Nouvelle Librairie Nationale (p. 346-351).


XXXI
les dernières heures de riel

L’automne était venu.

Depuis trois mois et demi, le chef des Bois-Brûlés, emprisonné à Régina, attendait la décision du Gouvernement qui devait ou ratifier la sentence de la Haute-Cour ou commuer sa peine…

Sur une étendue de pays quinze fois grande comme la France, on prononçait le nom de Louis Riel pour le glorifier ou pour le maudire.

Dans tout le Bas-Canada, où domine l’élément français, un cri de réprobation s’était élevé à la nouvelle de sa condamnation à mort. Dans le Haut-Canada, au contraire, et surtout dans la province d’Ontario, on tenait cette condamnation pour juste, car on estimait qu’il s’était rendu coupable du crime de haute trahison. On sentait les ministres canadiens hésitants pris entre ce double courant d’opinion, et il en résultait une agitation entretenue par la presse des deux partis, dont l’un parlait au nom des intérêts britanniques, et l’autre au nom de la justice et du droit.

La décision du Gouvernement arriva enfin à Régina le 15 novembre 1885.

Riel devait mourir.

Par une grise après-midi d’automne, le shérif Chapleau vint lui donner avis de l’ordre d’exécution. Le Bois-Brûlé ne pâlit pas, ne fit pas un geste.

— C’est bien, dit-il, je suis prêt !

Mais quand le shérif lui eut fait connaître que l’exécution n’aurait lieu que le lendemain, le condamné demanda que le P. André, son confesseur, l’assistât durant toute la dernière nuit.

Quand le geôlier eut fait pénétrer le religieux dans l’étroite cellule, le prisonnier se leva… Un bruit métallique indiqua tout de suite au prêtre que la liberté des mouvements avait été mesurée à l’infortuné, et, à la lueur vacillante d’une chandelle, il vit que Riel tenait en effet, dans sa main, le boulet attaché par une chaîne à l’une de ses chevilles. Il portait des vêtements usagés, et sa chemise entr’ouverte laissait apercevoir un scapulaire sur sa poitrine ; mais ce misérable accoutrement ne faisait que mieux ressortir l’extraordinaire expression de sa face illuminée et pâle de martyr. Ses propos, toutefois, ne furent pas ceux qu’avait pu redouter un instant le P. André. Assis en face de lui, le coude appuyé sur la petite table qui formait à peu près le seul meuble du lieu, Louis Riel évoqua son enfance, parla des siens, de ses compatriotes, rappelant parfois très simplement une anecdote de sa vie, cette vie toute de lutte et de dévouement. Il était heureux, affirmait-il, en quittant ce monde, de se dire que ses efforts n’étaient pas restés vains. Le Canada s’était ému : la guerre qu’il avait soutenue aurait du moins pour résultat de forcer le Gouvernement à examiner les justes réclamations des demi-blancs et des Indiens… Il s’inquiéta aussi de plusieurs de ses partisans, de ceux de ses compagnons d’armes qu’il connaissait davantage. Le sort de la famille La Ronde l’intéressa tout particulièrement. Il savait que Pierre avait sauvé le drapeau. Quelques semaines auparavant, il avait exprimé le désir de recevoir, au cas où il devrait mourir, l’emblème sous lequel il avait combattu.

— Je vous l’ai apporté, dit le P. André en attirant l’étamine dissimulée sous sa soutane.

À cette vue, les yeux du prisonnier brillèrent de joie. Il remercia le Père avec effusion. Pendant un long moment, ils regardèrent en silence l’étoffe fleurdelisée. Presque au milieu s’étalait une large tache brunâtre, une tache de sang.

— Le sang de Pierre La Ronde ! dit Riel avec émotion.

Et il ajouta :

— Ce m’est une bien grande consolation de me dire que je vais rejoindre tous ces braves !

Longtemps encore il demeura debout, ainsi plongé dans sa rêverie, sans quitter de l’œil le drapeau.

Enfin il releva la tête :

— J’aurais aimé tomber à leur tête, frappé d’une balle, murmura-t-il, si la façon dont je vais périr n’était pas plus utile à la cause de mon peuple.

Il dit encore :

— Ceux qui me condamnent sont de bonne foi et font ce qu’ils croient leur devoir. Quant à moi, je ne ferai pas honte à mes amis et je ne réjouirai pas mes ennemis et ceux de la religion en mourant en lâche. Voilà quinze ans qu’ils me poursuivent de leur haine, et jamais encore ils ne m’ont fait fléchir. À l’heure où ils me conduiront à l’échafaud, je faiblirai moins que jamais, et je leur suis infiniment reconnaissant de me délivrer de cette dure captivité qui pèse sur moi[1].

Il se tourna vers la petite table. Il y avait là des plumes, de l’encre et du papier. Alors, d’une voix où tremblait pourtant quelque chose :

— J’ai encore, mon Père, certaines dispositions à prendre qui ont rapport à mes intérêts terrestres et surtout à mes affections…

Il se tut, l’œil perdu dans un rêve… Le religieux comprit qu’il songeait à sa femme, à ses deux enfants :

— Soyez fort ! dit-il. Je vais prier pour vous.

Louis Riel secoua doucement la tête comme pour chasser une idée obsédante :

— Que la volonté de Dieu soit faite ! murmura-t-il.

Et il s’assit à sa table.

Il écrivit longtemps. Les heures passaient… Enfin, il se leva, remit toutes ses lettres au P. André avec quelques renseignements et ajouta :

— Maintenant, mon Père, je ne veux plus parler avec vous que de l’autre vie…

Assis en face l’un de l’autre, ils s’entretinrent exclusivement de sujets spirituels. Quand la nuit tira sur sa fin, ils mirent pourtant un terme à ces propos, l’un pour dire la messe, l’autre pour y assister et communier.

À 6 heures, Louis Riel fit ses ablutions et procéda à sa toilette. Il regretta la pauvreté de son accoutrement.

— Comme marque de respect pour la majesté de Dieu, dit-il, j’aurais pourtant aimé à être mieux vêtu pour aller à la mort.

Cependant, le jour s’était levé, un jour frissonnant de novembre…

Un peu avant 8 heures, le shérif entra.

— Allons ! fit le condamné.

Un instant après, il montait sur l’échafaud d’un pas ferme et résolu.

Le P. André l’y avait suivi. Le Bois-Brûlé s’agenouilla pour écouter les prières des agonisants. Mais les prières étaient terminées depuis un moment que Riel demeurait toujours là à genoux, les yeux levés au ciel, comme en extase…

Un grand silence régnait…

Le shérif s’avança enfin et lui toucha légèrement l’épaule. Le Métis parut s’éveiller. Il regarda autour de lui d’un œil étonné, puis, apercevant le P. André, il se souvint et sourit…

— Du courage, Riel, lui dit le religieux.

— J’en ai, mon Père ! Je crois en Dieu !

Il s’approcha de l’exécuteur et tendit la tête au nœud coulant.

On l’entendit murmurer :

— Jésus ! ayez pitié de moi.

À ce moment, le shérif s’avançait :

— Louis Riel, avez-vous quelque raison à faire valoir contre la sentence de la Cour ?

Une seconde, il parut interloqué. Mais, sur un signe du P. André :

— Non ! fit-il.

Le religieux s’était approché, les deux hommes s’embrassèrent.

— Adieu !

— Non, mon ami, pas adieu… Au revoir !

— Ah ! oui : au revoir… dans l’éternité.

Le Père se retira.

Le condamné, les mains jointes, récita une dernière fois le Pater.

« …Ne nous laisse pas succomber à la tentation. Délivre-nous du mal… »

Brusquement, la trappe s’ouvre sous ses pieds. La corde se tend et vibre. Le corps du supplicié se crispe en un ou deux soubresauts, puis le cadavre raidi oscille lentement…

Le chef des Bois-Brûlés avait vécu…


  1. Historique (Lettre du P. André sur la mort de Riel).