Les ancêtres du violon et du violoncelle/L’Archet

Laurent Grillet, 1851-1901
Les ancêtres du violon et du violoncelle, les luthiers et les fabricants d’archets
Paris, C. Schmid (2p. 393-399).

musiciens réglant la danse
Orchésographie, Thoinot Arbeau (Jean Tabourot), xvie siècle.



L’ARCHET



On a vu sur les nombreuses figures contenues dans notre tome premier, que l’archet conserva pendant longtemps une forme très rudimentaire.

Malgré cela, cet agent du son était parfois d’une grande richesse :

Li uns tiennent une vièle, l’arçon fu de saphir.
Roman d’Alexandre.

Il fallait aussi savoir s’en servir avec une certaine habileté :

Mal saps viular,
Mal t’enseignet
Cel que t’montret.
Los detz à menar ni l’arçon.

Giraud de Cabrière, xiiie siècle [1].

Colin Muset le désigne un des premiers par le mot archet :

J’alai o li el praelet,
O tote la vièle et l’archet.
Si li ai chanté le muset.

Colin Muset.

Les diverses représentations de l’archet (sculptures, dessins, etc.) sont trop sommaires pour qu’on puisse préciser la matière dont était composé ce qu’on dénomme aujourd’hui la « mèche de crins » de l’archet.

À défaut de description, il y a lieu de penser qu’on a dû se servir dès le début du crin de cheval, qui, parmi les matières connues, présentait toutes les qualités exigées dans la circonstance, sauf à l’enduire avec une résine quelconque pour lui donner du mordant sur la corde.

La mèche des premiers archets était tout simplement fixée à chacune des extrémités de la baguette au moyen d’une ligature, et l’instrumentiste empoignait à la fois le bois et la mèche de sa main droite[2].

Assez souvent, le bois se prolongeait un peu à l’un des bouts au delà de la ligature de la mèche, de façon à former une sorte de poignée dont le musicien se servait pour faire mouvoir l’archet[3].

La hausse prit naissance sur les archets de forme allongée, qui, beaucoup plus faciles à manier que les petits arcs courts, devinrent d’un usage général dès que les instrumentistes eurent acquis un peu d’habileté. Or, avec un archet presque droit, il fallait bien empêcher que la mèche ne touchât le bois. C’est pourquoi on plaça une sorte de cale ou de coin entre eux, à l’emplacement actuel de la hausse, afin de les maintenir à une certaine distance l’un de l’autre et d’éviter ainsi tout frottement.

Ce fut cette cale, sur laquelle passait la mèche, qui devint la hausse.

Dans son tableau Le couronnement de la Vierge, Fra Angelico nous montre un ange qui joue du rebec avec un archet sur lequel un petit relief en bois sert de point d’appui au pouce de la main droite. Ce n’est point encore la hausse, car fixé au-dessous de la ligature de la mèche, cette sorte de petit talon n’est pas utilisé pour éloigner le crin de la baguette. Son rôle est d’indiquer l’emplacement du pouce  [4].

Mais une autre peinture, également du xve siècle, va nous fournir un des premiers exemples de la hausse. Nous voulons parler de la verrière des Grands cordeliers de la rue de Lourcine, à Paris, où l’on voit un viéleur qui tient en main un archet possédant une véritable hausse en forme de crochet, et après laquelle est attachée la mèche  [5].

Du temps de Mersenne, c’est-à-dire pendant la première moitié du xviie siècle, aucune modification sensible n’avait encore été apportée à l’archet, qui était resté à peu près dans le même état que celui dont il vient d’être question. Nous en trouvons la preuve dans la description que cet auteur fait de l’archet de violon, à tête pointue et hausse très élevée, qui se trouve à côté de la pochette que nous avons reproduite dans notre tome premier, page 163.

En se reportant à cette figure, on saisira plus facilement les explications du savant physicien :

« Les quatre chevilles servent pour bander les chordes et pour les accorder comme l’on veut, de sorte qu’il ne reste que l’archet NQ, lequel est composé de trois parties, à sçavoir du bois NQ, de la soye NO, et de la demie roüe, ou de la hausse PO. L’on appelle ordinairement ledit bois, le bâton ou le brin, et la soye le crin, parce qu’elle est composée de quatre-vingts ou cent brins de crin de cheval, quoy qu’elle puisse estre prise du crin de plusieurs autres animaux ou que l’on puisse user de la soye tirée des vers, ou mesme de tel brin de bois que l’on voudra, car s’il est frotté de colophone (sic), il fera sonner les chordes, comme l’on expérimente aux vielles, dont je parlerai après[6] ».

On voit que Mersenne dit à peine quelques mots de la hausse. C’est incontestablement parce que celle-ci, absolument adhérente à la baguette, n’offrait aucune particularité ; dans le cas contraire il n’eût pas manqué de nous l’apprendre.

Un premier perfectionnement fut apporté à l’archet très peu d’années après la publication de l’important ouvrage du P. Mersenne, c’est-à-dire vers 1650. La hausse y devint mobile au moyen d’une crémaillère, laquelle était faite le plus souvent avec une bande de métal fixée sur la baguette, en regard de la hausse, et divisée en un certain nombre de dents. Une bride, en fil de fer ou en laiton, attachée à la hausse, permettait d’accrocher cette dernière à n’importe quel cran, et par suite, de tendre ou de détendre la mèche au gré de l’exécutant.

Ce système, quoique grossier, rendait de réels services ; mais il mettait l’instrumentiste dans l’obligation de tenir l’archet à une certaine distance de la crémaillère ; s’il avait négligé de prendre cette précaution, il se serait sûrement écorché les doigts. Corelli n’eut pas d’autre archet[7].

C’est par erreur sans doute que l’on attribue la suppression de la crémaillère et son remplacement par la vis à écrou à Tourte (le père du célèbre François Tourte), lequel fabriqua des archets à Paris, depuis 1740 environ, car le bouton de cette vis se distingue parfaitement à l’extrémité de l’archet qui figure sur le portrait de Marin Marais, que nous avons reproduit dans le tome premier, page 221. Or, le peintre nous montre un homme d’une cinquantaine d’années environ, et le célèbre violiste en avait soixante-douze lorsqu’il mourut le 15 août 1728. Tout porte donc à croire que ce portrait fut exécuté vers 1705 ou 1710 au plus tard, et que, déjà à cette époque, la grossière crémaillère avait été remplacée avantageusement par la vis à écrou, qui rend si facile la tension du crin et dont la hausse actuelle est encore munie.

Déjà Corelli avait fait apporter une légère amélioration dans le haut de la baguette, en lui faisant donner la forme d’une tête de brochet, afin que le crin s’y trouvât à peu près à la même distance que vers la hausse.

Avec Tartini, la tête ne fut pas modifiée, mais la baguette s’allongea un peu et devint droite au lieu d’être courbée comme avant. De plus, ce grand artiste fit faire des cannelures à la partie de la baguette que l’on tient avec la main, pour qu’elle ne tournât pas entre les doigts[8].

Ces cannelures, que l’on pratiqua ensuite dans toute la longueur de la baguette parce qu’elles la rendaient plus légère tout en lui laissant de la résistance, devinrent très à la mode. Les luthiers d’alors avaient grand soin d’indiquer sur leurs prospectus qu’ils faisaient et vendaient des archets cannelés. Du reste, on s’intéressa vivement au jeu de l’archet dès le commencement du xviiie siècle. Il paraît même, si nous nous en l’apportons à Pluche, qu’on en obtenait des effets assez inattendus. Voici ce que cet auteur dit du violoniste Guignon, dans son Spectacle de la nature :

« Le jeu de cet habile artiste est d’une légèreté admirable : il prétend que l’agilité de son archet rend un double service, qui est de tirer les auditeurs de l’assoupissement par son jeu et de former, par le travail de l’exécution, des concertants qu’aucune difficulté n’arrête. »

En Allemagne, vers 1770, l’habile violoniste Cramer, le père du célèbre pianiste, fit aussi apporter plusieurs modifications à l’archet. Le modèle que l’on construisit d’après ses indications a même porté son nom. La baguette y est droite et un peu grosse ; la tête presque carrée, comme celle des archets français de la même époque ; très légère, la hausse est évidée à chacun de ses bouts. Cet archet avait le défaut d’être mal équilibré, la tête en était trop lourde.

archets (xviie, xviiie et xixe siècles)

Ce fut François Tourte, un modeste, mais très habile ouvrier parisien, qui eut le grand honneur de donner à l’archet sa forme définitive et de le rendre parfait.

Pour satisfaire les grands violonistes d’alors, principalement Viotti, il allégit la tête, tout en lui laissant de la force ; régla la cambrure de la baguette ; détermina la distance entre le crin et la baguette, par la hauteur de la hausse et de la tête ; imagina la virole en métal adaptée à la hausse, laquelle permet d’écarter également la mèche, qui, jusque-là était restée en une masse presque ronde. Il fixa la longueur de l’archet de violon à 75 centimètres, y compris le bouton, celui de l’alto à 74, et celui du violoncelle à 73 centimètres. Après de nombreux essais, il adopta exclusivement le bois de fernambouc, qu’il reconnut préférable à tout autre à cause de sa raideur et de sa légèreté ; de plus, il réussit à équilibrer l’archet et à le rendre aussi facile à jouer, soit au talon, au milieu ou à la pointe. Cet homme qui ne savait ni lire ni écrire, dont le bon sens et la sûreté du coup d’œil furent les seuls guides, réalisa ces si importantes et si heureuses transformations en l’espace de huit années, de 1775 à 1783.

Tourte, dont l’influence fut aussi grande pour l’archet que celle de Stradivari pour le violon, a fait école, principalement en France où, marchant sur ses traces, ses successeurs ont fait d’excellents archets, surtout lorsqu’ils ont employé pour cela des bois de bonne qualité.

Les archets que nous reproduisons sont des xviie, xviiie et xixe siècles. On peut suivre la transformation de la tête et celle de la hausse en commençant par celui de gauche, qui est un archet français de basse de viole. Les trois qui suivent sont des archets français de dessus de viole. Après, viennent quatre archets français de violon (le dernier possède une hausse genre Kramer). Ensuite, un archet français de violoncelle, style Tourte aîné. Puis un archet de contrebasse de Guidantus, Bologne, vers 1750 (Dragonetti se servait d’un archet à peu près semblable). L’avant-dernier est un archet de violon de Tourte aîné, 1780 environ. Enfin, pour terminer, un superbe archet de violon, fait vers 1810, par Tourte jeune.


  1. Voir tome I, p. 73.
  2. Voir les figures qui se trouvent dans le tome I, pages 24, 47, 55, 58, 67, 83, 105, 120, 122, 138, 145 et 183.
  3. Voir les figures qui se trouvent dans le tome I, pages 2, 37, 46, 89, 91, 106, 125, 126, 172 et 190.
  4. Voir cette figure, tome I, p. 140.
  5. Voir cette figure, tome I, p. 104.
  6. Mersenne. Harmonie universelle, p. 178-179.
  7. Plusieurs archets à crémaillère sont conservés au musée du Conservatoire de musique, à Paris, notamment les nos 148 et 183. Catal., 1884.
  8. Depuis bien longtemps on met une garniture, le plus souvent en soie, que l’on nomme poignée, autour de cette partie de la baguette.