Les asiles d’aliénés de la province de Québec et leurs détracteurs/4

MODE D’ENTRETIEN DES ALIÉNÉS

Les pensions


Il n’y a que deux méthodes de pourvoir à l’entretien des aliénés à la charge du trésor public dans les asiles ; la méthode des asiles appartenant à l’État ou aux municipalités, administrés par des employés publics, et celle des asiles appartenant à des particuliers ou à des corporations, où les malades sont mis en pension. C’est cette dernière méthode que M. le Dr Tuke désigne par le nom peu délicat de farming of human beings, quand il parle des asiles de la Province de Québec, mais que, dans ses ouvrages, il indique par le terme boarding of lunatics ou par quelqu’autre expression convenable, quand il parle d’établissements situés partout ailleurs.

En dehors des asiles, il n’y a de manière de pourvoir au soin des aliénés pauvres, remis à la tutelle publique, que la mise en pension chez des particuliers ; cette dernière manière, qu’en Angleterre on nomme Boarding out, a donné lieu à la création des villages à aliénés, dont le célèbre village de Gheel en Belgique est le type le plus parfait, et dont le village de Kennoway en Écosse est aussi un exemple.

Pour les aliénés, restant à la charge de leurs familles, il faut ou bien les garder chez soi, ou les mettre en pension chez des particuliers ou dans les asiles soit privés, soit de l’État. Il est admis généralement que, même avec des moyens illimités, les parents riches doivent de choix mettre leurs aliénés en pension dans les asiles, au triple point de vue de l’intérêt du malade, de l’intérêt des familles et de l’intérêt de la société. Les aliénés de la classe aisée, en dehors de la famille, sont donc forcément toujours des pensionnaires, quels que soient les propriétaires et les administrateurs des établissements qui les reçoivent. Il est difficile de comprendre pourquoi un système qui convient aux aliénés des familles riches, serait un système absolument abominable pour les aliénés des classes nécessiteuses. Condamner absolument l’une des deux méthodes, qui de soi n’ont, ni l’une ni l’autre, rien de condamnable, c’est faire acte de système et de parti pris ; chacun peut avoir ses préférences ; mais personne n’a le droit d’imposer ses opinions.

Un asile n’est pas bon, parce qu’il appartient au public, un asile n’est pas mauvais parce qu’il appartient à des particuliers. On a parfaitement le droit de préférer tel ou tel système pour les malades soutenus par le trésor public, même le système des villages à aliénés que plusieurs préconisent ; mais c’est se moquer de l’intelligence du public que d’essayer de donner le change, et d’avoir l’air de croire qu’en employant des mots ignobles, pour désigner des choses respectables, on aura gagné son point.

L’asile des amours de M. le Dr Tuke, la York Retreat, qui reconnaît pour fondateur un aïeul de ce dernier, feu M. William Tuke, asile qui a subi l’influence successive de M. Henry Tuke, grand père de l’auteur des Chapters, de son père M. Samuel Tuke ; asile qui a eu pour médecin visiteur M. Daniel Hack Tuke lui-même, a été une fondation privée, a été administré par ses propriétaires et fut établi pour l’usage d’une secte religieuse, celle des Quakers. Le séjour dans cette retraite, n’appartenant point à l’État, était, paraît-il, tout à fait enchanteur pour les aliénés. M. le Dr Tuke nous raconte, à la page 120 de ses Chapters, qu’un malheureux fou, sorti d’un autre asile qui, selon toutes les apparences, devait être un asile de l’État, et sorti dans un état pitoyable causé par les mauvais traitements, après avoir joui quelque temps des douceurs de la York Retreat, se vit passer, de l’état d’impotence, à la condition de pouvoir marcher tout seul — « able to walk without assistance. » Ceci pourrait, à la rigueur, n’être qu’un incident fort ordinaire, mais la poésie s’y est introduite et le narrateur ajoute : — « When, one of his friends visited him and asked him what he called the place, he replied, with great earnestness, Eden, Eden, Eden ! »

Sans avoir la prétention de faire d’un asile de fous un paradis sur la terre, pourquoi des Sœurs de Charité et des particuliers de croyance catholique, ne pourraient-ils pas être admis à tenir une pension pour les aliénés, aux mêmes titres qu’un comité de la Society of friends ! J’ai parlé plus haut d’un asile établi et administré dans ces dernières conditions, le Mount Hope, où les particuliers et les corps de l’État pensionnent des malades riches et pauvres, à la satisfaction de tout le monde ; absolument d’après le système adopté pour les asiles de la Province de Québec. On compte de ces asiles dans tous les pays civilisés.

Ainsi donc des asiles peuvent être exécrables bien que directement administrés par l’État, M. le Dr Tuke en donne de nombreux exemples ; d’autre part des asiles privés, des pensionnats peuvent être, bien qu’administrés par des particuliers, d’admirables institutions, M. le Dr Tuke en fournit aussi des exemples dans ses ouvrages. Donc M. le Dr Tuke a tort de dire, dans son réquisitoire contre la Province de Québec : — « It is a radical defect — a fundamental mistake — for the province to contract with private parties or Sisters of Charity for the maintenance of lunatics. »

La province y a trouvé son avantage, au contraire, et les aliénés n’en ont nullement souffert. Nos asiles sont soumis aux lois qui gouvernent la matière, ils sont soumis aux visites et aux enquêtes des inspecteurs nommés par l’État : à part des soins dirigés par des médecins ordinaires qu’ils paient, ils ont encore l’obligation d’être contrôlés par des médecins visiteurs aux ordres de l’État. Quelles plus amples garanties peut-on exiger contre les dangers de l’humaine faiblesse ? Il faudrait que l’État pût se procurer des agents et des administrateurs tout à fait infaillibles, impeccables et possesseurs de la faculté d’ubiquité, pour pouvoir réclamer l’avantage assuré d’une direction supérieure, parfaitement exempte de tout mécompte, de toute erreur et capable d’un exercice de surveillance et de prévisions de tous les endroits et de tous moments.

Un dîner n’est pas nécessairement bon pour être donné à la carte, ni essentiellement mauvais pour être pris à table d’hôte, il en est ainsi des asiles. Ce n’est pas la personne du cuisinier qu’on doit examiner, mais ce sont les mets préparés qu’on doit goûter, pour se faire une idée juste de la cuisine ; de même ce n’est pas le titre d’un administrateur d’un hôpital ou d’un hospice d’aliéné qui donne la mesure de l’excellence de l’établissement, mais les résultats que constate une étude suffisante et poursuivie sans parti pris. Les rapports favorables des nombreux médecins, commissaires et inspecteurs qui, depuis des années, ont surveillé ou contrôlé nos asiles ont, bien certainement, une autre portée et une autre valeur que les diatribes de quelques agitateurs et l’ipse dixit de deux étrangers, qui entreprennent de juger de deux grandes institutions, à la suite d’une visite, faite à la course et seulement, la chose est évidente, dans le but de donner la couleur d’un examen à des attaques concertées d’avance.

Ce serait véritablement un spectacle humiliant et bien capable de faire rire de nous, que de voir la province de Québec changer un système qui a, jusqu’ici, donné pleine et entière satisfaction, qui a fait surgir deux asiles ne le cédant en rien aux asiles des autres provinces, de voir nos gouvernants encourir les immenses mises de fonds et le surcroît annuel de dépenses que nécessiterait l’inauguration d’un nouveau système, simplement parcequ’il a plu, à quelques intrigants fanatiques, d’attaquer des institutions ayant la confiance de l’immense majorité de la population, parcequ’il a plu à un homme, inféodé à certaines idées et de passage parmi nous, d’entreprendre de nous imposer ses doctrines, en usant d’un langage indigne de la bonne compagnie.

D’ailleurs, le mode de traitement de la folie, en tant qu’application des diverses méthodes palliatives ou curatives, ne dépend pas de la manière d’héberger les aliénés. On peut adopter telle ou telle méthode, indépendamment de la tenure des propriétés de l’asile. C’est se moquer du public que d’essayer à lui faire croire qu’on ne peut pas soigner un fou, dans un asile pension, aussi bien que dans un établissement administré par un fonctionnaire.

Je ne ferai pas l’injure à nos gouvernants de croire qu’ils se laisseront influencer, en quoi que ce soit, par ces criailleries ; mais je suis certain, je le répète, que la population catholique verrait avec plaisir, nos compatriotes protestants avoir un asile à eux, subventionné comme les autres, au même montant proportionnel par tête. Là, ceux qui n’aiment pas les religieuses et les Canadiens-Français, ceux qui croient aux dogmes de la non-restraint, des open fires et des open doors pourront s’en donner à cœur joie. Nous ne leur ferons pas la guerre et nous ne les insulterons pas. M. le Dr Tuke pourra leur prodiguer ses plus superbes éloges, proclamer ces nouveaux établissements des « Eden, Eden, Eden ! » Il pourra venir y sacrifier à Psyché : nous n’en serons point jaloux. Bien plus, s’ils réussissaient à imaginer ou à introduire quelques moyens de traitement vraiment avantageux, je suis convaincu que nos religieuses et nos autres administrateurs s’empresseraient de les adopter.

M. le Dr Tuke semble faire bon marché de la question financière ; ceux qui l’inspirent, en effet, n’ont guère de tendresse pour le trésor de la province qu’ils habitent. Il voudrait qu’on double le nombre des gardiens des aliénés, il voudrait qu’on augmente leurs gages, pour le plaisir de substituer la contrainte manuelle à la contrainte mécanique. Tout cela ne peut avoir lieu sans augmenter l’allocation, puisque nos asiles sont déjà ceux qui coûtent les moins chers, de beaucoup, de tous les asiles de leur classe. Augmenter la dépense pour la plus grande gloire de la non-restraint, c’est payer beaucoup trop pour une fantaisie que l’universalité des maîtres de la science, en dehors de l’Angleterre, déclare pernicieuse. M. le Dr Tuke est si peu soucieux de ce qu’il proclame dans son réquisitoire, si décidé à exagérer, même les embarras qu’il veut nous faire, qu’il exige de nous plus qu’on exige en Angleterre avec l’application du système, très coûteux, qu’il voudrait nous imposer. — « I consider, dit-il dans son réquisitoire, that the number of attendants in such an asylum should not be less than 1 in 7, instead of 1 in 15. » Dans ses Chapters, à la page 278, il adopte une toute autre vue de la question financière, et du nombre proportionnel de gardiens que requiert le système de la non-restraint ; voici ce qu’il dit, s’élevant contre le coût extravagant de l’asile des « criminels aliénés » de Broadmoor : — « Financial considerations must be a very important practical point in the existence of Broadmoor. The state pays for it ; an annual grant from the House of Commons must be asked for, and the Government must be prepared to show that the amount is not unreasonable. Now the weekly cost of the inmates is eighteen shillings each… that of the inmates of our county asylums averages about half a guinea. It may therefore not unreasonably be asked. Why is this ? What have the criminal lunatics done to deserve so much more money being lavished upon them ? The chief reason is, that a greater proportion of attendants must be provided for this class, and that is costly. At Broadmoor the proportion of attendants to patients is one in five ; in asylums generally, much less liberal, say one in eleven ; besides which, they are paid better (as they ought to be) at Broadmoor. »

Croirait-on que c’est le même homme qui a écrit ces deux paragraphes ? Dans l’ensemble des asiles d’Angleterre que M. le Dr Tuke exalte, avec un système qui oblige les gardiens à lutter à force de poignet avec les fous dans leurs paroxysmes, il constate approbativement que la proportion est de 1 dans 11 ; et pour nos asiles, dont le système n’exige pas ces luttes corps à corps et prolongées, il considère que la proportion ne devrait pas être moindre que 1 dans 7. Ceci est une nouvelle preuve de la bonne foi qui a présidé à la confection de la diatribe que M. le Dr Tuke a publiée, en Canada, sur nos asiles de la province de Québec, pour satisfaire ses lubies, ses préjugés, ses antipathies et pour servir les manœuvres de ceux qui l’ont racolé pour l’occasion.

Le système suivi dans la Province de Québec en vaut un autre, tout au moins ; nos asiles sont aussi bons que beaucoup d’autres qui coûtent plus cher ; la guerre qu’on leur fait est une guerre soufflée par les préjugés ; car les administrateurs de nos asiles ont la confiance de l’immense majorité de notre population : il n’y a donc aucune raison de le changer, et le gouvernement qui viendrait briser cette organisation, pour faire droit à des clameurs, qui sont des insultes à la masse de notre population, commettrait une insigne faiblesse et un acte de mauvaise administration, par dessus le marché. Il n’en sera pas ainsi, bien sûr ; M. le Dr Tuke et ses souffleurs en seront pour l’odieux de leurs machinations et de leurs vilaines et sottes écritures.

On parle de contrats ! Croit-on qu’en prenant l’administration directe des asiles le gouvernement échapperait aux contrats ? Mais ce serait, au contraire, entrer dans le domaine des contrats de tous genres. Ceux qui ont eu l’expérience de cette espèce d’administration comprennent les embarras des fonctionnaires et des gouvernants, soumis à contracter avec des fournisseurs de tous les produits. Aux difficultés des détails s’ajoutent les tracasseries et les intrigues de la politique : le tout constituant une source continuelle de mécomptes, de déboires et de pertes pour l’État.