Les anciens couvents de Lyon/14.4. Fondation

IV
fondation de la chartreuse de lyon

Vers le milieu du mois d’août 1584, un roi de France faisait une entrée solennelle dans sa bonne ville de Lyon. Seigneurs et vilains, gentilshommes et nobles dames, maîtres des jurandes et artisans, gens d’armes et gens d’Église, se pressaient en foule à cette cérémonie royale, mêlant leurs couleurs, leurs costumes et leurs bannières. Parmi les députations religieuses convoquées à cette fête, on remarquait deux moines en blanc scapulaire, à la tête rasée, qui n’avaient guère l’habitude de paraître dans ce tumulte du monde. C’étaient des religieux de la Grande-Chartreuse, au diocèse de Grenoble. Ils venaient demander au roi de France, Henri III, de décider qu’une maison de leur ordre fût établie à Lyon.

Le roi était très favorable aux ordres religieux ; dès la première année de son règne (1574), il avait manifesté aux Chartreux toute sa bienveillance en leur accordant les lettres patentes qui suivent :

« Lettres patentes, qui concernent toutes les Chartreuses, accordées à la demande des Prieur et religieux de la Grande-Chartreuse, portant qu’il est défendu de les inquiéter en manière que ce soit, eux, leurs convers, donnés, familiers et serviteurs domestiques, prendre ni arrêter leurs bêtes et denrées quelconques… Sont les dits suppliants et toutes les maisons de l’ordre, privilégiés, exempts, francs et quittes par tout notre pays du Dauphiné et royaume de France, pour leurs denrées, affoux et provisions, de toute servitude, exaction et paiement de péages, entrées, issues, travers, revers, truyages, gabelles ordinaires et extraordinaires, impôts, emprunts, aides, dixièmes, quatrièmes, tailles, etc. Signé : le roy dauphin. »

La demande des religieux ne pouvait qu’être bien accueillie par le roi, qui octroya l’autorisation sollicitée et voulut que cette nouvelle fondation prît le nom du Lys-Saint-Esprit, en souvenir de l’ordre de chevalerie qu’il avait institué. Monseigneur de Mandelot, alors gouverneur de la ville, fut chargé d’en choisir l’emplacement. Il y avait, au sommet occidental de la côte Saint-Sébastien, dans une situation merveilleuse et dans la solitude, un vaste territoire, appelé la Giroflée, à cause des fleurs de ce nom qui y croissaient en abondance. C’est cet endroit qui fut choisi pour la fondation nouvelle.

La Chartreuse de Lyon n’occupa pas tout d’abord le vaste emplacement qu’elle occupa plus tard ce n’est que par des acquisitions successives qu’elle arriva à son complet développement. Pour n’avoir pas à y revenir, donnons dès maintenant le détail de ces divers achats : La première acquisition de terrain fut faite le 17 octobre 1584. Les Pères Chartreux achètent du sieur Étienne Mussio, seigneur et marquis de Vaulx-en-Velin, le tènement dit la Giroflée, au prix de quatre mille écus d’or sol, soit 12.000 francs. — En 1593, ils achètent de Guillaume Mury, dit Venart, une terre de la contenance d’une bicherée environ et située proche de la grande église, au matin, au prix de 330 fr. — Cette même année ils traitent avec François Guigo et Françoise Truitat pour l’achat d’une maison et d’une terre de trois bicherées de superficie, situées près de la grande église, au prix de 630 fr. — En 1598, ils achètent du sieur Benoît Guigo, dit Varambon, une terre de trois coupées, située près de l’église, côté du matin, au prix de 300 fr. — En 1604, ils font l’acquisition au prix de 3.150 fr., de Messieurs Le Juge, des cinq sixièmes de leur maison, vignes, etc., situées au soir du grand cloître (aujourd’hui le Sacré-Cœur). L’année suivante, ils complètent cette acquisition en achetant la sixième et dernière partie, au prix de 630 fr. — En 1609, ils achètent de Claudine Roux, veuve de Pierre Gras, un tènement de trois bicherées, qui depuis devint une pierrière, au prix de 960 fr. — En l’année 1610, il est procédé à un échange entre M. François de Baglion, baron de la Salle, et la Chartreuse : celle-ci remet à celui-là un fonds qu’elle venait d’acquérir, appelé la Gelaz, et en retour M. de la Salle remet aux pères de la Chartreuse de Lyon une pièce de terre qui fit plus tard la plus grande partie du grand cloître, un jardin et une vigne. — En 1616, le sieur Jean Roger, dit Robert, vend aux religieux une petite maison et un jardin joignant le fonds Mury, c’est-à-dire près de l’église et au levant, au prix de 342 fr. — En 1648, les Pères rachètent le domaine de la Gelaz (rue des Chartreux) qui avait été donné au baron de la Salle, ils le paient 11.300 fr. — En 1651, on achète au dit baron le tènement de la Roche, situé le long de la Saône, il est payé 16.450 fr. — En 1653, le seigneur d’Yon vend à la Chartreuse le château d’Yon (aujourd’hui les sœurs de Saint-Joseph occupent cet endroit) au prix de 13.300 fr. — En 1661, un sieur Claude Foucaut vend une maison, une vigne et un jardin, payés 7.000 francs. — En 1662, on achète d’un sieur Marc Perrachon un tènement de maisons, qui fut appelé Tenailler ; il y avait là le four, la buanderie, etc. C’est là que sont aujourd’hui les écuries et les granges de la maison des missionnaires, ainsi que le logement de quelques domestiques. — Enfin, pour ne pas être trop long et peut-être fatigant, en 1664, Benoît Sivella et Édouard du Vernay ; en 1666, François Mury et Jean Grospierre ; en 1667, Étienne Rogier ; en 1669, Jacques Boucharlat ; en 1678, Pierre Bachelu ; en 1683, veuve Aimé Paige ; en 1683, Thomas Ducreux, et en 1684, Étienne Bachelu vendirent aux Pères Chartreux différents lots de terrain qui complétèrent la grande propriété de la Chartreuse de Lyon. Ces diverses acquisitions coûtèrent net 131,735 fr., auquel prix il faut ajouter pour lods et milods environ 13.000 fr., et pour amortissements et indemnités 26.000 francs, ce qui donne un total de 170.735 fr. environ.

Les religieux qui vinrent à Lyon, pour cette fondation, étaient peu nombreux ; ils avaient pour prieur le père Marchand, qui ne tarda pas à être Général de l’ordre. Ils ne songèrent d’abord qu’à élever une simple chapelle et quelques bâtiments pour leur servir d’habitation ; mais les commencements étaient si restreints qu’ils ne tardèrent pas à être obligés de donner à ces différentes constructions des développements plus considérables. Il y eut un plan général à la réalisation duquel on travailla par parties, successivement, à différentes époques, et avec des suspensions plus ou moins prolongées.

Dom Marchand étant devenu supérieur général, dom Bazemont lui succéda, mais à proprement parler, il faut regarder dom Jean Thurin comme le premier supérieur, car ce n’est que sous sa direction qu’on commença à former une communauté en règle. Sous son administration et sur les ordres du général dom Marchand, qui s’intéressait beaucoup à son œuvre, on entreprit les travaux considérables qu’on avait projetés. Il fallut commencer par s’assurer de la bienveillance du Consulat, et obtenir de lui l’autorisation de tirer de la pierre du rocher qui bordait la Saône, au lieu où s’est établi, plus d’un siècle après (1703), le Magasin à poudres sous la direction du maréchal de Vauban. Voici le procès-verbal de la séance consulaire du 17 mars 1590, qui octroyé cette autorisation :

« Les Révérends Prieur et religieux de la Grande-Chartreuse, chefs de l’ordre des Chartreux, exposent que, depuis quelques années, ils ont commencé en cette ville une église et monastère de leur ordre ; que pour cela ils avaient acquis un grand tènement éloigné de la fréquentation du peuple ; auquel tènement, dès la dite acquisition, ils firent bâtir une petite chapelle et édifier quelques bâtiments pour leur habitation, mais ne suffisant pas pour recevoir les religieux de leur ordre passants, et loger les résidents, et qui y célèbrent le service divin, suivant leur constitution ; ils désireraient augmenter leur église et les autres bâtiments, ce qui sera d’autant embellir et décorer cette ville, mais ils ont besoin d’une permission spéciale de faire tirer de la pierre de telle pierrière voisine la plus commode. Outre ce, demandent que les privilèges octroyés à leur ordre par les rois de France leur soient maintenus et accordés en cette ville comme dans les autres villes du royaume.

« Les sieurs échevins, désireux d’attirer dans cette ville toutes sortes de dévotion et de piété, considérant que les dits religieux Chartreux n’apportent aucun dommage, mais plutôt profit au peuple, parce qu’ils ne sont mendiants, mais plutôt charitables et donnent de grandes aumônes, et aussi que les édifices qu’ils veulent élever seront autant de décorations et embellissements à la ville, leur ont permis de tirer et de faire tirer de la pierre au lieu qui leur sera le plus commode, pourvu que ce soit sans l’incommodité des particuliers, à la charge de bailler le modèle dudit bâtiment avant que de le commencer, afin de considérer si, pour sa situation, il pourrait avec le temps être nuisible et causer préjudice à la ville ou non. Quant à leurs privilèges, le Consulat, après les avoir vus et examinés, consent, autant qu’il lui est, qu’ils en jouissent pleinement en cette ville, sans qu’il leur y soit fait aucun trouble, et ordonne que les dits privilèges seront insérés au registre à la suite du présent acte. »

Dès lors on se met à l’œuvre, on commence l’église et le cloître. Le 19 mars de cette même année 1590, on passe des conventions avec le sieur Jean Magnan, architecte, pour commencer les travaux le 1er avril. Après les stipulations et engagements divers, cette pièce se termine ainsi : « Et s’il arrive que quelqu’un des ouvriers vienne à blasphémer le saint nom de Dieu ou tenir quelqu’autre propos mal dit, il sera tenu de vuider incontinent ledit atelier sans difficulté. » Le 3 avril, nouvelles conventions avec le sieur Jean Magnan ; seulement, à côté du nom de dom Jean Thurin, on voit le nom de Guillaume, évêque, profès de la Grande-Chartreuse, agissant au nom du T. R. P. dom Jérôme Marchand, général. Dom Guillaume Shelsoom était Écossais de naissance et avait été évêque de Dumblan ; mais quand l’Écosse abjura le catholicisme, il vint à Rome et bientôt fut nommé à l’évêché de Vaison, dans le comtat Venaissin. Il quitta son siège pour entrer à la Grande-Chartreuse ; il devint dans la suite prieur de la Chartreuse de Lyon, et enfin prieur de la Chartreuse de Rome, où il mourut en 1593 ; c’est sous l’auspice de ces deux hommes que fut commencée la Chartreuse de Lyon. L’historien Rubys dit de son côté : « À la diligence d’un bon père de l’ordre des Chartreux, nommé dom Guillaume Chezome, Écossais de nation, autrefois évêque de Vaison, au Comtat de Venisse et Ambassadeur de la très chrétienne Royne Marie à Rome et en France, fut donné commencement au bâtiment qu’ont entrepris de faire, en la coste Sainct-Sébastien et au lieu qui auparavant s’appelait la Giroflée, les religieux du dit ordre de la Chartreuse, et où ils ont commencé d’avoir un couvent, et y mitla première pierre M. le Marquis de Saint-Sorlin (depuis duc de Nemours) et fut le lieu bénist et consacré parce digne prélat et vray mirouër de piété, Messire Pierre de Villars, révérendissime archevêque de Vienne. »

En 1589, Henri III, le vrai fondateur de la Chartreuse de Lyon, était mort, et cette fondation n’avait alors que des commencements rudimentaires. Henri IV, qui lui succéda, jaloux de continuer l’œuvre de son prédécesseur, ou plutôt faisant sienne cette œuvre inaugurée avant lui, par lettres patentes du mois de janvier 1602, s’en déclara le fondateur. Il maintint les Chartreux dans leurs exemptions et franchises et les gratifia en outre d’une somme de dix mille écus sol, à prendre sur les îles formées par le Rhône depuis Lyon jusqu’aux limites du territoire de Saint-Genis-Laval. À cette occasion, il écrivit encore au Consulat la lettre suivante : « 15 janvier 1602. — De par le roy. — Très chers et bien amez, encore que nous ne doubtions point que les gens d’Église ne vous soient assez recommandez, toutefois ayant une particulière affection et dévotion au Monastère des Chartreux de notre ville de Lyon, nous vous avons bien voulu escrire notre lettre affin que vous ayez les religieux dudit ordre et ladite maison en toute bonne et favorable recommandation, et que, se présentant une occasion de les gratifier, vous leur fassiez paroistre que cette lettre ne leur aura pas esté inutile, et vous nous ferez service très agréable. Escript à Paris le xve jour de janvier, signé Henry, et plus bas, de Neufville. » Les rois Louis XIII, en 1617, et Louis XIV, en 1663, confirmèrent leurs exemptions et privilèges. Nous allons voir maintenant et successivement les phases diverses de la construction de l’église et du monastère.