe, dit-elle, la distraient et l’amusent. L’expert étudia l’histoire de la malade, et déclara qu’on avait eu raison de la retenir à l’asile. Bref, l’expert conclut par déclarer Rose Church atteinte de folie affective, encore dite raisonnante, et termina son rapport par ces mots : — « Je crois donc qu’il ne serait pas prudent de forcer son mari à la recevoir, mais je ne vois aucun inconvénient à ce qu’on la remette aux soins de toute autre personne qui voudrait s’en charger. »

Au sujet de pareils cas, je suis heureux de pouvoir citer l’opinion de quelqu’un, dont le témoignage ne saurait être suspect aux zélés protecteurs de Rose Church : — M. le Dr D. H. Tuke, pages 282 et 283 de ses Chapters dit : — « The number of instances in which life is sacrificed, and the still larger number of instances in which threats of injury or damage short of homicide, destroy family happiness, through the lunacy of one of its members, renders it highly desirable that greater facilities should exist for placing such persons under restraint (we do not refer now to imbeciles) before a dreadful act is committed, to say nothing of terminating the frightful domestic unhappiness. In most of these cases there is but slight apparent intellectual disorder, although careful investigation would frequently discover a concealed delusion, and the greatest difficulty exists in obtaining certificate of lunacy from two medical men. They shrink from the responsability. Nothing is done. Prolonged misery or terrible catastrophe is the result. To avoid this, there might be a power vested in the Commissioners in Lunacy to appoint, on application, two medical men, familiar with insanity, to examine a person under such circumstances. Their certificate that he or she ought to be placed under care should be a sufficient warrant for admission into an asylum, and they should not be liable to any legal consequences. »

Rose Church tombe précisément dans la catégorie des cas auxquels il est fait allusion dans ce passage, comme étant de ceux qu’il importe d’interner dans les asiles. Cependant, le juge du débat en décida autrement : il convoqua un conseil de famille, pour nommer la personne à laquelle on devait confier la garde de Rose Church. Le conseil fut composé du mari, Peter Lynam, de deux cousins de la malade et de quatre autres personnes : cinq sur sept, le mari, les deux cousins et deux autres décidèrent qu’il fallait nommer pour surveillante et gardienne de Rose Church, sœur Thérèse de Jésus, supérieure de l’asile de la Longue-Pointe ; mais Alfred Perry, un de ceux qui avait monté toute cette affaire, avec un seul des membres du conseil de famille, recommandèrent pour gardien de Rose Ghurch, M. Alfred Perry !… Le juge ordonna que Rose Church fut remise aux mains de M. Alfred Perry, qui en est devenu le soutien, le gardien et le répondant.

Si ce n’était des principes en jeu dans cette cause et des dangers qu’il y aurait à considérer comme juridique cette décision, on serait tenté de se réjouir de voir nos bonnes sœurs débarrassées de Rose Church et de voir M. Alfred Perry en être chargé ; mais, dans l’intérêt de la famille et de la société, ce n’est pas ainsi que l’on doit considérer les choses. Un journal français faisait, à l’occasion de cette terminaison de l’affaire Rose Church, les excellentes remarques que voici : — « Il n’en est pas moins posé en principe, par ce jugement, qu’une femme légalement sous puissance de mari, peut en l’absence de l’al[illisible]on du mari, en l’absence de séparation de corps et même en l’absence d’une preuve pouvant justifier une telle séparation, être soustraite à l’autorité de son mari et placée sous l’autorité, être mise en la possession d’un autre homme qui n’est ni son père, ni son frère, ni même un parent. Certes ! voilà un précédent qui paraîtra plus qu’étrange. Espérons qu’il ne fera pas loi. »

Il semblerait qu’à la suite d’une victoire aussi signalée, les agitateurs auraient dû se trouver satisfaits, du moins jusqu’à nouvel ordre. Qu’on se détrompe, les gens enrégimentés pour cette croisade continuèrent la guerre contre nos asiles ; il y eut même une requête ou députation, je ne sais quoi, d’envoyée au gouvernement de Québec, pour demander la démolition de notre système d’administration de ces institutions. On ne lâcha pas même Rose Church : un reporter alla lui rendre visite chez M. Alfred Perry. Cet expert d’un nouveau genre, rendant compte à la troisième personne, dans son journal, de son examen, disait entre autres choses : — « He expected to find her an excitable and irritable person, whose nerves had been shattered by long confinement and whose dispositions had been soured by injustice and ill usage. But he was agreably surprised to find her as calm in her manner and as moderate in her expressions, even when those who had injured her most were the subject of conversation, as any lady of the land… When asked why she had been placed in the furious ward, she said that she would not tell. She was not conscious of having done anything or said anything to either the nuns or the attendants to deserve such treatment. When she entered the asylum she was, she said, kept for four nights in the First Ward. On the fifth night she was slapped, had hair torn out of her head, was tied to a chair and was finaly put in a dirty bed. On being ask if punishment of that kind was often inflicted at Longue-Pointe, she replied that patients were beaten frequently by the nuns, by the servants and by the man in attendance. »

Suit une dissertation de Rose Church, ou du reporter, on ne sait trop lequel des deux, sur les conditions hygiéniques de l’asile de la Longue Pointe et sur le traitement des aliénés, dissertation qui se termine ainsi : — « Mrs Lynam describes the whole management of Longue Pointe Asylum as unmitigatedly bad. The patients are badly lodged, badly fed and badly treated. The frequency of punishment and the irresponsibility of those who inflict it must strike every reflecting person as most pernicious and tending to aggravate the diseases of the mind and nerves, with which the unfortunate are afflicted. »

L’auteur de cet écrit, qu’il est inutile de réfuter, attendu que de pareilles billevesées portent en elles-mêmes leur réfutation, finit par conclure que non-seulement Rose Church est complètement saine d’esprit aujourd’hui mais qu’elle l’a toujours été ; il ne cache pas sa lumière cet expert là, comme on voit : — « Her enemies have tried their best, but they have been unable to prove her insane in a Court of Justice, and any one who see how she conducts herself now and hears her talk will he surprised that even the suspicion of lunacy ever attached to her. »

Que ne peut-on pas attendre d’écrivains capables de pareilles audaces ? Un chercheur de nouvelles, avisé par une pauvre monomaniaque, décide de l’état mental de cette dernière, pour le présent et pour le passé ! Quels sont ces « enemies » de Rose Church ? L’avocat consulté, les médecins experts, les Sœurs de la Providence, sans doute, pour qui Rose Church, en dehors des devoirs de profession et de charité qu’ils ont eu à exercer envers elle, est absolument la première venue, dont ils ignoraient même probablement l’existence avant d’avoir été mis en contact avec elle, par des circonstances tout-à-fait en dehors de leurs désirs et de leur volonté ! Ces ennemis, fantômes de l’hallucination, n’ont pu prouver la folie de Rose Church ! Pourquoi alors, s’est-on légalement emparé de sa personne ? Pourquoi les experts l’ont-ils, à diverses reprises, déclarée aliénée, folle dangereuse ? Pourquoi le juge, si bien disposé en faveur des amis de Rose Church, a-t-il cru devoir lui donner un gardien, garant de sa conduite ? Tout cela crève les yeux de qui veut voir.

Les écrits d’une certaine presse contre nos institutions de la Province de Québec, sont tous du même acabit : on se croit tout permis sous l’égide des préjugés, du fanatisme et de la partisanerie. L’usage que certaines gens font en ce moment de la malheureuse Rose Church n’a pas lieu d’étonner trop, il y a, entre leur maladie et la sienne, beaucoup plus de rapports qu’il n’en apparaît à première vue. La monomanie, la folie raisonnante qui a sa cause et son objet dans la haine de tout ce qui se rattache, de près ou de loin, aux principes du catholicisme et à la nationalité française, affecte les allures qui caractérisent l’entité morbide qui lui sert de type. Toujours présente à l’état latent, elle se manifeste, à des intervalles plus ou moins rapprochées, par des exacerbations qui vont quelquefois jusqu’à la fureur chez quelques uns. Un pareil désordre est, pour la société canadienne, ce qu’est la folie affective pour la famille, a frightful domestic unhappiness, selon l’expression de M. le Dr Tuke. En verrons-nous jamais la fin ? À tout cas, ça prendra du temps : car le mal est invétéré.