Nouvelle Librairie Nationale (p. 18-27).


II
vers batoche

La querelle qui mettait aux prises les Bois-Brûlés et le Gouvernement anglo-canadien n’était pas d’origine récente.

Lorsqu’en 1867 les hommes d’État de la jeune « Puissance du Canada » avaient racheté à la Compagnie de la baie d’Hudson son privilège territorial, les indigènes qui erraient sur ces sept millions de kilomètres carrés et les douze mille Métis qui s’y livraient paisiblement au trappage et à l’agriculture étaient devenus du jour au lendemain des sujets de la reine.

Or, il sembla extrêmement fâcheux aux Canadiens anglais que ces Métis fussent, presque tous, des gens d’origine française, catholiques fervents et fort attachés au culte de leurs vieux souvenirs.

Aussi, et sans même attendre que l’arrangement avec la Compagnie de la baie d’Hudson fût ratifié à Londres, le Gouvernement envoya-t-il des arpenteurs pour cadastrer le nouveau territoire et préparer l’installation de colons anglais sur ces terres que les Métis avaient mises en valeur et dont ils possédaient la jouissance de droit immémorial.

Le procédé était des plus sommaires. Mais les délégués canadiens trouvèrent en face d’eux Louis Riel.

Ancien élève du collège de Montréal, intelligent et énergique, Louis Riel, alors âgé de vingt-six ans, protesta au nom de la justice en faveur de ses frères. Ses réclamations restant vaines, il n’hésita pas.

À sa voix, les Bois-Brûlés se soulevèrent en masse, et l’intervention de Mgr Taché, archevêque de Saint-Boniface, put seule empêcher une grave effusion de sang

De son côté, le Gouvernement, étonné d’une résistance à laquelle il ne s’attendait pas, consentit quelques garanties, et les demi-blancs déposèrent les armes.

Mais Louis Riel, pour échapper à d’implacables haines, dut s’exiler aux États-Unis.

Quinze années s’étaient écoulées depuis lors.

Lorsque Henry de Vallonges était arrivé sur les bords de la Saskatchewan, il avait pu se rendre compte qu’un nouvel orage grondait à l’horizon politique.

Riel, rappelé des États-Unis par ses concitoyens, à propos de cette brutale mainmise du Gouvernement sur la paroisse de Saint-Louis-de-Langevin, avait entamé, sans tarder, des pourparlers avec les hommes d’État de la « Puissance ».

Mais des mois passèrent sans apporter la solution désirée. S’il est exact, comme certains l’ont prétendu, qu’on ne cherchait qu’à pousser à bout les Bois-Brûlés afin de permettre à leurs adversaires de trancher la question par la force, l’expédient réussit à merveille. Irrité d’un tel mauvais vouloir, Riel s’était, en effet, résolu à d’énergiques mesures : président du Gouvernement provisoire des Métis, coup sur coup, il avait publié une « déclaration des droits », ordonné l’arrestation des représentants du pouvoir central et fait acclamer chef des forces insurrectionnelles son ami Gabriel Dumont. Après quoi, au nom de tous les demi-blancs de la Saskatchewan, il exigea justice immédiate.

Cette fois, la réponse ne se fit pas attendre : l’ordre arriva d’Ottawa à la police montée de se préparer à châtier les rebelles. Mais, dès le lendemain, le Gouvernement provisoire, prenant les devants, avait loyalement adressé à Thomas Mackay, délégué de la Confédération canadienne, et au capitaine Moore, commandant des troupes de la police, une déclaration de guerre rédigée dans les formes par Louis Riel.

Et c’est ainsi que, le 25 mars 1885, les hostilités s’étaient ouvertes par l’engagement heureux du Lac-aux-Canards.

Rapide comme un feu de prairie, la nouvelle de l’insurrection des Métis de la Saskatchewan se répandit du Manitoba aux rivages de l’Atlantique.

Dès le 23 mars, sir John Mac-Donald, premier ministre, avait avisé le Gouvernement canadien, réuni à Ottawa, de l’attitude inquiétante des demi-blancs et annoncé que, sur son ordre, le major général Middleton gagnait les districts insurgés avec des renforts importants.

Dans les premiers jours de ce printemps froid et venteux, coupé de tourmentes de neige, la colonne anglaise quittait, en effet, Qu’Appelle, point terminus de la ligne ferrée, pour les bords de la Saskatchewan.

Maintenant elle remontait vers le Nord, traînant après elle les sept cent quarante-cinq fourgons légers que la Compagnie de la baie d’Hudson et la ferme du major Bell avaient mis à la disposition de son chef, car le pays était sans ressources, et il avait fallu tout emporter, jusqu’aux fourrages.

Dans sa marche à travers l’immense prairie neigeuse et triste, aux ondulations à peine sensibles, semée çà et là de bouquets de peupliers et constellée de grandes mares, ce long convoi militaire avait quelque chose d’un peu lugubre, poussé sous ce ciel terne par un grand vent glacial. Les hommes, transis, avançaient sans grand courage, et les officiers eux-mêmes demeuraient mornes.

— Cette après-midi-là, pourtant — depuis quatre jours on avait quitté Qu’Appelle — il arriva qu’après une violente tourmente de neige un pâle soleil se prit à luire. C’était la première fois depuis longtemps, sans doute ; ce rayon incertain suffit à délier les langues et à dérider les faces.

— Edward, dit gaiement un petit lieutenant de carabiniers alerte et sec à l’un de ses compagnons d’armes, Edward, voici que le ciel devient comme votre figure quand vous voyez miss Clamorgan.

— Laissez donc, Charlie ! répondit non sans impatience l’interpellé, un garçon de belle taille, blond et presque imberbe. Je vous assure que je n’ai pas le cœur à la plaisanterie en ce moment.

Un peu piqué par l’accueil fait à sa gaieté, l’autre redevint grave :

— Pardonnez-moi, fit-il ; je suis un étourdi. C’est ce rayon de soleil qui en est cause.

Pendant un long moment, ils gardèrent le silence. Ce fut le grand blond presque imberbe qui, le premier, reprit la parole :

— Il ne faut pas m’en vouloir, Charlie, d’avoir montré un peu d’humeur tout à l’heure. Mais je me sens chaque jour plus inquiet, voyez-vous, depuis que les Indiens se sont soulevés. Je songe précisément à miss Elsie et à son père…

— Vous m’avez déjà parlé de cela une dizaine de fois, Simpson, depuis notre départ de Qu’Appelle. Mais une dizaine de fois aussi je vous ai répondu que la police montée était faite pour protéger les fermes et mettre les Indiens à la raison… Et puis, si votre futur beau-père voit un danger les menacer lui et sa fille, il aura bien l’esprit, je suppose, de gagner le Fort-Pitt, qui n’est pas très loin de son établissement.

— Voilà justement votre erreur ! riposta l’autre avec force. Hughes Clamorgan est de la dernière imprudence. Son mépris pour les alliés des demi-blancs est sans égal. Et puis, il a une confiance exagérée, comme vous-même, dans la police montée… Ah ! si je pouvais seulement lui écrire pour lui persuader…

— Écoutez, Edward, interrompit Charlie. S’il m’est impossible de vous administrer le repos d’esprit comme une potion, je puis, du moins, vous donner un conseil.

— Lequel ?

— Voici. Il y a une heure, une demi-douzaine de coureurs des plaines venus je ne sais d’où ont joint la colonne dans le but de se proposer comme éclaireurs. Et ils attendent la prochaine halte pour pouvoir s’entendre avec le général. Or, parmi eux, j’ai remarqué un gaillard à l’air déterminé et monté supérieurement. Peut-être pourriez-vous vous entendre avec lui pour faire porter votre lettre à master Clamorgan ?

À ces mots, la figure d’Edward Simpson s’éclaira. D’un shake-hand il remercia son compagnon :

— Excellente idée, mon ami… Très pratique…

Et Charlie, ayant hélé un éclaireur, le pria de vouloir bien mander de leur part un homme à foulard rouge qui chevauchait une jument baie à la queue de la colonne.

Trois minutes après, le cavalier le rejoignait.

C’était un demi-blanc « orcadien » (Métis d’Écossais et d’Indienne), de haute taille et de face sombre.

— Quelles seraient vos conditions ? interrogea Edward Simpson dès qu’il lui eut exposé son projet.

Le Sang-Mêlé réfléchit un instant :

— Il y a près de trois cents milles d’ici là-bas, dit-il enfin. Aller et retour, il me faut cinq bons jours… Et puis, il y a les risques… Ce ne sera pas moins de deux souverains…

— Hem ! Ce n’est pas peu…

— C’est à prendre ou à laisser.

— Allons ! c’est conclu… mais à la condition que vous partiez sans perdre une minute, aussitôt que vous aurez la lettre… Je vais l’écrire au prochain campement.

Le temps était redevenu sombre et menaçant. Une brise terrible soufflait emportant des flocons de neige épars qui venaient s’accrocher et fondre n’importe où : sur les fourgons, le dos des hommes, les croupes des chevaux.

Un peu avant la nuit, on parvint à l’une des cabanes solitaires qui marquaient les relais de la diligence primitive, chargée en temps normal du service entre Qu’Appelle et Batoche.

La colonne s’y arrêta, et l’on établit le campement.

Au milieu du cercle formé par les fourgons disposés en enceinte, roue contre roue, à l’américaine, on dressa les tentes. Des pelotons d’hommes furent envoyés au bois et à l’eau, et bientôt d’épaisses fumées s’élevèrent, emportées et dissoutes par le vent, à mesure qu’elles montaient dans l’air glacial.

Assis sur un paquet de couvertures, Edward Simpson écrivait fiévreusement à la lueur incertaine d’une lanterne. Il faisait part au farmer Hughes Clamorgan de ses inquiétudes, de ses anxiétés même, en apprenant le soulèvement des Indiens Cris et Stonies. Il essayait de le convaincre de la gravité de la rébellion, du danger qu’il y aurait à tenter de défendre son établissement, et le suppliait de se réfugier au plus tôt avec sa fille, soit au Fort-Pitt, soit à Prince-Albert, sous la protection plus immédiate des forces canadiennes. Il exprimait aussi l’espoir que l’énergie et l’habileté du général Middleton ne tarderaient pas à rétablir l’ordre sur la Saskatchewan, en sorte que son union avec miss Elsie ne serait pas trop reculée par cette malheureuse campagne.

Cette lettre achevée, il en écrivit une seconde adressée, cette fois, à miss Clamorgan, et dans laquelle il la priait d’user de toute son influence pour engager son père à gagner un poste militaire. Il ajoutait que son souvenir le soutiendrait durant les épreuves de cette campagne dont il espérait sortir indemne, et il terminait en la priant de vouloir bien joindre à sa réponse un objet personnel qui lui permettrait de s’assurer que l’envoyé s’était acquitté honnêtement de son message.

Le jeune officier remit lui-même ces lettres au Métis qui attendait en dehors de l’enceinte, L’homme promit de gagner, le soir même, le prochain relais et de repartir le lendemain dès le point du jour pour Humboldt.

Simpson suivit des yeux aussi longtemps qu’il put la silhouette équestre qui disparaissait dans la nuit, après quoi il rentra dans le camp pour le repas que n’allait pas tarder à suivre un repos dont chacun sentait, quoique à divers degrés, selon ses forces, l’impérieuse nécessité.

Les jours suivants, la colonne continua sa marche lente dans le vent glacé, sous le ciel triste, à travers l’interminable prairie, la même toujours, avec ses bouquets d’arbres épars et ses flaques d’eau glacée.

À mesure que l’on avançait, les tourmentes de neige devenaient plus rares, mais le dégel qui commençait, quoique bien faiblement encore, à se faire sentir, rendait les marches plus pénibles.

Le 11, qui était le cinquième jour du départ de l’Orcadien, Edward Simpson commença à interroger l’horizon du côté du nord. Mais la nuit vint sans lui apporter aucune nouvelle.

Durant toute la journée du lendemain, rien encore. Déjà il s’inquiétait lorsque, sur le soir, tandis qu’il rangeait ses couvertures, Charlie Went pénétra en coup de vent dans sa tente :

— Edward… votre homme !

— Où est-il ?

— À peine arrivé, il a demandé à parler tout d’abord au général… Il prétendait avoir des choses graves à annoncer… Il y a sûrement du nouveau… Venez vite !

En un clin d’œil, ils furent dehors.

Le capitaine Wise, un des aides de camp de Middleton, passait à ce moment même non loin d’eux, très vite. Il leur cria au passage :

— Mauvaises nouvelles du Nord. Les Indiens ont incendié…

Le reste de sa phrase se perdit dans le vent qui soufflait en tempête.

— Voilà votre homme ! s’écria Went. Il va nous renseigner.

Edward s’élança vers le messager, et, tout haletant :

— Eh bien ?

— Rien de bon, sir… La ferme est brûlée.

Pâle comme un suaire, Simpson questionna dans un souffle :

— Les Indiens ?

— Oui, sir… par les Indiens.

Et l’Orcadien, lui tendant un papier plié en quatre, ajouta :

— Je n’ai trouvé que cela… dans la cour.

À la lueur du falot accroché à l’un des chariots, Edward déplia la feuille de ses doigts tremblants. Elle ne contenait que trois ou quatre lignes, mais les mots papillonnaient devant ses yeux troublés.

— Lisez, dit-il d’une voix sourde à Went, qui l’avait suivi.

Et Charlie lut :

« Miss Clamorgan, les Cris sont sur le point de surprendre le village de Frog-Lake. Vous êtes sur le chemin de Frog-Lake au Fort-Pitt. Fuyez au plus vite. »

Il n’y avait pas de signature.

— Mais alors, s’écria Simpson, un espoir dans les yeux et dans la voix, mais alors, ils sont en sûreté au Fort-Pitt !

Implacablement l’Orcadien, de son ton toujours égal, annonça :

— Il n’y a plus de Fort-Pitt, sir. Je viens justement d’aviser le major général que les Indiens l’ont brûlé ces jours-ci…

Cette fois, il sembla à Edward Simpson qu’il venait de recevoir un coup de massue sur la tête.

Blême, anéanti, il se laissa tomber sur un timon de chariot, les coudes aux genoux et la face dans les mains…