Nouvelle Librairie Nationale (p. 124-136).


XII
le combat de fish-creek[1]

Il n’était pas loin de midi.

La colonne anglo-canadienne marchait depuis le matin quand, soudain, parvenue à onze milles à peine de Batoche, une fusillade assez nourrie éclata à courte distance en avant.

Sur l’ordre de leurs chefs, les hommes s’arrêtèrent.

Un instant après, les éclaireurs Pieds-Noirs se repliaient sur le gros des troupes en annonçant que l’ennemi était posté à l’entrée du défilé de Fish-Creek.

Situé à moins d’un mille de là, ce défilé, qui conduit au village de Saint-Antoine-de-Padoue, formait au sud l’extrême pointe du territoire des Bois-Brûlés. Le chemin y serpente entre deux coteaux boisés, et point n’est besoin d’une grande ingéniosité pour le rendre, en temps de guerre, tout à fait impraticable. Les Pieds-Noirs rapportaient que les demi-blancs s’y étaient établis en force à hauteur d’un dangereux tournant, qu’ils avaient fait rouler dans le chemin d’énormes troncs d’arbres et que leurs tirailleurs, enfouis jusqu’au cou dans les tranchées, attendaient les soldats canadiens, la carabine en arrêt.

By God ! Charlie, ça va chauffer tout à l’heure, s’écria Edward, et je crois que, cette fois, vous allez pouvoir dérouiller le canon de votre revolver, comme vous dites.

Parmi les carabiniers de Winnipeg, il n’y avait peut-être pas un homme aussi heureux que le lieutenant Simpson. Depuis qu’il savait sa fiancée à Batoche, il plaisantait à tout propos avec Went et s’oubliait même jusqu’à soutenir devant ses camarades scandalisés que les demi-blancs n’étaient pas, somme toute, ces affreux sauvages dont la presse anglaise avait tant médit, mais, au contraire, d’assez braves gens coupables seulement d’un peu d’indiscipline.

De son côté, son ami Charlie cumulait diverses satisfactions dont la moindre n’était certes pas la perspective de dérouiller bientôt le canon de son revolver.

L’occasion ne pouvait tarder à s’en présenter.

Le 22 avril, au soir, le général Middleton, dans le but de prendre le village à revers, tandis que lui-même l’attaquerait de front, faisait passer sur la rive gauche de la Saskatchewan une partie de ses troupes ; les berges, glissantes en cet endroit, la rapidité du courant, les blocs de glace entraînés par la crue printanière rendaient l’opération difficile, et ce ne fut qu’après de grands efforts et de nombreux voyages du chaland, que le 10e grenadiers de Toronto, quatre canons et cinquante éclaireurs se trouvèrent enfin réunis sur l’autre bord sous les ordres de lord Malgund et du colonel d’artillerie de Montizambert.

Le 23, au matin, la marche en avant reprit des deux côtés de la rivière. Le temps allait s’adoucissant chaque jour. Maintenant, on commençait à sentir passer dans l’air des souffles de printemps : la neige n’était pas encore fondue sur tous les points, mais partout où le sol recevait la lumière, il faisait germer avec hâte, et sans attendre son complet dépouillement, une immense quantité de petites fleurs charmantes qui semblaient saluer le retour des beaux jours.

Sous la douce influence du ciel, l’entrain et presque la gaieté étaient revenus parmi les troupes canadiennes, et, ce jour-là, — le 24 avril, — on marchait depuis le matin plus alertement que jamais, quand la colonne de droite avait été subitement arrêtée à un mille à peine du défilé de Fish-creek

Sans perdre une minute, le général Middleton donna l’ordre au major Boulton de prendre avec lui tous les éclaireurs et de se porter en avant pendant que le gros de la colonne se préparait à l’attaque :

— J’ose espérer que nous n’allons pas longtemps moisir ici, dit Went en examinant le barillet de son revolver.

Une voix impatientée s’éleva à peu de distance.

— Lieutenant Simpson, qu’attendez-vous donc pour faire mettre la baïonnette aux fusils de vos hommes ?

Et le capitaine Clarke, qui commandait le 90e bataillon de carabiniers, passa affairé non loin d’eux.

Un instant après, on reprenait la marche, mais on était à peine parvenu à 400 mètres du défilé qu’une terrible fusillade éclatait en avant.

— Ce sont les « Scouts » qui font parler la poudre, dit Went. Espérons qu’ils vont nous faire place nette.

Durant deux minutes, ce fut dans le défilé un redoublement de craquements secs comme si toute une forêt de sapins était en feu. Puis une rumeur courut dans la colonne qui s’était de nouveau arrêtée. Le général donnait l’ordre de faire avancer le 90e bataillon.

— À nous, Charlie dit Edward, la main sur le revolver et les yeux brillants.

La voix du capitaine Clarke s’éleva de nouveau :

— Tout le monde est prêt ? All right !

Et le 90e bataillon de carabiniers, son chef en tête, s’engagea dans le redoutable défilé.

Un lamentable spectacle s’offrit alors aux regards des officiers et des soldats.

Cadavres ensanglantés de chevaux et d’hommes se mêlaient sur la terre rougie. À chaque pas presque, ils heurtaient des morts ou des blessés, et seuls une vingtaine de Pieds-Noirs, tapis derrière les moindres obstacles, tiraillaient sans grand succès, semblait-il, sur les pentes bleuies de fumée.

Il était vraiment temps que le gros de la colonne arrivât au secours de son avant-garde.

— Dieu me bénisse s’exclama Went offusqué, je crois que les Scouts sont loin d’avoir fait place nette !

Au même moment, les détonations redoublèrent en face d’eux, et une pluie de balles cingla l’air rageusement. Il y eut des coups sourds, des cris étouffés.

— En avant ! hurlèrent des voix.

Edward et Charlie ne disaient plus rien.

Tête baissée, ils foncèrent dans l’ouragan. Mais, là-haut, ce n’était plus qu’un tonnerre continu et, en bas, des dizaines d’hommes roulaient, à chaque minute, à terre, foudroyés. Instinctivement, les carabiniers ralentissaient leur allure, et bientôt les trois quarts d’entre eux, pour se soustraire aux projectiles, n’avancèrent plus qu’en rampant.

— Debout ! Tenez-vous debout ! clama une voix furieuse. Si je m’étais baissé, une balle me frappait à la tête[2].

Tous ceux qui entendirent cet appel énergique levèrent les yeux, et ils reconnurent le général Middleton lui-même leur désignant du doigt le bas de sa tunique lacéré par une balle.

Électrisés, Clarke et ses lieutenants bondirent.

— En avant ! criait Clarke à pleins poumons.

Encouragés par l’exemple de leurs chefs, les soldats, se déployant en tirailleurs, abordèrent l’obstacle. Déjà, ils escaladaient la fente au milieu des buissons, des troncs d’arbres abattus par les Bois-Brûlés, et les premiers étaient déjà parvenus à mi-chemin des positions métisses, lorsque Simpson vit, à quelques pas de lui, le capitaine Clarke trébucher et tomber la face en avant…

— Nous sommes fichus ! pensa-t-il.

Derrière lui, en effet, il voyait Went allongé sur le côté, faisant tous ses efforts pour se relever, et, au-dessous d’eux, dans une brume bleuâtre de poudre, un grand remous d’hommes oscillants. Plus de doute, le désordre se mettait dans les rangs, et le mouvement de recul se dessinait, très net.

En deux mots, Edward fut près de Charlie :

— Blessé ?

— Non… presque rien. Simple écorchure… Une balle dans le mollet droit.

Le sang coulait assez abondamment à travers la jambière déchirée de l’officier et rougissait la terre.

— Par le ciel ! s’exclama Edward. Il faut nous tirer d’ici… Attendez, je vais vous porter.

Les balles, autour d’eux, passaient avec leur petit sifflement sinistre :

— Mais vous allez vous faire faucher, Simpson ! Aidez-moi vite à me transporter derrière ce tronc… Une fois abrités là, nous pourrons demander de l’aide…

Le tronc géant d’un bouleau renversé s’arrondissait, en effet, à quelques pas d’eux. Quand Went fut étendu derrière, Edward, en sécurité désormais, appela avec force gestes un sergent de carabiniers qui tiraillait bravement à quinze mètres de là, cramponné au terrain conquis. Au même instant, une voix se faisait entendre au-dessus de la tête des deux officiers tapis le long de l’arbre :

— Lieutenant Clamorgan !

Avec un saisissement inexprimable, ils reconnurent la figure ambrée de Jean La Ronde penchée sur eux.

Un instant, ils se crurent sous l’empire d’une hallucination… Mais le Bois-Brûlé continuait :

— C’est encore moi, sir… J’ai à vous remettre une lettre, une nouvelle lettre de votre sœur… La voici !…

Et déjà il portait la main à sa ceinture lorsque les deux Anglais le virent subitement pâlir, puis s’effondrer de l’autre côté du tronc, tandis qu’une détonation stridente et plus rapprochée que les autres se faisait entendre sur la droite.

— Touché ! déclara Went. Cette fois, il y a de fortes chances qu’on ne revoie plus le pauvre garçon ! Mais, aussi, quelle imprudence de s’aventurer ici ! C’est bien sûr un des siens qui l’aura attrapé en nous tirant dessus… Ah ! vous voilà, sergent ? Bon. Prenez-moi sous les bras, et vous, Edward, prêtez-moi votre épaule. Vous y êtes… All right !

Quelques secondes après, les trois hommes avaient disparu derrière les halliers.

— Cessez le feu, vous autres ! cria une voix autoritaire du côté des insurgés.

Et, presque aussitôt, Baptiste La Ronde et Henry de Vallonges déboulèrent la pente jusqu’à l’endroit où le corps de Jean était étendu.

Un peu pâle, le front barré d’un pli d’angoisse, le père avait vivement passé la main sous la casaque de peau du fils pour lui tâter le cœur. Un gros soupir de soulagement gonfla sa poitrine.

— Il vit ! dit-il en se relevant.

Il souleva le corps inanimé, dont le Français soutint les jambes, et, avec des précautions infinies, les deux blancs transportèrent le blessé à hauteur des tranchées.

Le feu, cependant, avait diminué d’intensité de part et d’autre.

Entre les détonations qui s’espaçaient, une voix monta de terre, la voix d’un chef :

— Quel est ce jeune fou, disait-elle, qui est allé se faire tuer de gaieté de cœur ? J’avais pourtant défendu qu’on bouge d’« icite ».

Plusieurs têtes qui émergeaient aussi des « rifles-pits » à ras de sol se tournèrent vers l’homme qui venait de parler : Charles Nolin, un des lieutenants de Dumont :

— C’est le cadet des fils La Ronde ! expliqua quelqu’un. Il aura voulu faire captifs deux de ces chiens d’hérétiques qui se cachaient derrière un tronc de bouleau.

— Cré mâtin ! cria un autre. Qué qu’y nous fabriquent donc là-bas les Anglouais… On dirait, foi d’homme ! qu’y vont nous faire les honneurs du canon.

La voix de Charles Nolin monta de nouveau :

— Attention, les gâs ! ils amènent les batteries… Pour lors, visez aux chevaux… ordre de Louis Riel.

Dans la coulée, en effet, parmi la brume bleue de la poudre, on voyait de vigoureuses bêtes canadiennes, excitées par les conducteurs, traîner les pièces de campagne sur la pente opposée. Mais l’endroit, habilement choisi par Dumont, ne permettait le tir de l’artillerie qu’à portée de carabine. Le feu recommença donc du côté des Métis, avec intensité. L’effet en fut terrible. Habitués, dès l’enfance, au maniement du fusil, ménagers de leurs cartouches, manquant rarement leur but, les Bois-Brûlés, les armes à la main, sont de redoutables adversaires. Bientôt, les chevaux, blessés, s’affolèrent. Ils se dressaient debout, refusaient d’avancer ou ruaient et bousculaient les hommes, portant le désordre jusque dans la colonne qui se heurtait de front aux défenses improvisées élevées en hâte pour lui barrer la route. Il devenait impossible de mettre les batteries en ligne. Les troupes faiblissaient. Un désastre était imminent…

Cependant, Henry de Vallonges et Jean-Baptiste La Ronde avaient repris leurs places dans la tranchée, le blessé ayant été évacué avec d’autres sur le village de Saint-Antoine-de-Padoue, à un mille à peine en arrière. La balle avait atteint le jeune homme entre les côtes, un peu à droite, et avait traversé tout le thorax, mais sans léser, semblait-il, aucun organe essentiel. Le cœur était intact, et rien n’obligeait à croire que le poumon fût le moindrement atteint.

À quelques pas de Vallonges, le vieux François, l’œil brillant, la main sûre malgré son âge, tirait sans se presser, avec une précision d’automate, et gardait sur sa figure semi-indienne l’air implacable et résolu d’un homme qui exerce des représailles. Un peu plus loin, Baptiste, impassible, abattait son Anglais à chaque balle, et, tout au long de la tranchée, c’était la même régularité de tir, la même adresse, le même sang-froid. Tout à coup, un crépitement se fit entendre à droite et un peu au-dessus des positions métisses, en même temps que des volées de projectiles sifflaient en rasant les têtes qui émergeaient des « rifles-pits ».

— Quoi donc ! s’exclama le vieux François. Est-ce que les chiens d’hérétiques nous prendraient à revers ?

En un instant, le mot courut de « rifle-pit » en « rifle-pit » à travers les tranchées.

Pris à revers, ils l’étaient… Impossible d’en douter maintenant. Les balles envoyées d’en haut croisaient celles d’en bas, faisant jaillir la terre autour d’elles. Déjà, quelques Bois-Brûlés gisaient dans leurs trous, mortellement atteints. Il fallut qu’une partie des combattants fit face à droite pour répondre à ses nouveaux adversaires. D’instant en instant, ils apparaissaient plus distincts entre les arbres, et bientôt il fut aisé de reconnaître des grenadiers de Toronto. Ce qui s’était passé, les Métis le devinèrent.

Le général Middleton, inquiet de la tournure que prenait le combat, avait envoyé prévenir lord Malgund, arrêté sur l’autre rive de la rivière. Et c’était lui qui, après avoir traversé en chaland la Saskatchewan avec une compagnie du 10e régiment, venait en toute hâte prêter main-forte à Middleton. Mais, ce que les insurgés ne pouvaient savoir, c’est que deux autres compagnies suivaient de près avec de l’artillerie.

La position des Bois-Brûlés devenait critique. Allaient-ils être écrasés entre deux feux ? Déjà, les troupes canadiennes reprenaient l’offensive, et les canons, depuis un long moment, balayaient les positions métisses. À la faveur du tir de l’artillerie, Simpson et ses carabiniers, mettant à profit les moindres obstacles, avançaient graduellement en tiraillant. Le grand point était d’obliger les demi-blancs à battre en retraite avant la tombée de la nuit.

— Déjà 4 heures passées…, murmura le lieutenant en remettant sa montre dans son gousset. Et ces damnés papistes qui continuent leur tapage d’enfer… Allons ! les garçons, encore un échelon ! Go ahead !

À la voix de l’officier, une douzaine de soldats bondirent vers les plus proches obstacles, en avant… Mais quand Edward, paraissant sain et sauf derrière un gros rocher, regarda derrière lui, il aperçut les trois quarts de ses hommes étendus sur le sol, ensanglantés, et le sergent qui avait aidé à transporter Went, à deux pas, la face contre terre, les membres tordus comme ceux d’un mannequin… Quant au reste du bataillon, abrité plus bas derrière un remblai, il n’avait pas bougé :

— Nous n’y sommes pas ! murmura l’officier avec découragement… Et, pour comble de joie, on dirait qu’il va pleuvoir…

Le ciel, qui s’était graduellement assombri dans le courant de l’après-midi, roulait, en effet, des nuages pressés et menaçants que le vent charriait vers le nord-ouest, et les craintes de Simpson ne devaient guère tarder à se réaliser. Ce furent des grosses gouttes, d’abord rares, peu à peu pressées, et, au bout d’un quart d’heure, la pluie tombait à flots avec un grand bruit mouillé que la fusillade dominait à peine…

— Chien de temps ! murmura Edward, qui commençait à se sentir traversé !

Tapis, sur la terre détrempée, les soldats anglo-canadiens, transis, frissonnants, se sentaient gagnés par le découragement de minute en minute.

Le jour allait baisser. L’artillerie donnait toujours, mais les Métis, impassibles sous la mitraille, continuaient de tirer avec la même régularité, la même précision, jetant bas tout ennemi qui se montrait à découvert. Il devenait évident qu’on n’enlèverait pas la position avant la nuit. Les carabiniers, aussi bien que les grenadiers, commençaient à échanger des propos significatifs. Est-ce que le général Middleton n’allait pas bientôt faire suspendre l’attaque ? Ce serait folie à lui, en vérité, de s’obstiner davantage. Les deux aides de camp, le capitaine Wise et le lieutenant Doucet, étaient blessés : lord Malgund avait eu son cheval tué sous lui… Qu’attendait donc le grand chef ?

À 5 heures enfin, l’ordre fut communiqué aux troupes de se retirer. La retraite se fit sous le feu continu des demi-blancs et la pluie qui frappait la terre sans relâche.

Trempé, boueux, grelottant comme ses hommes, le lieutenant Simpson était demeuré à l’arrière de la colonne que talonnait la crainte d’un retour offensif des demi-blancs et des Indiens.

La nuit tombait lorsqu’on arriva aux bords de la Saskatchewan.

La pluie diluvienne, qui ne cessait pas depuis plus d’une heure, avait grossi ses eaux. On entendait les lourds blocs de glace qu’elle charriait s’entrechoquer dans l’ombre. La traversée des chalands était impossible. On fut contraint de camper sur place.

Cette nuit-là fut pour les Anglo-Canadiens une nuit d’angoisse. Le général Middleton la passa dans une cruelle incertitude du sort de ses approvisionnements restés de l’autre côté de la rivière et que gardaient seule une compagnie du 10e régiment et cinquante éclaireurs. Quant aux troupes, harassées par la lutte, découragées par leurs insuccès, dans l’appréhension continuelle d’une attaque des Peaux-Rouges, elles campaient en armes, attendant le jour. Et, lorsqu’après douze heures de mortelle veillée, il commença à paraître, ramenant parmi les hommes un peu d’espoir, il n’y en eut pas un seul à se douter qu’ils ne devaient qu’à un scrupule de loyauté de Louis Riel d’échapper aux balles des Métis et aux couteaux des Indiens.



  1. Cet épisode est entièrement historique.
  2. Historique.