Nouvelle Librairie Nationale (p. 96-105).


IX
scène de nuit

Le gué de Clark’s Crossing, que la colonne anglo-canadienne avait atteint le 17 avril, est situé sur la Saskatchewan, à trente-trois milles en amont de Batoche.

Le camp avait été établi à proximité d’un hameau habité par des blancs et non loin des bords de la rivière, en cet endroit escarpé et boueux où la crue printanière avait fait échouer des blocs de glace. Une grande animation avait régné une partie de la journée à Clark’s Crossing, car, comme La croix l’avait annoncé à Pierre La Ronde, les forces du général Middleton s’y étaient accrues du 10e bataillon de grenadiers de Toronto, de deux canons venus de Québec et d’un détachement d’éclaireurs, pour la plupart des Indiens Pieds-Noirs, ennemis traditionnels des Cris.

Mais, maintenant que la nuit était venue, un profond silence régnait dans le camp canadien. Il était un peu plus de minuit, et, depuis longtemps, officiers et soldats reposaient dans les tentes, sauf quelques sentinelles postées de distance en distance, sauf aussi le lieutenant de carabiniers Edward Simpson et son fidèle compagnon Charlie Went. Depuis que Edward avait appris la destruction de la ferme de Hughes Clamorgan et la prise de Fort-Pitt par les Peaux-Rouges, une incurable tristesse s’était emparée de lui. En vain Charlie avait-il tenté des consolations appuyées sur les hypothèses les plus favorables, — mais, hélas ! les moins vraisemblables aussi, — le jeune officier y était demeuré obstinément sourd, et la seule chose qui le soulageât un peu était la pensée qu’il n’allait pas tarder à se trouver face à face avec ces maudits sauvages — Métis ou Indiens — qu’il exécrait plus que tout au monde, maintenant… Cette nuit-là, Went, commandé de ronde dans le camp, s’était arrêté, son service terminé, chez son ami, histoire, s’il ne dormait pas, de prendre une tasse de thé et de converser un brin.

— En vérité, vous venez à propos, lui avait dit Simpson. Je n’ai pu fermer l’œil jusqu’ici.

Ils causèrent.

Edward se félicita de ce qu’ils allaient toucher enfin au terme de leur trop longue route et pouvoir infliger aux rebelles les châtiments qu’ils méritaient vingt fois.

Went approuva cette façon de voir. Ni l’un ni l’autre, naturellement, ne doutait du prompt succès de la campagne. N’étaient-ils pas un millier d’hommes déterminés, guidés par des « scouts » rompus aux guerres contre les indigènes, appuyés d’une batterie de canons et armés de bonnes carabines Snider ?… Sans compter les deux chalands que le général Middleton avait achetés la veille à prix d’or aux habitants du hameau de Clark’s Crossing et à l’aide desquels ils allaient pouvoir prendre Batoche à revers…

— Ah ! s’écria Simpson avec un pâle sourire, ils vont en voir de rudes, les damnés papistes !

— Oui, répliqua Charlie, mais n’oublions pas pourtant qu’ils sont résolus à se défendre dans leurs tanières jusqu’à la mort. Ils sont fanatisés par ce fou de Riel et par leurs prêtres…

Subitement, il s’arrêta, la tête inclinée :

— N’entendez-vous rien, Edward ?

Les deux officiers se tournèrent vers l’entrée de la tente, l’oreille au guet. Pas un bruit ne troublait le silence.

Went haussa vivement les épaules :

— Ce n’est rien… Je me serai trompé… Je disais donc…

— Pardon, gentlemen, interrompit une voix. L’un de vous ne serait-il pas le lieutenant Clamorgan ?

D’un bond, les deux officiers furent sur leurs pieds. Un jeune homme était debout, à l’entrée de la tente.

Au nom de « Clamorgan », Simpson avait pâli.

— Qui êtes-vous ? demanda Went avec rudesse.

D’une voix calme, l’étranger répondit :

— Je suis chargé de remettre une lettre au lieutenant Clamorgan de la part de sa sœur.

— De sa sœur… balbutia Edward, de plus en plus pâle.

— Que signifie cette plaisanterie ? s’écria Charlie avec sang-froid. Il n’y a pas de lieutenant Clamorgan ici.

— Alors, pardonnez-moi, gentlemen, j’avais cru…

Vivement Charlie se plaça devant l’entrée de la tente pour couper toute velléité de retraite au messager :

— Un instant, l’ami ! Il s’agit d’éclaircir ceci, qui est par trop étrange… D’abord, où est cette lettre dont vous parlez beaucoup et qu’on ne voit pas ?…

Sans la moindre hésitation, le messager tira de sa ceinture un pli chiffonné et grossièrement cacheté :

— La voici…

Rapide comme la pensée, l’Anglais la lui arracha des mains et, avant qu’il fût revenu de sa surprise, le garçon vit un canon de revolver braqué sur lui.

— Pas un geste ! cria l’officier, ou vous êtes mort !…

— Edward, continua-t-il en tendant de l’autre main le pli à son ami sans détourner la tête, Edward, lisez donc cette lettre…

Un frisson de colère vite réprimé avait secoué le corps du jeune homme. Mais il comprit que toute résistance serait inutile et se contenta de dire d’une voix tremblante de fureur contenue :

— J’avais cru jusqu’ici que les officiers canadiens étaient des gentlemen… Mais je vois que ce ne sont que des rascals !

— C’est bon, c’est bon, répliqua Charlie toujours calme, sans abaisser son revolver d’une ligne. Que vous ne soyez pas très satisfait de mon procédé, c’est trop naturel… Mais, convenez que la façon plutôt singulière dont vous vous présentez ici à l’heure de minuit, sans qu’on sache au juste d’où vous sortez, et puis vos histoires funambulesques ne sont pas choses faites pour inspirer confiance… En temps de guerre, au reste, la défiance est de règle… Edward, avez-vous lu ?…

— Elle vit ! balbutiait l’interpellé d’une voix étranglée de joie et d’émotion.

— Quoi ! c’est bien elle !

— Elle-même qui m’écrit ! Ils sont à Batoche… Aucun mal… Mais par le ciel ! Charlie, laissez aller ce garçon… C’est un gentleman… Laissez-le, vous dis-je…

— La joie vous rend fou, mon cher, dit Went froidement. Croyez-vous que j’ai envie que ce gaillard me rende la pareille ? Ôtez-lui ce couteau que j’aperçois à sa ceinture et le revolver qui se dissimule dans le « pistolpocket » de son pantalon de cuir… et nous verrons après.

Sans enthousiasme, le lieutenant obéit.

— C’est bien, reprit l’autre en abaissant son arme. Maintenant, nous pouvons nous expliquer amicalement.

— La chose est bien simple, Charlie, dit vivement Simpson. Ma sœur a usé de la complaisance de ce jeune Métis pour me faire passer de ses nouvelles. Oui, continua-t-il en se tournant vers le messager, je suis bien le lieutenant Clamorgan. Et si mon camarade semblait dire le contraire tout à l’heure, c’était simplement parce qu’il cherchait par tous les moyens à confondre un homme que nous prenions pour un espion… Soyez tranquille, nul autre que moi n’est le destinataire de cette lettre : je vous l’affirme sur l’honneur. Et puis, veuillez nous pardonner aussi une défiance bien excusable dans la circonstance.

Went regarda son ami d’un air intrigué et légèrement inquiet : si la joie le faisait déraisonner ? Mais non. Edward semblait maintenant avoir recouvré tout son sang-froid. Aussi, flairant dans la conduite de son ami un mystère dont il ne tarderait pas à avoir la clé, il se tut prudemment.

Quant au Métis, depuis qu’il avait été témoin de l’exaltation de Simpson, après la lecture de la lettre, il ne conservait plus l’ombre d’un doute sur l’identité de ce destinataire.

La restitution du revolver et du couteau acheva de le bien disposer. Il répondit dans un anglais assez pur aux questions nombreuses qui lui étaient posées au sujet du fermier et de sa fille, et, sans se faire prier, avec beaucoup de bonne grâce, il raconta aux deux officiers étonnés à quels stratagèmes il devait de se trouver en ce moment près d’eux… Le plus difficile avait peut-être été de découvrir le lieutenant Clamorgan : même après avoir déterminé l’emplacement exact affecté dans le camp aux carabiniers, il avait un instant, perdu dans l’obscurité, désespéré d’arriver à son but… Ce fut le mince filet de lumière filtrant par-dessous la tente qui le tira d’embarras. Il s’était très doucement approché de l’entrée et, en écartant légèrement la toile, il avait aperçu l’homme qui répondait au signalement donné par la jeune Anglaise. Alors, sans hésitation, il était entré.

— Parfait ! s’écria Went avec volubilité et enthousiasme… Vraiment splendide !… Sang-froid étonnant… Comment vous appelez-vous ? Quel âge avez-vous ?

— Jean La Ronde. Je suis un demi-blanc français, et j’ai dix-neuf ans.

— Eh bien ! garçon, laissez-moi vous féliciter deux fois : d’abord de votre audace ; ensuite… Mais tout cela n’est que du vent, ajouta-t-il vivement, et nous devons d’autres récompenses.

À ces mots, le Métis sentit une bouffée de chaleur lui monter à la face. Peut-être en d’autres circonstances se fût-il montré moins susceptible ; mais, cette fois, il eut le vif sentiment que le caractère de sa mission s’opposait à l’acceptation du moindre cadeau.

D’ailleurs, Simpson s’empressa d’ajouter :

— Non, non, Charlie. Ce jeune homme agit avec désintéressement.

Les yeux de Went s’écarquillèrent ;

— Cependant…

D’une voix nette, Jean lui coupa la parole :

— Vous vous méprenez, sir… J’ai agi pour rendre service, et c’est tout. Et maintenant, je vous quitte, car mes frères m’attendent à Batoche.

Ce disant, il esquissait déjà un mouvement de retraite lorsque Simpson, les sourcils froncés, les yeux fixes, s’écria :

— Qu’est cela ? Dieu me bénisse ! ou bien j’ai la berlue, ou bien… Je viens de voir la toile de la tente se gonfler brusquement en cet endroit comme si quelqu’un s’appuyait dessus…

Ils s’approchèrent, mais rien d’anormal ne leur apparut. Edward crut pourtant devoir sortir pour s’assurer de la chose.

Un instant après, il rentra. Il n’avait rien vu de suspect. Tout était calme.

— Ainsi, vous allez regagner Batoche, dit-il au Métis. Je regrette vraiment que mon devoir m’interdise de favoriser votre retraite. Mais vous êtes adroit et j’ai lieu supposer que vous vous en tirerez sans accident. Allons, au revoir, garçon. Comptez sur ma reconnaissance et sur celle de miss Clamorgan.

Ils se serrèrent la main, et Jean La Ronde quitta la tente.

Une fois seuls, les deux officiers se regardèrent comme des gens qui ont tant de choses à se dire qu’ils ne savent par où commencer.

Charlie prit le premier la parole.

— Voilà une singulière histoire, en vérité… Mais, by God ! je serais heureux, Edward, que vous me donniez quelques éclaircissements…

— Des éclaircissements ? Je n’ai qu’à vous lire deux ou trois passages de cette lettre, et vous serez fixé… Oh ! c’est bien curieux…

Et ce fut ainsi que Went connut le mobile qui avait déterminé Jean La Ronde à faire plus de trente milles dans la nuit pour pénétrer, au prix de sa vie, dans le camp anglo-canadien :

« Je n’ai qu’à le regarder, écrivait miss Elsie, pour qu’il fasse tout ce que je désire. Mais, sans doute, le charme serait-il rompu s’il savait que je suis votre fiancée ; je lui ai donc laissé croire que vous étiez mon frère, et c’est une illusion dans laquelle il est nécessaire de l’entretenir si nous voulons qu’il nous rende de nouveaux services. »

À la page suivante, après avoir conté l’aventure de Fort-Pitt, elle ajoutait :

« Il paraît fort attaché à la cause des demi-blancs, mais, en l’entretenant du côté du sentiment, il continuera certainement à vous transmettre à son insu, grâce à mes lettres, en même temps que nos nouvelles, des renseignements précieux. »

— Vraiment, voilà qui n’est pas banal, observa Went. Ah ! je comprends maintenant pourquoi…

Un coup de feu lui coupa la parole.

— Le demi-blanc ! s’écria Simpson. Il a été vu…

Ils bondirent dehors.

— Alerte ! clamait une voix lointaine dans la nuit.

Des ombres sortaient déjà, à droite, à gauche des tentes. En un clin d’œil, une section de carabiniers fut réunie, prête aux événements…

— Par ici ! jetait la voix qui s’éloignait de plus en plus.

— Sans doute quelque espion, opina un milicien non loin de Simpson.

Une seconde détonation éclata.

— Le pauvre garçon doit avoir son compte, dit Edward à Charlie.

Au bout d’un instant, ils virent un sergent de la police montée se diriger au pas de course vers le quartier général. Quelques-uns l’interpellèrent.

Les deux lieutenants n’entendirent pas sa réponse, mais, presque aussitôt, le bruit courut que l’espion était resté sur le carreau.

— Allons, soupira Simpson. Celui-là ne nous portera plus de lettres… C’est dommage…

— Venez-vous voir ? proposa Charlie.

— Soit.

À cent pas de là, ils aperçurent, à la lueur de falots, un cercle assez nombreux d’hommes.

En approchant, ils reconnurent, parmi d’autres officiers, les deux aides de camp de Middleton. Tout ce monde semblait discuter avec animation autour de quelque chose d’étendu à terre : le cadavre du demi-blanc, sans doute…

Went s’avança le premier et jeta un coup d’œil au milieu du cercle. Mais, presque aussitôt, il se retourna vers son camarade, l’air effrayé :

— Mais ce n’est pas lui !

— Comment ce n’est pas lui ?

— Nullement. Regardez vous-même.

Et Simpson, s’étant avancé à son tour, aperçut, en effet, étendu sur une couverture, pâle comme un mort, un homme qui n’était pas Jean La Ronde.