Les ancêtres du violon et du violoncelle/Les Luthiers

Laurent Grillet, 1851-1901
Les ancêtres du violon et du violoncelle, les luthiers et les fabricants d’archets
Paris, C. Schmid (2p. 167-171).

atelier de luthier au xviiie siècle
(Encyclopédie de Diderot et d’Alembert).



LES LUTHIERS
I


Les débuts et les progrès de la lutherie ayant été suffisamment décrits dans les chapitres précédents, nous n’allons pas en reparler de nouveau, mais dire seulement quelques mots sur le vernis auquel s’intéressent si vivement les artistes, les amateurs et les luthiers.

II

Quatre pâtes bien distinctes se remarquent dans les vernis italiens.

Considérée comme la plus ancienne, celle qui recouvre les instruments de Gasparo da Salò, Giovanni-Paolo Maggini et autres luthiers de l’École de Brescia est aussi la plus brune de toutes. Cela provient sans doute de l’application d’une couche préparatoire sur le bois, laquelle a dû foncer celui-ci avec le temps. Toutefois, les maîtres de cette ville devaient utiliser, en outre, une gomme que l’on n’employa pas dans les autres Écoles d’Italie, et qui donne au vernis de Brescia la douceur de ton si remarquable qui le caractérise.

La plus appréciée et aussi la plus connue, est la pâte dont firent usage les grands Crémonais Amati, Stradivari, Guarneri et quelques-uns de leurs disciples. Ici, il n’y a pas de couche préparatoire sur le bois, comme à Brescia ; par suite, le vernis est très transparent et possède ce reflet doré si profond, qui excite l’admiration. Fait assez curieux : en général, les vernis de l’École de Crémone ne sont pas encore complètement secs, et cela, malgré leur ancienneté. La chaleur les amollit à tel point qu’ils peuvent conserver l’empreinte de la peau, lorsqu’on y applique la main à une certaine température, en été par exemple. C’est la preuve bien évidente que les Crémonais se servaient exclusivement de gommes qui gardaient toute leur souplesse, et nous ne doutons pas que ce soit une des causes de la belle sonorité, chaude, vibrante et si en dehors que possèdent leurs instruments. Mais que ces vernis sont fragiles ! Il ne faudrait pas mettre un violon crémonais, ou tout autre italien de la belle époque, près d’une vitre, ni au soleil ; en peu de temps la couleur de son vernis s’affaiblirait sensiblement et perdrait beaucoup de sa puissance. Ne s’attendant pas à un pareil désagrément, et désireux d’en faire admirer de beaux spécimens, certains luthiers commirent l’imprudence de les exposer dans leurs vitrines ; et la nuance de ceux-ci, de rouge qu’elle était, ne tarda pas à devenir rose pâle. Un œil exercé peut même en deviner la cause assez facilement ; car les Italiens employaient des couleurs végétales, lesquelles ont l’inconvénient de s’éteindre au grand jour.

Également très appréciée, la troisième pâte diffère de la précédente par l’application, et aussi par l’addition de certains produits qui l’ont fait craqueler. Montagnana, Goffriler et autres Vénitiens firent usage de ce genre de vernis qui ne manque pas de qualités et possède une chaleur de ton inimitable.

À de rares exceptions, la quatrième pâte fut celle de la décadence des vernis italiens. Pourquoi les luthiers d’alors ont-ils adopté des procédés autres que ceux de leurs prédécesseurs ? C’est ce que l’on ne peut s’expliquer. Les Grancino, Testore, Gagliano, Landolphi furent les propagateurs de la nouvelle méthode. On doit cependant reconnaître que certains Guadagnini conservèrent encore quelques principes du beau vernis.

Il est très regrettable que ces luthiers, d’une valeur réelle, n’aient pas conservé les belles traditions des anciens maîtres. C’est une vraie perte pour l’art de la lutherie.

III

Les Allemands eurent aussi des vernis assez beaux, de bonne qualité, et se rapprochant souvent de ceux des Italiens. Mais leur fâcheuse habitude de recouvrir le bois d’une couche de colle, avant d’y appliquer la pâte, a le double inconvénient de ternir le bois et de rendre le vernis susceptible de se détremper. Ce qui arrive parfois lorsqu’on nettoie un de leurs instruments ou que l’on y recolle une cassure. Aussi, doit-on, dans ces deux cas, agir avec beaucoup de prudence ; car il ne resterait bientôt plus de vernis sur la partie nettoyée ou réparée.

IV

À part Barak Norman et Jaïe, dont on voit quelques instruments dans nos musées et collections particulières, l’ancienne École anglaise, cependant fort intéressante, est très peu connue en France. Il est donc assez difficile d’émettre une opinion sur le vernis des anciens maîtres qui honorent l’Angleterre. Quant à celui des deux auteurs que nous venons de citer, il se rapproche sensiblement des vieux Italiens, tout en étant plus épais et plus dur.

V

En France, au xviiie siècle, il y eut quelques jolis vernis, notamment ceux de Bocquay, Pierray, Bertrand. Malheureusement, les luthiers qui suivirent employèrent la gomme laque ou autres produits analogues qui donnent beaucoup de brillant à la pâte, mais la rendent dure et sèche. Ce qui n’est pas très heureux, car le vernis forme alors une cuirasse qui enserre tout l’instrument et lui enlève la souplesse indispensable pour la bonne émission du son. Lupol fut un des premiers à réagir contre cette fâcheuse coutume, et à son exemple, les luthiers français font usage depuis longtemps déjà d’une pâte beaucoup plus tendre.

VI

Que de recherches n’a-t-on pas faites sur les anciens vernis italiens ! Combien d’essais sont restés infructueux ! À maintes reprises les chimistes ont analysé la pâte qui recouvrait des débris d’instruments des vieux maîtres ; et s’ils ont retrouvé à peu près sa composition, ils n’ont pu jusqu’ici déterminer les proportions de ses divers éléments et encore moins indiquer les procédés à employer pour l’appliquer ; il faut bien admettre qu’en raison des produits qu’elle contient, chaque pâte demande à être étendue sur le bois avec un tour de main spécial.

Les vernis employés de nos jours sont généralement beaux. Mais que deviendront-ils avec le temps, car il ne faut pas oublier que les années et la patine y exerceront une influence plus ou moins heureuse ? Espérons toutefois que les générations futures seront appelées à ne constater que d’heureux résultats, et que si nos luthiers modernes vivent assez longtemps pourvoir leurs œuvres en pleine maturité, ils auront lieu d’en être fiers.