Nouvelle Librairie Nationale (p. 85-95).


VIII
une imprudence

Le lendemain, Jean La Ronde fut sur pied dès la première heure. Le souvenir de la scène de la veille avait fort troublé son sommeil, et il attendait avec fièvre le moment de revoir miss Elsie.

Ce moment vint enfin, et, dès qu’il fut en possession des rations, il s’achemina, le cœur battant, vers la maison des prisonniers. Il y pénétrait à peine que la jeune fille s’avança vers lui ; la veille même, elle avait instruit ses compagnons de captivité de son dessein, en sorte que le Métis put s’entretenir avec elle sans que personne parût y prendre garde ; toutefois, feignant d’user de précautions, elle ne lui permit pas de trop s’attarder et, la lettre une fois remise, il dut, après une conversation de quelques minutes, se retirer.

La journée s’écoula pour le jeune Métis dans la préoccupation d’un prétexte plausible pour quitter, Batoche, et du moyen le plus pratique à employer pour s’acquitter de sa mission.

En même temps que la lettre, miss Elsie, qui songeait à tout, lui avait glissé un billet contenant le signalement précis du jeune officier… Malgré tout, ce n’était déjà pas chose si facile de découvrir dans une colonne de mille hommes un lieutenant de carabiniers « grand, mince et blond… »

Mais bah ! l’important était de trouver d’abord le prétexte pour quitter Batoche. Il verrait bien après…

Interrogés par lui, les éclaireurs cris et stonies lui apprirent que la colonne anglaise venait d’arriver au gué de Clark’s Crossing, à trente-trois milles au sud de Batoche, et que les dispositions prises permettaient de croire qu’elle allait s’arrêter là quelques jours. Il calcula qu’il lui faudrait cinq heures au plus sur sa bonne jument pour atteindre Clark’s Crossing, et se décida à attendre la nuit.

Vers le crépuscule, il se rendit, comme la veille, à la maison des prisonniers, et il soumit son plan à la jeune Anglaise, qui en parut fort satisfaite. Du seuil, il l’entrevit à l’intérieur qui lui souriait encore, et il en éprouva la sensation d’une caresse au cœur…

Après quelques signes rapides d’intelligence, il s’éloigna avec la résolution plus ferme que jamais de risquer pour de tels sourires sa liberté et sa vie…

Tandis qu’il regagnait le logis, l’esprit enfiévré des projets les plus divers, le jeune Bois-Brûlé ne prenait pas garde qu’une femme ou plutôt une jeune fille, attentive à ses moindres mouvements, le suivait à quelque distance. Elle portait sur sa hanche un paquet de linge qu’elle venait sans doute de laver à la rivière, car elle avait débouché du petit bois une minute à peine après les démonstrations réciproques de Jean La Ronde et de miss Clamorgan.

En avait-elle été témoin, arrêtée et dissimulée sous le couvert ? C’était probable, à en juger du moins par l’expression à la fois dépitée et railleuse qui couvrait ses traits, tandis qu’elle considérait le Bois-Brûlé qui, sans se douter de rien, marchait à dix pas devant elle.

C’était une belle fille de dix-sept ans tout au plus, grande et bien formée, un peu pâle comme beaucoup de femmes Métisses, mais d’une pâleur relevée par l’éclat de ses yeux noirs et le brillant de sa chevelure sombre soigneusement séparée au milieu de la tête en deux longues tresses tombantes. Comme elle marchait assez vite, elle ne tarda pas à rattraper le jeune homme, et celui-ci, s’apercevant qu’une femme le suivait, prit rapidement de l’avance, pour ne pas déroger à l’usage des Métis canadiens qui n’admet pas qu’un homme se laisse dépasser par une personne de l’autre sexe.

Toutefois, au moment de franchir le seuil de son logis, il se détourna et crut reconnaître dans la nuit tombante la silhouette gracieuse de Rosalie Guérin.

C’était bien Rosalie Guérin, en effet, qui le suivait, cette Rosalie Guérin pour qui l’aîné des La Ronde éprouvait un vif sentiment si fortuitement découvert par le guide Joseph Lacroix… Et cette jeune fille de dix-sept ans, qui était descendue une heure auparavant à la rivière, des chansons aux lèvres, regagnait maintenant son logis, mordue au cœur par la jalousie…

Depuis longtemps, elle avait remarqué Jean La Ronde. Bien des fois elle l’avait rencontré dans ces bals que les Métis, grands amateurs de musique et de danse, organisent sous le moindre prétexte, et, à chacune de ces fêtes, il s’était montré pour elle un si galant, un si charmant cavalier ! Et voilà qu’il était tombé amoureux d’une Anglaise, d’une fille d’« hérétique » !

Rien qu’à penser à cela, elle en frissonnait d’indignation et de dépit… Était-il possible qu’un Bois-Brûlé s’oubliât à ce point !

Comme elle allait à grands pas dans le soir, avec cet âpre et tumultueux bouillonnement de jalousie au fond d’elle, elle entendit une voix qui lui disait :

— Bonsoir, Rosalie !

Pierre La Ronde était devant elle.

— Vous venez d’« aiguayer » du linge, à ce que je vois ?

— Oui, répondit-elle.

Et, pleine du sujet qui la préoccupait, elle ajouta d’un ton qu’elle s’efforçait vainement de rendre enjoué :

— Dites donc, Pierre, est-ce que vous venez de conter fleurette à des Anglouaises aussi, vous ?

— Qu’est-ce à dire, Rosalie ? J’vous entends pas…

— Tant mieux pour vous ! Mais p’têtre ben que votre cadet m’entendrait plus vite.

Pierre tressaillit.

— Ouais ! Éclaircissez donc un peu votre idée, vouère…

— Ben, v’là ce que c’est… Mais surtout n’allez pas lui conter que c’est « moué » qui vous ai dit ça…

— Allez toujours, j’serai muet comme un poisson…

— Pour lors, figurez-vous, Pierre, que je viens de prendre vot’frère et l’Anglouaise… V’savez ben… l’Anglouaise blonde qu’est prisonnière…

Et, d’un trait, elle conta au jeune homme ce qu’elle avait vu…

— Allons, ça val interrompit Pierre avec un rictus ironique. Mais v’savez, ça ne m’étonne pas un brin, Rosalie. Mon cadet est un gâs qui ne vaut pas cher, à c’te heure.

— Je commence à le croire ! s’écria la jeune Métisse sur un ton de rancune. Et cette fille donc, faut-il qu’elle soit assez « scabreuse », assez éventée !… Si c’est pas honteux pour un Bouais-Brûlé !

— Comme vous dites, Rosalie, c’est honteux… Un homme qui agit de même n’est plus digne de s’appeler un Bouais-Brûlé !

Pierre La Ronde avait trop souffert des révélations récentes de Joseph Lacroix pour ne pas profiter de cette occasion de faire connaître à celle qu’il aimait en quelle piètre estime il tenait désormais son frère cadet… Et il s’en acquitta, comme on pouvait s’y attendre chez cette nature violente, avec une âpreté tellement aiguisée par la jalousie qu’elle semblait confiner à la haine… Quel que fût son propre ressentiment, Rosalie Guérin demeura un peu étonnée de cette extraordinaire animosité. Éprise de Jean, elle s’en prenait plutôt à sa rivale, miss Clarmorgan, et rejetait presque toute la responsabilité de la conduite du Métis sur cette fille corrompue et misérable, bien digne de ces chiens d’hérétiques… les Anglais…

Et c’était un curieux spectacle que celui de ces deux jalousies qui se soulageaient l’une et l’autre avec des mots durs, dans la nuit qui tombait.

Pierre conclut enfin :

— On tâchera de mettre ordre à tout ça, Rosalie…

— Est-ce pas ? répliqua la jeune fille dont les yeux brillaient.

— Foi d’homme !

— Et vous ferez ben. Bonsoir, Pierre.

— Bonsoir, Rosalie !…

Mais, avant de s’éloigner, il fixa la jeune Métisse et s’écria d’un ton convaincu :

— On est de vrais Bouais-Brûlés, nous autres !

— Sûr, affirma-t-elle.

Ils se séparèrent.

Cinq minutes après, l’aîné des La Ronde frappait à la porte de Joseph Lacroix.

Ce fut l’éclaireur qui vint lui ouvrir.

— Eh ben ! qu’est-ce qu’y a donc ? T’as l’air tout chaviré…

— Il y a de quoi, tu sais, Lacroix.

Et le jeune Métis le mit au courant des propos tenus par Rosalie.

— C’est bon, dit le guide. On ouvrira l’œil… Mais ça ne m’étonne pas… tu te rappelles ce que je t’ai dit l’autre jour rapport à cette Anglouaise… qu’elle avait enjôlé ton cadet.

Tout en parlant, il se rapprochait de la porte :

— Faut que j’aille rendre compte aux chefs de ma mission d’aujourd’hui… Middleton vient de recevoir de nouveaux renforts à Clark’s Crossing : une batterie d’artillerie, tout un régiment de grenadiers, plus de soixante éclaireurs… C’est ça qui va nous donner de la besogne, ces jours-icite.

Au milieu de ces propos sensationnels, ils sortirent et, sur le pas de la porte, se séparèrent.

Tandis que La Ronde regagnait son logis, Joseph Lacroix se dirigeait vers le quartier général. La nuit était noire et froide. Un vent venu du nord-ouest, un vent qui avait balayé les cimes glacées des Rocheuses, soufflait par intervalles et faisait gémir les hautes futaies. Quoique bien encapuchonné dans son « capot de couverte », Lacroix pressa le pas. Soudain, vis-à-vis du groupe des maisonnettes de bois, il s’arrêta.

À vingt mètres de lui, dans le carré de lumière projeté sur la neige par une fenêtre éclairée, un homme de petite taille conversait avec un interlocuteur invisible.

Les yeux perçants du chef des éclaireurs semblèrent fouiller l’obscurité où se dissimulait le second personnage :

— Celui-cite est Pitre-le-Loucheux, grommela-t-il… mais, foi d’homme ! on dirait que l’autre est Jean La Ronde…

Au bout d’un instant, il ajouta :

– Eh ! oui… et qui tient un cheval par la bride, encore !… Ah ! ça n’est pas naturel tout ça… Qu’est-ce qui peuvent ben se conter ?… Faut que j’écoute leur « jasette »…

Avec une souplesse et une prudence de véritable Peau-Rouge, l’éclaireur, profitant de l’ombre, gagna, par un détour, le pignon de la bâtisse devant laquelle conversaient les deux hommes. Alors seulement, masqué par la muraille en planches, il se glissa sans bruit jusqu’au coin de la maison et prêta l’oreille.

Le personnage qui répondait au sobriquet de Pitre-le-Loucheux[1] apparaissait dans le carré de lumière comme un Indien d’âge indéfinissable, petit, maigre, boucané et de face chafouine. Mais c’était un homme connu dans Batoche, où il résidait, pour sa subtilité et son étonnante adresse.

Bien que le jeune Métis et lui conversassent presque à mi-voix en langue crise, le silence ambiant et la finesse de son ouïe permirent à l’écouteur de ne pas perdre une seule de leurs paroles.

— Tout ce que je te demande, disait Jean La Ronde, c’est d’aller de suite chez moi et de dire au père qui est assis au foyer : « Père, votre second fils ne rentrera pas ici cette nuit, car il vient d’être désigné avec d’autres par les chefs pour battre les bois. Vous ne reverrez pas sa face avant demain. » As-tu compris ?

— J’ai compris cela, mais non pas encore où allait mon frère.

— Que t’importe ! cette chose est mon affaire.

L’Indien secoua son épaisse crinière d’un air mal convaincu.

— Il m’importe beaucoup. Ta tête est jeune et tu n’as pas réfléchi. Si quelqu’un s’aperçoit du mensonge, que ne dira-t-on pas ? On te prêtera de mauvais desseins et on dira : le Loucheux était son complice.

Cette objection semblait si fondée que Jean garda le silence.

Il se souvenait de l’avoir lui-même formulée la veille au soir devant miss Elsie ; mais la jeune Anglaise avait dissipé toutes ses inquiétudes avec quelques paroles légères.

Comment cela s’était-il fait ? Il ne le comprenait plus en face de ce sauvage sur les lèvres de qui l’objection renaissait brutale, indiscutable… Sa liberté, sa vie même qu’il risquerait sciemment dans cette tentative, n’étaient que peu de chose à côté de ce qu’il mettait si délibérément, par ailleurs, à la merci des circonstances. Qu’un hasard fit découvrir qu’il avait quitté Batoche la nuit dans des circonstances mystérieuses pour gagner le camp ennemi, et c’étaient inévitablement de déshonorants soupçons, des interrogatoires, une enquête…

Pourtant, il avait engagé sa parole… Il resongea à miss Elsie, à ses propos, à ses sourires… et il se dit qu’il lui fallait aller là-bas, qu’il le lui fallait absolument. Et puis, il y avait tant de chances pour que personne n’éventât sa ruse !

Le Loucheux avait croisé ses bras sur sa poitrine dans l’attente d’une réponse. Comme elle ne venait pas assez vite à son gré, il questionna :

— Que dit mon frère ?

Le jeune Métis s’était ressaisi. Il était plus déterminé que jamais.

— Il faut que je parte, déclara-t-il sèchement. Je partirai.

Une fois de plus, le Peau-Rouge le fixa de ses prunelles bigles.

— Je le crois. Mais, encore une fois, quel est ton but ?

Cette fois, Jean La Ronde éclata :

— Loucheux ! s’écria-t-il, ta question m’insulte. Suis-je un Bois-Brûlé ou un vagabond ?

— Que mon frère se calme, repartit l’Indien. Je n’ai pas voulu l’offenser. J’accomplirai fidèlement la mission dont il m’a chargé. Mais qu’il n’oublie pas alors que l’homme rouge lui-même risque beaucoup en cette affaire et qu’un schilling c’est bien peu…

— Tu en auras deux.

— L’homme rouge préférerait…

— Quoi ?

— Un peu d’eau de feu dans sa gourde.

Jean parut hésiter un instant. Enfin, d’un air de concession suprême :

— Tu auras ton eau de feu, dit-il.

Joseph Lacroix, toujours aux écoutes, savait désormais tout ce qu’il pouvait savoir. Très doucement, il se retira dans l’ombre, derrière la maison, et attendit.

Un instant après, il vit Pierre-le-Loucheux s’éloigner, tandis qu’un bruit de pas de cheval un peu amorti par la neige se faisait entendre de moins en moins distinct.

Il s’élança devant le bâtiment juste pour voir Jean La Ronde disparaître dans les ténèbres.

— Il court au camp canadien, parbleu ! murmura le chef des éclaireurs. C’est clair comme le jour… Serait-il donc possible que cette maudite Anglouaise… Oh ! mais j’en aurai le cœur net…

Un quart d’heure après, il quittait le quartier général et, d’un pas rapide, reprenait la direction de sa maison.

Au bout d’un instant, il reparut, mais cette fois sur son poney gris, et, sans hésiter, il s’enfonça dans la nuit à la place exacte où avait disparu Jean La Ronde…



  1. Pierre-le-Louche.