Nouvelle Librairie Nationale (p. v-x).


PRÉFACE


M. Poirier tient à ce qu’un Canadien présente son roman au public.

Il ne faut voir dans ce désir de l’auteur qu’une délicate attention pour ses compatriotes d’outre-mer ; car cette préface ne saurait rien ajouter au caractère de l’ouvrage déjà rempli des choses du Canada ; — je ne dis pas « des choses de chez nous », parce que « chez nous », c’est plutôt la province de Québec, qui se trouve à quelque trois mille kilomètres du nord-ouest. Mais, à cause de l’intérêt que nous avons pris à l’insurrection des Métis, il peut convenir en effet qu’un Canadien français écrive la préface de ce livre. Il n’eût sans doute pas convenu qu’il écrivit le livre même.

Écrit par l’un des nôtres, ce roman serait pris pour une thèse ; on chercherait à y voir l’expression d’une opinion politique. La révolte des Métis a trop profondément ému la population du Canada, le nom de Riel a été mêlé à des luttes trop violentes, et le souvenir en est encore trop vif, pour qu’un Canadien français puisse, sans ranimer certaines polémiques et des haines presque éteintes, prendre pour cadre d’un roman les événements de 1885.

Mais un écrivain de France, pour qui l’espace éloigne davantage ces événements, pouvait le faire. Et il est heureux qu’il s’en soit trouvé un pour l’entreprendre.

M. Poirier a placé au milieu du drame historique, et mêlé à ce drame, l’histoire intime et tragique d’une famille de métis français. Ce n’est pas un prétexte pour parler de Riel, de Gabriel Dumont, de Gros-Ours, et des autres chefs, et pour raconter la révolte et son dénouement ; c’est une trame liée naturellement au fait historique, et qui lui emprunte, sans le défigurer, ses principaux ressorts.

Ai-je besoin de dire que ce roman excitera chez nous le plus vif intérêt ? Sans doute, la scène ne se passe pas dans notre vieille province, nous ne sommes pas les acteurs du drame, et les mœurs décrites ne sont pas les nôtres. Mais les Canadiens français se sont trop passionnés de la cause des Métis, pour que ce livre ne leur plaise pas singulièrement. L’auteur, cependant, a eu soin de respecter l’histoire ; bien que sa sympathie soit franchement marquée, il ne prend pas plus de libertés qu’il n’est permis à un romancier.

Ai-je dit que je ne pouvais rien ajouter à la peinture que fait M. Poirier des Métis et de leur chef ?… J’ai gardé mémoire d’une entrevue à laquelle les lecteurs des Arpents de Neige prendront peut-être quelque intérêt.

C’était le 20 juillet 1886, peu de temps après l’exécution de Riel. Je me trouvais avec quelques compagnons de voyage, au Manitoba, dans le village où vivait la mère du chef des métis. On nous avait dit que la malheureuse mère aimait à recevoir des Canadiens de la province de Québec, où son fils avait compté tant d’amis. Nous nous rendîmes chez elle. Nous savions que la douleur, parfois, la faisait divaguer, et nous voulions lui parler le moins possible de son fils ; mais, dès l’abord, elle se mit à nous dire sa peine…

Je notai ses paroles, et, je ne sais pourquoi, j’ai toujours gardé ces notes sténographiques. J’en donne aujourd’hui, pour la première fois, la transcription, en omettant tout ce qui, dans la conversation, n’est pas de Mme Riel.

Sans doute, il n’y a dans ces paroles sans suite, incohérentes, rien de remarquable ; le langage est fruste, parfois incorrect. Cependant, de les entendre de la bouche de cette vieille femme, ridée, voûtée par l’âge, mais ardente encore, et dont les yeux lançaient des éclairs ou se voilaient de larmes, c’était poignant. Des sanglots parfois l’étouffaient ; parfois sa voix se faisait douce et caressante, parfois dure et vengeresse.

Voici le discours étrange de Mme Riel :

« J’ai une plaie profonde au cœur… Mon enfant… mon enfant ne reviendra pas !… mon enfant sur l’échafaud !… Louis Riel, mon martyr !

« Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que je souffre ! Il y a des jours où je voudrais me voir loin, bien loin, seule au milieu du bois. Mon cœur est bien malade.

« Mon enfant ! ils ont pris mon enfant !… Il y en a qui se taisent quand ils souffrent ; mais pour moi, ce n’est pas possible, il faut que je parle, il faut que je crie ma peine !… Je souffre… Parfois je dis au bon Dieu : « La mort ! la mort ! » Mais il n’est pas temps…

« Pauvre enfant !… Il y a une chose qui me pèse sur le cœur ; c’est mon remords : je l’ai grondé une fois. Lui qui était si bon pour moi, je l’ai grondé, et il m’a dit : « Maman, pourquoi me grondez-vous, vous, ma « seule consolation ? » Il n’avait que moi pour le consoler, et je l’ai grondé !

« Pour le perdre, ils ont dit qu’il ne faisait pas sa religion. Je le sais, moi, qu’il la faisait, et je le prouverai un jour, au ciel ! À tous ceux qui viendront me dire cela, je leur répondrai : « C’est un mensonge ! » Je n’en excepte pas un seul ! À n’importe qui ! n’importe qui ! Je suis une femme, mais j’ai ma conscience pour moi. J’ai la vérité, moi !

« Il y en a qui sympathisent avec moi, là-bas ; mais ici, il n’y a personne… Ceux qui sont contre mon enfant, malheur à eux ! Malheur ! Malheur !…

« —
..............................................................................................................................................................
 

« — Mon préféré ?… Je n’ai pas de préféré parmi mes enfants. Mais, quand il y en a un qui souffre, je suis avec lui.

« —
..............................................................................................................................................................
 

« — L’amnistie ?… Il est trop tard ! Pourquoi accorder l’amnistie à cette heure ? Il fallait l’accorder avant…

« Pauvre enfant ! Ils ont voulu m’empêcher de le voir, dans sa prison… Moi, sa mère !…

« J’aime le bon Dieu. Mais, je vous le dis, parfois il n’est pas possible de ne pas s’irriter…

« Ils ont voulu m’emmener au Canada[1]. Mais non. Mon père et ma mère étaient parmi les grands ; mais moi, j’ai vécu parmi les petits. Il faut y rester. Quand on souffre comme ça, il n’y a pas de coin assez petit pour se cacher…

« L’autre jour, j’ai vu sous les arbres une tombe et une bannière ; le vent battait au nord-ouest sur la bannière et le cercueil…

« Dans sa prison, il y avait une petite allée, où il marchait, en songeant, comme ici ; il me dit : « Là-bas, je durcissais la terre avec mes pieds, ici, ce sont mes « chaînes » ; et il traînait son boulet et ses chaînes.

« Mon enfant, ils ont tué mon enfant ! C’est la plus grande injustice. Je regarde ça comme le plus grand malheur du pays. Ma peine est une peine publique. Il avait fait plus de bien au pays que n’importe qui. Il était innocent, j’en fais le serment ! Ma conscience me le dit… J’ai la vérité !…

« On dit que je suis folle. Il y en a qui nous méprisent. Ah ! le mépris, c’est le pire de tout !… Ils ont méprisé mon enfant !

« Dans la prison, ses enfants lui disaient : « Viens-t’en ! papa, viens-t’en ! » Moi, je lui cachais ma douleur.

« Je souffre ! Je souffre ! Je pense qu’il n’y a pas de mère qui ait souffert comme je souffre. Ah ! mon cœur est bien malade.

« J’ai prié, j’ai prié, et pourtant ils l’ont tué !… Ah ! quand je pense à ceux-là, je sais que c’est contre la religion, mais… Malheur ! Malheur !…

« Il y en a qui m’ont dit : « Pourquoi est-ce qu’il ne s’est pas sauvé comme les autres ? » C’est pour sauver les femmes et les enfants, pour les empêcher d’être massacrés.

« Ceux qui sont pour mon enfant, c’est comme des parents… »

Et la pauvre femme serrait contre elle Marie-Angélique et Jean, les deux orphelins, dont le père, Louis Riel, était mort sur l’échafaud.

Adjutor RIVARD,
de la Société Royale du Canada.

  1. « Au Canada », c’est-à-dire, dans la province de Québec, le Canada français. (A. R.)