Il faut que ça change !


L’argument le plus sérieux que l’on m’ait présenté en faveur du chambardement de nos institutions, le voici :

« La guerre d’idées et de systèmes que se font aujourd’hui deux mondes provient de la nécessité du changement dans tout organisme vivant. C’est un fait biologique. Comme les individus, les sociétés naissent, vivent et meurent. Il en est ainsi de notre démocratie libérale. Si elle ne répond plus aux besoins de l’époque, elle doit s’effacer devant un autre régime. »

Je concède la valeur de cet argument. Tout change, tout doit changer. Avant d’aller plus loin, je nie qu’il faille tuer toutes les libertés individuelles pour marquer un progrès. Je nie également que les institutions démocratiques, telles que nous les avons connues depuis un siècle, aient été statiques. Quand on fait de bonne foi la comparaison du présent au passé, on constate au contraire qu’une révolution pacifique s’est produite chez les peuples qui y furent soumis.

Oui, certes, tout se transforme. Il faut savoir combien de temps il a fallu aux premiers hommes pour former un langage articulé, apprendre à se servir du feu dans la cuisson des aliments, fondre et marteler les métaux, grouper les familles nomades en sociétés organisées, formuler des lois, répandre la parole écrite, remplacer la barque et la voile par le bateau à vapeur, substituer le télégraphe au sémaphore et la radio au concert familial de piano, former une civilisation où la loi du talion devint la loi d’amour, donner sans espoir de retour et recevoir en disant merci, il faut savoir, dis-je, combien de siècles, combien de millénaires se sont écoulés entre chaque étape, pour mesurer le chemin parcouru et admettre l’impossibilité du repos chez l’animal raisonnable. La mort seule est le repos, et c’est une petite phrase bien profonde que celle que l’on grave sur les pierres tombales : Requiescat in pace. Le repos total n’a jamais rien produit. Quand, dans le langage courant, on dit d’un individu très actif qu’il se repose, on n’a pas le terme propre : il ne se repose pas, il récupère.

Il est donc aussi vain de penser qu’il ne faut rien changer aux conditions existantes, qu’il est dangereux de vouloir détruire tout le passé et tout le présent sous prétexte de progrès. La nature est violentée aussi bien par les réactionnaires têtus que par les destructeurs stériles. Dans les excès de l’intellectuel et de l’artiste comme dans les errements des théoriciens et utopistes d’un prétendu ordre nouveau, il faut voir moins des signes de décadence que des énergies errantes, énervées, inquiètes et fatiguées, qu’il appartient à la raison des sages de ramener à l’action féconde. On ne tue pas des énergies, on les canalise pour le bien de l’individu et de la communauté. Si les derniers tenants de la raison et de l’équilibre manquent d’imagination au point de ne pas savoir l’emploi utile de toutes ces forces égarées, il ne leur reste plus qu’à subir leur triste sort : le monde passera par des orages terrifiants, et le calme ne renaîtra sur la planète qu’à compter du jour où la douleur et l’instinct de conservation seront plus forts que les fantaisies cruelles de quelques inconscients de génie pour qui les individus et les peuples ne sont que des cochons d’Inde.

Les hommes doués d’intelligence, de raison, de bon sens, d’expérience et d’imagination ne doivent pas, comme ils l’ont toujours fait dans le passé, se retirer dans leur tour d’ivoire et attendre d’y être étranglés. Ils n’ont pas le droit de rester simples spectateurs du grand drame de l’inquiétude humaine et de livrer ainsi leurs frères à la voracité des démagogues, des gangsters et des faux thaumaturges. Désormais, il est contraire à l’intérêt personnel de chacun de pratiquer l’égoïsme ou l’indifférence. Pour le bien ou pour le mal, les masses ont pris conscience de leur force parce qu’elles ont appris à se compter et à s’unir. Insuffisamment éclairées pour se guider d’elles-mêmes, elles suivent nécessairement des bergers, bons ou mauvais. Elles seront des agents de destruction suivant l’impulsion donnée par les chefs qui se seront imposés à leur confiance. Ou bien il faudra s’occuper d’elles, leur assurer un minimum de bien-être, ou bien elles obéiront à la poussée aveugle de l’instinct.

Par bonheur, des milliers d’hommes raisonnables y ont pensé. Tous les chefs dignes de ce nom, depuis des années, ont tracé des plans d’avenir où le souci d’améliorer la condition humaine se joint au désir sincère de sauver la liberté. Certes, aucun plan de ce genre ne peut se réaliser dans son entier : les événements et la vie se chargent de modifier tous les plans. On construit rarement une maison sans en altérer maints détails de l’idée première. Combien plus difficile est d’arranger longtemps d’avance la maison d’une nation ou même d’un univers. L’important est que des milliers de cœurs et de cerveaux se soient imprégnés de la volonté de réforme des conditions sociales et économiques dans les cadres du droit et du bonheur de l’individu dressé contre les empiétements de l’État.

On peut donc espérer que, de cette crise de croissance prolongée, dont l’humanité souffre depuis trente ans, il résultera un progrès sensible. Toutefois, en admettant la nécessité du changement, je puis affirmer sans crainte que, depuis un siècle, ce sont les démocraties où fleurissent l’initiative individuelle et la libre entreprise qui ont évolué le plus rapidement, qui ont le plus changé. Grâce à la souplesse de leurs institutions, elles ont pratiqué une sorte de révolution quotidienne.

Le mensonge de la propagande contemporaine, c’est d’avoir créé des épouvantails avec les mots « capitalisme » et « trusts » et d’avoir affirmé que, sous des puissances d’argent, aucun changement favorable aux droits populaires n’est possible.

La réalité, c’est que, sous les régimes du capital individuel, surtout en Amérique, les individus jouissent non seulement d’une plus grande somme de liberté, mais aussi de changements sociaux plus réels et plus avantageux pour chacun. Par exemple, nous n’avions nullement besoin des leçons de Moscou pour fonder des syndicats ouvriers, instituer des allocations familiales et des pensions de vieillesse, fixer la durée de la semaine de travail et le salaire minimum, accorder les indemnités aux victimes des accidents du travail et les compensations de l’assurance-chômage, donner l’instruction gratuite et obligatoire et passer, d’une année à l’autre, une foule de mesures de protection économique et sociale.

C’est dire que la révolution sociale, même en pays capitaliste, s’accomplit graduellement et pacifiquement, au fur et à mesure que les circonstances, les moyens de production et l’opinion publique le permettent. Et cette ascension des masses dans l’échelle du bien-être se réalise sans qu’il soit besoin de sacrifier les libertés les plus chères du citoyen.