Nouvelle Librairie Nationale (p. 137-144).


XIII
soupçons et révélations

Jean La Ronde, transporté tout d’abord au village de Saint-Antoine-de-Padoue, fut, dès le lendemain du combat, évacué sur Batoche avec ceux des blessés dont l’état ne présentait pas une gravité extrême.

Le gros des combattants ne tarda à les y suivre, et seuls les éclaireurs cris et un certain nombre de Métis, sous les ordres de Dumont, demeurèrent aux environs de Fish-Creek pour surveiller la retraite des Anglo-Canadiens.

Lorsque les La Ronde eurent regagné leur domicile, ils trouvèrent près du jeune homme, outre sa mère et ses sœurs, un vieux Métis bois-brûlé sec et ridé surnommé Trim-médecine ou simplement Trim et réputé dans tout Batoche pour son habileté à soigner les blessures.

Le garçon allait aussi bien que possible. La balle avait d’abord rencontré un peu en arrière, à gauche, la courroie assez épaisse du sac à feu, et sa force de pénétration s’étant trouvée, de ce fait, légèrement diminuée, elle avait traversé le thorax pour venir s’arrêter sur une côte, mais sans léser aucun organe essentiel. Trim, l’ayant extraite, la retournait entre ses doigts, le sourcil froncé.

— Vous trouvez étrange, je parie, que Jean ait été frappé à cette place et par une balle de rifle canadien ? observa Henry de Vallonges, en considérant à son tour le projectile. Mais cela vous surprendra moins quand vous saurez dans quelles conditions il a été atteint.

— Belle raison ! s’exclama le vieux François quand le jeune homme eut terminé son bref récit. Croyez-vous qu’un Bouais-Brûlé soit aussi « maladroët » ?… Non, ça n’est guère naturel…

— Qui était du « bord » où on l’a tiré ? demanda Baptiste sans paraître prendre garde à la réflexion de son père.

— J’y étais « moué » ! répondit le dernier des fils. Et Pierre aussi.

François regarda autour de lui :

— Avec tout ça, où est-y passé Pierre ? On ne le voit d’un bord ni de l’autre.

— Apparemment resté à la coulée avec les éclaireurs… Continue, mon gâs !

— Donc y avait Pierre… puis de ça… je ne sais plus trop. Je crois ben qu’y avait encore Hamelin et Dugué…

— Ils ont des winchesters, observa Baptiste. Et cette balle est d’un rifle canadien.

Mais le fils reprit vivement :

— Ah ! puis… j’oubliais ! Y avait aussi pas loin de Pierre Pitre-le-Loucheux.

Trim, qui examinait toujours le projectile, releva la tête.

Il y eut un silence d’une demi-seconde à peine, mais auquel François donna toute une signification en déclarant gravement :

— Le Loucheux a un rifle canadien.

— Fort bien ! s’écria Henry mi-sérieux, mi-railleur. Mais vous n’allez pas conclure de là, j’imagine, que cet homme a volontairement tiré sur Jean !

L’aïeul prit un air un peu embarrassé.

— C’est que, M’sieu le vicomte — faut « savouère » que ce sauvage est un des meilleurs « fusils » de Batoche…

— Et qu’il n’envoie jamais une balle que là où il veut, acheva délibérément Trim.

L’accusation était nette, mais trop prompte, au gré du Français. Il essaya de défendre l’Indien.

— Ce n’est pas là une raison décisive. Dans un combat comme celui d’hier, le meilleur tireur…

— Je vous entends ben, M’sieu le vicomte, interrompit Baptiste… Ça serait p’t’être « véridique » pour un blanc ce que vous dites là… Mais, pour un Bouais-Brûlé ou même un Cri, c’est pas pareil. N’importe « l’endrouet » et le moment, on sait toujours, à un pouce près, où on tire, nous autres !

— Et puis on connaît le Loucheux, v’savez ! continua Trim. C’est un homme tout à fait mal commode, dès lors surtout qu’il a frappé la fiole, ce qui lui arriverait plus souvent encore s’il pouvait avoir du rhum à son gré… Et qui sait ? P’t’être qu’il en avait bu hier… et un sauvage, quand ça se met gris, v’savez ce que c’est !… D’abord, « moué », j’ai toujours pensé qu’il y avait à se méfier de lui… Mais, depuis le jour où il m’a volé deux belles peaux de martre…

— Nous y voilà donc ! fit Vallonges sur un ton caustique qui ne parut, d’ailleurs, nullement démonter Trim, car il poursuit avec la même véhémence :

— Deux magnifiques peaux, M’sieu, qui me furent dérobées un jour… Et, juste, ce sauvage était entré dans la matinée chez « moué » en manière de me proposer un cheval qu’il avait à vendre. Alors, vous comprenez, vu qu’il n’était venu personne d’autre…

— C’est pas tout ça, interrompit fort à propos le vieux François. Cette balle sort du rifle du Loucheux, pas vrai ? Eh ben ! m’est avis qu’il faut l’interroger le plus tôt qu’on pourra.

Chacun approuva cette proposition, et le Français lui-même reconnut l’opportunité de l’enquête, bien qu’il doutât toujours de la culpabilité du Peau-Rouge.

Durant toute cette conversation tenue presque à mi-voix dans un coin de la pièce, la mère de Jean et ses sœurs s’occupaient du pansement de la blessure, sur des indications antérieures de Trim, à l’aide de vulnéraires indiens.

— Avant dix jours d’ici, il sera debout, avait dit le chirurgien improvisé.

Et cette affirmation qui eût, sans doute, fait sourire un diplômé des Facultés de médecine, n’avait rien de si prétentieux dans la bouche de cet homme, car sa longue expérience des efficaces procédés de la thaumaturgie indienne l’avait plusieurs fois conduit à des résultats qui eussent paru merveilleux en d’autres milieux.

Cependant, Jean-Baptiste La Ronde avait pris à son compte de retrouver Pitre-le-Loucheux. Une fois dehors, il se dirigea vers le quartier général, sachant bien que les éclaireurs dont le Cri faisait partie se tenaient généralement de ce côté, prêts à toute réquisition des chefs Métis.

Mais, aux environs du bac, nul n’avait aperçu l’homme qu’il cherchait. Ses investigations dans les bois d’alentour demeurèrent également infructueuses. Personne ne put dire à La Ronde ce que le Loucheux était devenu.

— Allons, pensa-t-il, je n’ai qu’à attendre patiemment son retour, car il est évidemment resté à la coulée de Tourond.

Il regagnait tranquillement son logis lorsqu’il avisa un petit chariot traîné par des poneys, escorté de cavaliers, et qui transportait quelques blessés. Comme ce convoi venait, à n’en pas douter, de Saint-Antoine-de-Padoue, il s’avança pour interroger les Indiens de l’escorte. Mais plusieurs d’entre eux ne connaissaient pas le Loucheux, et les autres ne l’avaient vu ni à la Coulée ni au village voisin.

— S’il a réellement voulu assassiner Jean, se disait Baptiste en s’éloignant, : p’t’être aura-t-il déserté une fois le crime commis…

Il approchait de son « log-hut », l’esprit perdu dans les conjectures, lorsqu’un pas léger se fit entendre derrière lui. Il se retourna, et une exclamation s’échappa de ses lèvres.

Pierre La Ronde était arrêté à deux ou trois pas de son père :

— D’où viens-tu ? questionna le dernier… Je te croyais à la Coulée.

Le jeune homme secoua négativement la tête :

— Alors, pourquoi n’es-tu pas rentré ? Tu sais ben que ton frère cadet est blessé ?

— Je le sais…

Et, ce disant, une expression étrange mélangée de douleur et de colère passa sur la face ramassée de l’aîné des La Ronde.

Sans y prendre garde, le père continua :

— Oui, mais t’as p’têtre idée qu’il a été frappé d’une balle anglouaise… Eh ben ! non, c’est par derrière… un traître…

— Un traître ? Non, père, un justicier…

La voix de Pierre était grave, sa figure si résolue et si calme à la fois, que Baptiste, tout en le regardant avec les yeux interrogateurs d’un homme qui ne comprend pas, se sentit singulièrement impressionné.

— Un justicier ! reprit le jeune homme avec plus de force… Et c’est « moué », t’entends ! moué… son frère, qui a tiré su’le cadet… Et c’est lui qui était un Judas, car il voulait nous livrer aux Anglouais.

— T’es fou ! s’écria le père éperdu… Qu’est-ce que tu me contes là ?

— La vérité !… Aussi vrai qu’y a un bon Dieu qui nous jugera un jour, Jean est un traître, t’entends ! un traître qui s’acoquinait avec nos ennemis…

— Tu mens ! tu mens ! Tout ça, c’est des menteries !

Bouleversé, suffoqué comme s’il eût reçu un soufflet, Baptiste serrait les poings, et les paroles sortaient sifflantes de sa gorge contractée.

Mais, aussi blême que lui, sa longue cicatrice blanchie par le courroux, son fils aîné lui répondit dans un rictus sinistre :

Ah ! je mens ! tu dis que je mens ! tu veux des preuves ! Eh ben ! rentre à la maison, fouille dans le sac à feu du cadet… Tu trouveras une lettre… Lis-la… et tu verras après si ce sont des menteries que je te débite.

— J’y vas… j’y cours… Mais, si tu ne m’as pas dit vrai, ah ! malheur !

Et, brandissant le poing dans un geste où le désespoir se mêlait à la menace, le Bois-Brûlé s’éloigna à grands pas.

Quand il rentra dans la pièce où se tenaient toujours ceux qu’il avait quittés une demi-heure auparavant, il était encore pâle, mais plus calme. Ce ne fut pourtant que grâce à un grand effort de volonté qu’il arriva à se maîtriser assez pour répondre d’une façon naturelle aux questions dont on l’assiégea : car, persuadés, pour la plupart, de la culpabilité de Pitre-le-Loucheux, les assistants ne tarirent pas de réflexions d’autant plus douloureuses pour lui qu’elles atteignaient, en réalité, Pierre, le vrai meurtrier… De temps à autre, tout en parlant, ses yeux, presque malgré lui, s’échappaient vers un objet jeté sur une escabelle, le long du mur : le sac à feu du blessé, ce sac à feu qui, dans ses flancs de peau tannée garnie de rassades, contenait peut-être la preuve de la trahison de Jean… Sa trahison ! Était-ce possible ?… Mais, de toute sa forte volonté, il repoussait ces pensées, afin de pouvoir répondre comme il le devait aux interrogations dont il était assailli.

L’âme en déroute, mais le front calme, à peine pâli, il parla de la rencontre des éclaireurs et dut approuver et désapprouver pour la forme diverses suppositions émises par ceux qui l’écoutaient. Et ce ne fut que lorsqu’il n’eut plus rien à apprendre aux autres que, d’un air négligent, il s’approcha du sac à feu…

Une angoisse inexprimable lui étreignait la poitrine. Il lui semblait que son cœur lui sautait jusque dans la gorge… Sans se presser pourtant, avec des mouvements mesurés, il se baissa pour prendre l’objet de cuir.

Ignorants de ses manœuvres, les autres, plus loin, conversaient entre eux…

Alors, d’une main fébrile, il fit glisser la boucle et, avidement, il enfonça la main.

Quand il sentit le papier moelleux se froisser sous ses doigts, une sueur froide lui perla aux tempes… Il se raidit et saisit la lettre… D’un geste prompt, il la roula dans sa ceinture. Personne ne l’avait vu…

Il revint…

Deux minutes après, sous un prétexte quelconque, il sortit.

La porte était à peine refermée que, saisissant à nouveau le papier fatal, il le déplia avec des doigts fiévreux et tremblants.

Et, à cette lecture, sous les yeux de son fils aîné brillants d’un sombre triomphe, ce rude coureur des plaines, qui avait vu la mort vingt fois face à face sans faiblir, se sentit défaillir comme femme, et il lui fallut s’appuyer au mur de sa maison pour ne pas choir.