Nouvelle Librairie Nationale (p. 28-45).


III
l’attaque du fort-pitt

L’après-midi même du jour où le Métis orcadien quitta le camp anglais à destination de la ferme Clamorgan, miss Elsie, seule dans la grande salle à manger, s’amusait à feuilleter les nombreux « magazines » qu’elle faisait venir chaque mois des grandes villes de l’Est. Et c’était là une distraction de choix pour cette fille de vingt ans qui vivait en marge de la civilisation depuis l’enfance.

Il y avait juste onze années que son père était possesseur, sur la rive gauche de la Saskatchewan du Nord, de plusieurs centaines d’acres, jadis portion de la prairie, mais convertis par lui en champs immenses et féconds où une mer de céréales roulait, chaque été, sous les brises… C’était vraiment une ferme prospère, et il eût fallu des événements bien graves pour obliger cet Anglais audacieux et tenace à abandonner un pareil établissement.

Grand, sec, impassible, nez court et grosse moustache, Hughes Clamorgan, anglo-saxon de pure race et cadet de famille, était un type parfait de gentleman roux d’outre-Manche. Au moral comme au physique, il avait la dent longue. Au reste, une énergie et une persévérance à toute épreuve assuraient généralement le succès à ses entreprises. Trois sentiments se partageaient son cœur : l’amour des affaires, son affection pour sa fille, le culte de la Reine symbolisant l’Angleterre. Hormis cela, tout lui était à peu près indifférent : il estimait les Anglo-Canadiens fort inférieurs aux gens de la métropole : les descendants des Français lui semblaient tout à fait négligeables ; quant aux Métis, ils étaient, à ses yeux, d’une race dont il n’y avait pas lieu de faire le moindre état.

Pour cette raison, il n’avait tout d’abord accordé qu’une importance médiocre à un soulèvement qui ne laissait pas d’inquiéter les autres colons : simple mutinerie, disait-il, dont la police montée aurait promptement raison. Les faits démentirent brutalement cette opinion optimiste : l’évacuation de Carlton, la retraite précipitée du colonel Irvine sur Prince-Albert, commencèrent à troubler son flegme : ne fallait-il pas que les demi-blancs fussent fous pour prendre de pareilles libertés vis-à-vis des troupes du Gouvernement ? Il est vrai que celles-ci faisaient mal leur devoir, et, en bon Anglais pure race, il se consolait à songer que, dans la vieille Angleterre, on eût mis un terme à de pareils abus dans les vingt-quatre heures.

Quant à une révolte de Peaux-Rouges, il se refusait encore à y croire. Il avait en profond mépris les indigènes, qu’il tenait pour des paresseux et des voleurs capables, sans doute, d’un mauvais coup dans l’ombre, mais assurément trop lâches pour tenir tête à une poignée de soldats de la police montée. Il avait autrefois, à plusieurs reprises, loué pour la moisson les services de quelques Indiens d’une réserve voisine, et il ne se faisait pas faute de rappeler que ces singuliers mercenaires amenaient avec eux leurs femmes, dont ils se contentaient de surveiller le travail en fumant noblement leurs pipes à l’ombre :

— Ce sont des brutes sans énergie ! avait-il coutume de dire.

Et quand on exprimait devant lui la crainte d’une insurrection indienne, il haussait dédaigneusement les épaules.

En dépit de l’optimisme paternel, miss Elsie ne se sentait que médiocrement rassurée. C’était pourtant une vraie fille des frontières, alerte, hardie et peu portée aux vaines rêveries. Elle avait perdu sa mère de fort bonne heure, et l’homme à la fois entreprenant, flegmatique et volontaire qu’était Hughes Clamorgan l’avait façonnée à son image. Physiquement, du reste, elle rappelait beaucoup son père par la démarche, la taille, les yeux très bleus, le menton volontaire, l’air décidé ; seulement, sa fraîcheur de blonde Anglaise de vingt ans, sa voix assez douce aux intonations caressantes, corrigeaient ce qu’il pouvait y avoir d’un peu masculin dans ses allures, et, à de certains moments de détente, un charme très particulier émanait d’elle.

À cette heure, allongée dans un rocking-chair, elle regardait une à une à la lumière du jour triste d’hiver les pages illustrées ; mais elle se sentait elle-même comme attristée, et elle ne trouvait pas à cette distraction le même attrait que de coutume.

Les aboiements courts et comme étouffés du chien de garde lui firent soudain dresser l’oreille… Et, brusquement, ils éclatèrent avec une telle fureur que la jeune fille intriguée, presque inquiète, abandonnant ses magazines, sortit.

Dans la cour, un vieux serviteur parlementait avec un Indien, un adolescent d’une quinzaine d’années, monté sur un poney efflanqué.

Il tenait à la main quelque chose comme une lettre qu’il agitait en parlant et dont il ne semblait nullement disposé à se dessaisir. À peine eut-il aperçu miss Clamorgan debout sur le seuil, fort étonnée de son manège, qu’il leva la main et poussa vers elle sa monture :

— Qui vous envoie ? demanda-t-elle en prenant d’un geste presque machinal le papier qu’on lui tendait.

Mais la question resta sans réponse. Déjà, le cavalier avait tourné bride et s’enfuyait au galop vers la « fence », la clôture en tronc d’arbres ou en fil de fer qui entoure toute habitation canadienne.

Quand il eut disparu, miss Elsie haussa les épaules avec humeur et, les lèvres dédaigneuses, retourna un instant entre ses doigts ce papier crasseux.

Sur le dessus, son nom s’étalait en une grosse écriture inexpérimentée. Elle se décida alors à l’ouvrir et prit connaissance de ces deux lignes d’avertissement que son fiancé devait lire cinq jours après elle. Pas de signature. L’écriture, comme celle de l’adresse, était lourde, mal assurée. D’où venait cet avis ? Un piège peut-être ? Elle se méfiait des Indiens en général et, tout particulièrement, de ce jeune messager qui avait disparu sans un mot d’éclaircissement. Elle interrogea le vieux serviteur, mais celui-ci lui apprit seulement que le cavalier s’était borné à réclamer avec insistance, en mauvais anglais, miss Clamorgan, se refusant énergiquement à remettre son billet en d’autres mains.

Quand le fermier, qui rentra une heure après, en eut pris connaissance à son tour, il dit d’un ton net :

— Si le porteur de cet écrit vient, pour son malheur, rôder de nouveau par ici, je lui enverrai une balle juste entre les deux yeux, et on n’entendra plus parler de cette sotte histoire. À supposer que les Indiens ayant brûlé Frog-Lake marchent sur le Fort-Pitt, — ce qui ne cadrerait guère avec leur façon ordinaire de guerroyer, — croyez-vous que l’un d’eux soit assez fou pour nous prévenir d’une façon désintéressée ?

L’argument semblait sans réplique, et miss Elsie avait d’ordinaire la confiance la plus absolue dans les avis de son père.

Cette fois, pourtant, elle ne se sentit pas entièrement rassurée et, durant le reste de la journée, elle épuisa, sans succès, toutes les hypothèses possibles au sujet du mystérieux message.

Sur le soir, un peu après la tombée de la nuit, le chien se reprit à aboyer avec force, et, presque au même instant, plusieurs voix se firent entendre dans la pièce voisine où se tenaient les gens de service.

Comme la jeune Anglaise ouvrait la porte, le vieux serviteur, un peu effaré, s’avançait pour appeler ses maîtres :

Miss, Elsie c’est un homme… un blessé…

— Un blessé ?

Elle s’avança vivement. Un étranger était là, en effet, appuyé d’une main au mur, très pâle, la tête entourée d’un mouchoir taché de rouge. Du sang coagulé lui rayait horriblement les joues. Une jeune servante lui avança une chaise. Il s’y laissa tomber avec accablement.

— À boire ! gémit-il.

Et, apercevant miss Clamorgan qui s’apprêtait à le questionner :

— Ah ! miss, quelle terrible chose !

— Qu’y a-t-il donc ? Qui vous a mis dans cet état ?

— Eux… les Indiens… Je viens de Frog-Lake… Ils ont tout brûlé… Je n’en puis plus… j’ai soif !

On lui présenta un verre d’eau. Il le but avec une avidité telle que l’on entendit dans sa gorge le glou-glou du liquide.

Quant il l’eut absorbé, il poussa un grand soupir rauque de contentement :

— Ah ! miss, quelle soif j’avais ! C’est cette maudite écorchure, voyez-vous…

Il désignait son bandeau maculé de sang.

À ce moment même, la porte de la salle voisine s’ouvrit :

— Qu’y a-t-il ?

Et le fermier s’avança :

— Un homme blessé ?

— Oui, mon père, expliqua fébrilement la jeune fille. Il vient de Frog-Lake… Les Indiens ont surpris le village… Tout est massacré.

Des exclamations retentirent. Seul, Hughes Clamorgan gardait le silence.

— Moi, j’ai pu m’enfuir, continua l’homme. Ils ont tiré sur moi… Voyez-vous, une balle m’a éraflé la tête. Ce n’est rien… mais j’ai pensé tomber… je saignais… mais je marchais tout de même devant moi, sans trop savoir… Heureusement, j’ai trouvé votre ferme… je n’aurais pu aller plus loin… j’étais à bout de forces…

La volubilité fiévreuse de ses paroles, le sang figé sur sa tempe et sur sa joue gauches, donnaient à son récit quelque chose de terriblement éloquent.

Hughes Clamorgan lui-même paraissait sérieusement atteint dans son flegme. Il réfléchit un instant, puis, pratique avant tout, demanda :

— Que pensez-vous qu’il y ait à faire ? Y aurait-il danger ?

— Fuir ! interrompit l’étranger avec une énergie singulière… Il faut fuir au plus vite… Fuir et gagner le Fort-Pitt.

Vivement impressionnée, miss Elsie se tourna vers son père : |

— Cet homme a raison, dit-elle. Il serait imprudent de ne pas suivre son conseil.

Mais déjà le fermier, prompt à la décision devant un danger certain, avait pris son parti.

Il se tourna vers les serviteurs :

— Sortez les « buggies », commanda-t-il ; mettez-y des armes et des munitions et que, dans vingt minutes, tout soit prêt. Pour nous, Elsie, occupons-nous de ce que nous avons de précieux.

Au bout d’une demi-heure, les deux buggies et un chariot léger emportaient dans la nuit tous les habitants de la ferme Clamorgan vers le Fort-Pitt.

Vingt-cinq milles séparaient le défrichement du poste militaire. Élevé sur le bord de la rivière, il était, comme tous les forts de traite, composé d’un groupe de constructions de bois solidement défendu, du côté de la prairie, par des fossés avec d’épais revêtements de terre et des palissades de cinq à six mètres de hauteur ; de tels obstacles étaient suffisants pour arrêter des Peaux-Rouges armés seulement de carabines, de couteaux et de haches, et trente hommes de la police montée bien armés et résolus étant préposés à la garde de ce poste, on pouvait espérer trouver une parfaite sécurité dans son enceinte.

Durant le trajet, le blessé, qui avait repris quelque force, compléta ses renseignements : la révolte des Indiens du Grand-Ours avait été absolument soudaine. Avec une incroyable rapidité, ils avaient pillé les magasins de la Compagnie et massacré ceux des blancs qui tentaient la moindre résistance. Les Pères Oblats Fafard et Marchand, ayant voulu intervenir et prêcher l’apaisement, avaient été fusillés sur-le-champ ; le reste des colons, dont quelques femmes, fait prisonnier par les sauvages, était entraîné parmi eux dans leur marche sur Fort-Pitt…

En dépit de ces nouvelles émouvantes, la route parut longue à miss Elsie, non qu’elle fût incommodée le moins du monde par les soubresauts que le terrain assez inégal des plaines imposait au buggy ; elle était trop accoutumée aux promenades en prairie dans ce véhicule un peu primitif pour y prendre garde. Mais, si peu impressionnable qu’elle fût d’habitude, les événements des deux jours précédents et surtout ceux de la journée n’étaient pas sans l’avoir troublée un peu. Mille pensées confuses traversaient son esprit : elle songeait aux Indiens qui suivaient le même itinéraire, à la ferme de son père qu’ils n’allaient pas manquer de piller au passage, aux Métis révoltés, au billet mystérieux, et, parmi tout cela, à Edward Simpson.

Où était-il maintenant son fiancé ? Du côté de la Saskatchewan du Sud, peut-être, puisque le Gouvernement avait envoyé, elle le savait, le 90e carabiniers contre ces maudits Métis ? Elle ne pouvait retenir un soupir de regret à songer qu’elle-même, l’année précédente, à pareille époque, achevait l’hiver à Winnipeg, chez des amis. C’est dans cette ville qu’elle avait fait la connaissance du lieutenant Simpson… Et à évoquer ce temps heureux, elle trouvait encore plus dures les extrémités où la réduisait la rébellion…

Tout à coup, l’attelage ralentit son allure… Des appels, des jurons se faisaient entendre à quelque distance en avant dans l’ombre où dansaient des lumières.

En approchant davantage, les fugitifs découvrirent avec satisfaction les hautes palissades du fort et sa porte ouverte au large : deux chariots s’y pressaient, suivis d’une petite bande de piétons et de cavaliers : des colons aussi, sans doute, que l’insurrection chassait devant elle… Quatre hommes de la police montée, dont les lanternes projetaient une lueur rougeâtre sur la neige, surveillaient l’entrée de cette troupe.

Lorsque le buggy des Clamorgan se présenta à son tour, l’un des soldats leva son falot, et, à sa clarté, miss Elsie aperçut une face énergique et bronzée, un uniforme écarlate, une ceinture de cuir jaune bourrée de cartouches, ornée d’un gros étui à revolver. Cette rapide vision lui donna une impression singulière de sécurité et de réconfort : elle se sentait maintenant sous l’égide de la civilisation, et le cours de ses pensées en fut modifié de la façon la plus agréable.

La nuit ne fut cependant pas exempte d’anxiétés, et la plupart des réfugiés ne dormirent guère.

À chaque instant, on redoutait une surprise des Indiens, dont les ténèbres favorisent les stratagèmes et accroissent l’audace.

Miss Clamorgan s’était réfugiée, avec un grand nombre de femmes et d’enfants, dans les baraquements du fort, et là, couchée sur de la paille, roulée dans des couvertures, elle finit par trouver un semblant de sommeil.

Elle fut debout dès le point du jour. Elle allait sortir du bâtiment de bois, lorsqu’elle heurta son père. Il paraissait un peu plus animé que de coutume :

Les voici ! s’écria-t-il. J’allais vous prévenir, Elsie…

Un frémissement courut dans la salle. En un clin d’œil, tout le monde fut dehors.

Déjà, les soldats de la police étaient à leur poste aux meurtrières.

Des colons réfugiés, armés de fusils, s’étaient joints à eux, ce qui portait à une soixantaine le nombre des défenseurs du fort.

Bientôt on perçut le crépitement d’une grêle de balles s’écrasant contre des pieux : des détonations éclataient au loin.

— Feu ! cria l’inspecteur de police.

Pendant près de dix minutes, l’enceinte fut emplie d’un roulement assourdissant et de fumée… Mais, peu à peu, une clameur s’éleva, grandit et domina bientôt le bruit de la fusillade… L’instant d’après, au milieu de hurlements horribles, les assiégés entendirent un flot humain qui battait les palissades : les assaillants avaient escaladé les revêtements de terre et frappaient les troncs épais à coups redoublés de leurs haches. Mais, sous la coalition des winchesters crachant le plomb à pleines meurtrières, la clameur qui déchirait l’air brusquement s’éteignit, et, après cet infernal tapage, on eut presque l’impression du silence… Miss Clamorgan, s’étant alors approchée de l’enceinte, entrevit dans une brume de poudre des ombres qui s’effaçaient… Les Indiens étaient repoussés… C’était fini.

By God ! s’écria non loin d’elle un jeune homme, voilà de la besogne proprement faite. On ne voit plus un seul de ces démons !

— Jusqu’à ce qu’ils reviennent plus nombreux qu’auparavant, garçon ! répliqua un sergent de la police. Et, s’ils nous donnent un nouvel assaut, je ne vois pas trop comment nous ferons ensuite, car celui-ci a dû joliment entamer les provisions de cartouches.

Les craintes du vétéran de la police étaient si fondées qu’une demi-heure après, l’inspecteur Dickens[1] le faisait demander en compagnie du second sergent pour procéder au recensement des munitions et des vivres.

Le poste, en effet, n’était approvisionné que pour trente hommes au plus, et, depuis la veille, il avait fallu prélever sur ce maigre total les parts nécessaires à la nourriture des réfugiés, hommes, femmes et enfants. Quant aux munitions, il était certain que, malgré l’appoint de cartouches apporté par les colons, elles ne tarderaient guère à s’épuiser pour peu que les Indiens renouvelassent leurs tentatives contre le fort.

Quelques instants après, l’inspecteur reparaissait avec ses sergents sur le seuil d’un des magasins du poste :

Gentlemen, annonça-t-il d’une voix forte, il résulte du recensement que nous venons d’opérer qu’il nous reste juste pour un jour et demi de vivres.

— Un jour et demi, vous dites ?

— Parfaitement. Un jour et demi en réduisant les rations… Maintenant, continua-t-il, nous allons procéder au dénombrement des munitions… Que tous les possesseurs de cartouches s’approchent.

Les trente hommes de la garnison passèrent les premiers. Chacun déclarait le nombre de cartouches qui lui restait et Dickens l’inscrivait, impassible. Les colons s’avancèrent ensuite. Puis, le chef fit rapidement le total.

— Nous possédons encore cent dix cartouches, déclara-t-il à voix très haute. C’est-à-dire à peine de quoi résister à un nouvel assaut comme celui de ce matin.

Un silence mortel accueillit ces paroles. Une même question hantait tous les esprits : qu’allait-on faire ?

Mais l’inspecteur Dickens était un homme de décision et de ressources.

Après un court instant de réflexion, il reprit :

— Je crois qu’il ne nous reste plus, mes amis, qu’un parti à envisager : celui d’évacuer le poste. Nous avons une chaloupe amarrée derrière le fort, dans une crique de la rivière. Elle est trop petite pour contenir tout le monde, il est vrai. Mais ne pourrions-nous pas construire un radeau qu’elle remorquerait ? Nous avons ici des haches, du bois, des cordes, tout ce qu’il faut pour cela. Quant à la bonne volonté, elle ne fera défaut à personne, je pense. Il y va de nos vies. Que les non-combattants se mettent à l’œuvre. Là est, je crois, notre seule chance de salut.

Une salve de hourras accueillit ses paroles. Une escouade d’hommes et presque toutes les femmes, parmi lesquelles miss Elsie, se mirent à la disposition de l’inspecteur pour réaliser le projet proposé, tandis que les possesseurs d’armes retournaient veiller aux palissades.

La matinée s’acheva sans que rien vînt troubler la solitude de la prairie. On épuisait les hypothèses. Les uns opinaient que les Peaux-Rouges étaient allés piller les fermes abandonnées, et les autres, que le Grand-Ours, chef avisé et admirablement renseigné par ses espions, était au courant de la situation précaire des assiégés et attendait le moment où la famine lui livrerait la petite garnison. D’aucuns inclinaient même à penser avec Dickens que l’assaut du matin avait eu surtout pour but de diminuer les munitions des défenseurs du fort.

L’après-midi s’écoula comme la matinée, sans incident.

Peu après le coucher du soleil, Hughes Clamorgan, ayant gagné le chantier où ne retentissaient plus les haches des travailleurs, apprit de sa fille que le radeau était prêt. On attendait seulement que le jour eût baissé pour le mettre à l’eau.

Cependant, le froid des soirs d’avril canadiens commençait à se faire durement sentir. Sur l’ordre du commandant, un soldat gagna avec une échelle le toit d’une des bâtisses et inspecta soigneusement les environs. Déjà, le crépuscule commençait à embrumer la prairie, mais, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on n’apercevait pas un être vivant. L’homme redescendit.

Les assiégés se reprenaient à espérer. À la tombée de la nuit, Hughes Clamorgan et sa fille entendirent qu’on traînait le radeau à l’aide de cordes sur la pente inclinée de la rivière.

Vingt minutes après, les ténèbres étaient complètement venues.

L’inspecteur réunit les réfugiés. L’instant était grave. Aussi, fut-ce dans un profond silence que, d’une voix assourdie à dessein, il laissa tomber ces mots :

— La minute est venue, mes amis, d’où dépend notre salut ou notre perte. Retenez bien ceci : les soldats seuls, vous m’entendez, prendront place dans la chaloupe qui remorquera le radeau où vous vous tiendrez… Vous vous embarquerez sans hâte, sans trouble et avec ordre ; il y a place pour tous. Et maintenant, du sang-froid et plus une parole !

Précédés des trente hommes de la police, les réfugiés gagnèrent la crique creusée derrière le fort. Elsie Clamorgan se tenait tout près de son père, plus impressionnée qu’elle ne le fut jamais dans sa vie. L’imminence du danger, le calme ambiant si plein d’embûches, l’activité muette des soldats : tout se mêlait pour donner à cette scène nocturne un caractère extraordinairement troublant. Près de la coque sombre de la chaloupe, on devinait large et plat le radeau. L’instant était solennel. Un lourd silence d’angoisse étreignait la foule immobile.

Ainsi qu’il était convenu, les hommes de la garnison montèrent à bord les premiers. L’embarquement des réfugiés se fit ensuite, sans difficultés, d’ailleurs, dans le seul bruit innombrable et menu des pas : on eût dit un embarquement de fantômes.

Quand le dernier colon eut quitté la terre ferme, un léger glissement de chaîne annonça qu’on larguait les amarres, et, presque aussitôt, la chaloupe, entraînant le lourd radeau, sortit de la crique pour gagner le milieu de la rivière. Elle était à peine dans le courant qu’une horrible clameur, qui perça comme une lame froide le cœur de chacun des fugitifs, s’éleva aux abords du fort :

— Les voilà ! crièrent des voix de femmes terrorisées. Nous sommes perdus !

Quelques-unes s’évanouirent dans les bras de leurs maris. Des enfants se mirent à pleurer.

— Silence ! commanda Dickens. Les Indiens ne nous ont pas encore aperçus… All right ! On entendait par moments, quand les cris diminuaient d’intensité, de grands coups sourds et des craquements secs.

Évidemment, les Peaux-Rouges brisaient à coups de hache les palissades. Cela dura quelques minutes, au bout desquelles une lueur intermittente commença à s’apercevoir.

— Ah ! voilà qu’ils mettent le feu au fort ! s’écria miss Clamorgan en serrant convulsivement la main de son père.

Une flamme vacillante et fumeuse ne tarda pas, en effet, à s’élever, et, attisée par les incendiaires, elle monta et se propagea de telle sorte qu’en un instant elle eut poussé sa lueur rougeâtre jusque sur les eaux. La chaloupe et le radeau qui s’éloignaient lentement ne pouvaient désormais espérer d’échapper à ce cercle de lumière agrandi sans cesse. Bientôt, en effet, ils apparurent ; lourds de leur cargaison humaine, dans une clarté soudaine et sinistre, sur une rivière qui semblait de feu.

Un redoublement de vociférations annonça aux fugitifs qu’ils étaient découverts :

— À vos fusils ! cria Dickens. Et surveillez les rives !

Le conseil était bon. Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que des craquements secs crépitaient le long des berges. On entendit siffler les balles.

Un homme, non loin de Hughes Clamorgan, s’effondra en vomissant le sang.

Le farmer, qui tenait sa carabine prête, riposta. Ce fut comme le signal de la défense. Quelques colons armés l’imitèrent. Sur la chaloupe, une série de détonations éclata. Mais les fugitifs n’apercevaient de l’ennemi que des ombres agiles, habiles à se masquer derrière les troncs, les buissons des rives… La lente masse noire qui glissait au fil de l’eau était, au contraire, un but facile pour les balles indiennes ; chaque coup, presque, portait. Déjà, une dizaine de morts ou de blessés jonchaient le radeau, et la fusillade redoublait sur les berges.

L’affolement gagnait, chaque minute davantage, les femmes et les enfants. On les avait fait coucher, mais plusieurs, pris de panique, se levaient, comme pour fuir. Les uns poussaient des cris de terreur : les autres sanglotaient à pleine poitrine. Coup sur coup, près de miss Clamorgan qui avait bravement et inutilement brûlé les six cartouches de son revolver, plusieurs hommes s’effondrèrent. De temps en temps, un gros bruit mouillé annonçait qu’un corps venait de tomber à l’eau. La démoralisation s’emparait des colons, dont les munitions s’épuisaient et qui voyaient autour d’eux leurs compagnons, leurs femmes et leurs enfants fauchés par les projectiles. Sous leurs pieds mal assurés, ils sentaient le radeau tout visqueux de sang répandu. Ils comprirent qu’ils étaient perdus…

À ce moment, miss Clamorgan, debout au milieu des cadavres, éprouva un petit choc au front ; vivement, elle y porta la main, et ce contact lui laissa une légère sensation d’humidité. Elle regarda autour d’elle ; sur les rives que rayait à chaque instant l’éclair des coups de feu, sautillaient des ombres bizarres ; à droite, à gauche, partout des morts étendus, des blessés qui gémissaient, à deux pas d’elle, son père lui-même, un fusil fumant à la main, oscillait. Alors, prise d’un étourdissement subit, elle sentit qu’elle aussi s’en allait…


  1. L’inspecteur Dickens, qui commandait les troupes du Fort-Pitt, était le fils du célèbre romancier anglais.