Les ancêtres du violon et du violoncelle/Introduction

orchestre de danse (xviie siècle)


INTRODUCTION

I


L’origine des instruments à archet est encore assez obscure, et cela malgré les remarquables travaux publiés sur ce sujet et les nombreuses recherches des savants et des archéologues.

Il y a environ un siècle que l’on s’occupe de l’histoire du violon d’une façon sérieuse. Jusque-là on s’était contenté de le décrire avec soin dans de rares ouvrages techniques, mais sans se préoccuper de sa provenance, sans s’inquiéter le moins du monde s’il avait toujours eu la forme qu’on lui voyait, sans se demander si d’autres instruments plus rudimentaires ne l’avaient pas précédé.

En consultant les vieux traités de Prætorius et de Mersenne, on se rendit compte qu’aucun changement n’avait été apporté dans sa construction depuis le xvie siècle ; qu’à part de légères différences dans les contours extérieurs de la caisse de résonance et dans la voûte des tables, le violon d’André Amati, de Gaspard da Salò et de Maggini était le même que celui de Stradivarius et de Lupot. Seulement, ces ouvrages contenant également des descriptions très détaillées des violes et ne disant pas si celles-ci étaient plus jeunes ou plus âgées que le violon, on pouvait croire ces instruments aussi anciens les uns que les autres.

Ceux qui entreprirent les premières recherches devaient forcément suivre des pistes plus ou moins heureuses ; tout étant à faire, les tâtonnements devenaient inévitables. Il fallut d’abord commencer par réunir des documents épars, puis les commenter, les annoter, et, comme il arrive souvent en pareille matière que la découverte de la veille est contredite par celle du lendemain, il en est résulté une longue suite d’indécisions et de contradictions.

Les difficultés étaient d’autant plus grandes que les seules sources où l’on pouvait puiser n’étaient pas toujours d’une pureté irréprochable.

Où retrouver la figure des instruments, si ce n’est sur les sculptures des anciens monuments, les miniatures des vieux manuscrits, les verrières, les peintures et les dessins ? Or, les artistes imagiers du Moyen Âge, qui mettaient les instruments usités de leur temps entre les mains des anges, des saints et des personnages de la Bible, ont-ils toujours été d’une grande exactitude dans leurs reproductions ? Est-ce que la matière première qu’ils employaient, la pierre, leur permettait d’y faire figurer tous les détails ? Avaient-ils une connaissance suffisante de ces instruments pour attacher de l’importance au nombre et à la disposition des cordes, ainsi qu’à l’emplacement du chevalet ? Si l’on ajoute à cela les proportions souvent minuscules du personnage représenté, on ne doit pas être surpris que l’instrument dont il se sert, devenant un accessoire, ne conserve plus que ses grandes lignes.

Aussi n’est-il pas étonnant de rencontrer des instruments à archet sans archet, d’autres sans cordes ou avec une seule corde au lieu de trois ou de quatre ; quelquefois, il n’y a pas de chevalet, ou bien celui-ci se trouve placé d’une façon fantaisiste entre l’archet et les doigts de la main gauche. Bien heureux quand les chevilles sont figurées par des trous, car il est alors possible d’en connaître le nombre, et, par suite, celui des cordes.

Les miniatures des manuscrits, les verrières ainsi que les peintures offrent les mêmes défauts que les sculptures. Du reste, nos artistes modernes ne sont pas beaucoup plus fidèles copistes que leurs devanciers, et de ce fait nous aurons plusieurs exemples à signaler.

Quant aux dessins, ils sont exacts lorsqu’ils proviennent d’ouvrages techniques, mais on a bien souvent à y regretter l’absence de profil des instruments qui y sont généralement reproduits de face ; de sorte que l’on ne peut pas toujours se rendre compte si leur caisse de résonance était à fond bombé ou plat.

Faut-il en vouloir à ces braves artistes de toutes ces petites imperfections ? Assurément non, et malgré les ennuis qu’ils causent par leur manque de fidélité, on doit, au contraire, leur savoir beaucoup de gré et les remercier de nous avoir laissé des documents, aussi incomplets qu’ils soient.

Les anciennes poésies étaient également intéressantes à consulter, car les instruments de musique y sont quelquefois cités ; seulement le mot violon ne s’y rencontre jamais et il arrive qu’un même instrument y porte plusieurs dénominations différentes. Malgré cela, grâce à l’étymologie des mots, on sut bien vite les noms portés par les instruments de musique pendant le Moyen Âge et la Renaissance.

Connaître les noms et les formes des anciens instruments n’était pas tout : il fallait encore découvrir leur origine, savoir d’où ils venaient, trouver le pays où l’on avait eu, pour la première fois, l’idée de mettre les cordes en vibration par le frottement d’un archet.

La tâche était ardue, aussi les théories les plus diverses furent-elles émises, et le violon ne tarda pas à avoir un nombre très respectable de pays d’origine.

Un voyageur, un missionnaire, parcourait-il une contrée peu connue, s’il y voyait un indigène en train de racler sur une noix de coco ou sur un morceau de bois mal dégrossi, de suite il déclarait que c’était là le violon primitif, et cela, sans la moindre hésitation, sans se demander s’il se trouvait en présence de l’original ou d’une grossière imitation.

II

L’Inde est un des premiers pays auquel on fit l’honneur de l’invention de l’archet. Cette opinion avait une certaine vraisemblance, la civilisation indienne étant une des plus anciennes, et le ravanastron, grossier instrument à archet, dont la table d’harmonie est faite avec une peau de serpent tendue, est encore joué par les religieux indiens qui vont mendier de porte en porte.

D’après la légende, le ravanastron devrait son nom à Ravana, le célèbre géant hindou à dix têtes, qui enleva Ceylan à son frère Coméra et devint le roi de cette île, environ cinq mille ans avant l’ère chrétienne.

On objecta qu’il était difficile de concilier l’aversion bien connue des peuples de l’Inde pour tout ce qui tenait du règne animal après sa mort avec l’existence, dans l’antiquité de ces peuples, d’instruments de musique montés de cordes fabriquées avec des intestins d’animaux. On ajoutait que ces cordes eussent été certainement pour eux des objets impurs dont ils n’auraient osé se servir sans se croire souillés.

À cela, on pourrait répondre que rien ne prouve que le ravanastron ait été monté de cordes à boyau, que ces cordes pouvaient très bien être faites avec de la soie, ou tout autre produit végétal. La sonorité en eût été bien plus faible assurément, mais les instruments de musique de l’Orient, sauf ceux à percussion, ne brillent pas par l’éclat du son. Du reste, le ravanastron qui a passé de l’Inde en Chine, à une époque certainement assez rapprochée de nous, et où il s’appelle r’jeenn, y est monté avec des cordes de soie.

Mais, si le ravanastron a pu pénétrer dans la Chine, qui n’a pas été jusqu’à ce jour un pays très ouvert, comment admettre qu’il soit resté ignoré des Persans dont les relations avec l’Inde datent des temps les plus reculés ? Et que, par suite, il n’ait pas été connu des Égyptiens, puis des Grecs ? Ainsi l’archet aurait été usité pendant plusieurs milliers d’années dans l’Inde, sans parvenir à la connaissance des peuples les plus voisins, des peuples avec lesquels ceux de l’Inde ont toujours été en communication ? Cela paraît bien invraisemblable.

En tous cas, jusqu’à ce jour, il n’existe pas d’autre preuve de l’antiquité du ravanastron que la légende, et, en Orient, tout tient du merveilleux.

Pour les Indiens, c’est Brahma lui-même et Seresswati, déesse de la parole, qui ont inventé la musique. Leur fils, le dieu Narada, a complété leur œuvre par l’invention du vina, curieux instrument à cordes pincées, fait d’une tige de bambou et de deux calebasses remplissant la fonction de caisses sonores. Non seulement les instruments y sont toujours d’origine divine, mais la musique y produit les effets les plus extraordinaires.

Les ragas[1] ou chants, composés par le dieu Mahedo et la déesse Parbutéa, sa femme, ont tous un pouvoir magique. — Lorsque Mia-tusine, chanteur fameux du temps de l’empereur Abker, faisait entendre le raga de la nuit, aussitôt le soleil disparaissait et l’obscurité la plus profonde régnait aussi loin que le son de sa voix pouvait s’étendre. — Le raga d’heepuck possédait la funeste propriété de consumer celui qui l’interprétait. Le malheureux Naik-Gopaul, obligé par l’empereur Abker de chanter cet air, étant plongé jusqu’au cou dans la rivière Djemmah, ne l’eut pas plus tôt commencé que des flammes sortirent de son corps et le réduisirent en cendres. — Maid mulaar raug est le nom de la mélodie qui avait le don de faire pleuvoir abondamment ; on raconte qu’une jeune fille étudiant ce chant attira de nombreux nuages et fit tomber une pluie douce et bienfaisante sur les rizières du Bengale. Avait-elle la voix juste ? Hum ! C’est depuis cet événement, sans doute, que l’on dit à une personne qui chante faux : Vous allez faire pleuvoir !

Selon les auteurs grecs, Orphée apprivoisait les animaux féroces aux sons de sa lyre, et les chants d’Amphion bâtissaient des murailles ; mais tout cela paraît bien pâle en comparaison de la puissance attribuée aux anciens chants de l’Inde[2].

En Chine, la musique n’évoque pas la nuit, le feu et l’eau ; la Grande Muraille n’y a pas été bâtie par des chants ; mais on a le soin, à ce que dit Amiot, d’allumer des bâtons d’odeurs avant de jouer du kin[3], et de les laisser brûler pendant toute la durée du concert. De sorte que les sons de cet instrument, savamment combinés avec les parfums, procurent une douce quiétude, dissipent les ténèbres de l’entendement et calment les passions ; seulement, il n’y a que les hommes profondément versés dans l’étude et la sagesse qui en obtiennent ces beaux effets.

C’est l’empereur Fou-hi qui inventa le kin plus de trois mille ans avant notre ère. Inutile d’ajouter qu’il en tirait des sons célestes.

Un curieux instrument de musique chinois mérite d’être mentionné ici, car il contient le principe du frottement. C’est le chat ou tigre de bois de Kieou, qui porte sur son dos vingt-sept chevilles sonores accordées par demi-tons égaux, et que l’on frotte alternativement avec une petite planchette de bois pour en tirer des sons. On ne trouve pas d’autre exemple de ce genre, et, par suite, de rapprochement avec l’archet chez les autres peuples de l’antiquité.

Les Romains passent aussi pour avoir fait usage de l’archet. Une pierre gravée et une médaille furent les causes de cette croyance. Mais après un sérieux examen, il a été reconnu que la pierre gravée, où l’on voit Orphée jouant du violon, est l’œuvre d’un artiste de la Renaissance, et que la médaille représentant un autel ou une margelle de puits, sur lequel il y a une espèce de viole, est une maladroite restauration d’un monument romain.

Il est bien évident que si l’archet avait été connu en Orient ou en Europe, au temps de la domination romaine, les historiens, qui se sont étendus avec complaisance sur les usages et les coutumes des peuples conquis, n’auraient pas négligé de le signaler. Or, il n’en est pas plus question dans la littérature que sur les monuments.

La similitude de nom, entre la rubèbe du Moyen Âge (qui s’appela aussi rebec) et le rebab africain, fit supposer que l’archet nous avait été apporté par les Maures lors de la conquête de l’Espagne, et, de là, s’était répandu dans le reste de l’Europe. On donnait comme preuve de ce fait que le violon est encore appelé rabaquet dans certaines provinces espagnoles. Or, bien avant l’invasion mauresque, les bardes bretons cultivaient déjà un instrument à archet connu sous le nom de crouth, lequel offrait plus de ressources que le rebab puisqu’il était monté d’un plus grand nombre de cordes.

D’après une autre version, l’archet aurait été rapporté de la Palestine par les Croisés.

C’est peut-être le contraire qui a dû se produire, et il n’y aurait rien d’impossible à ce que l’archet eût été importé en Orient par les ménestrels, les trouvères et les troubadours qui accompagnaient les princes chrétiens, car ces artistes, poètes, chanteurs et musiciens, pratiquaient les instruments à archet bien avant le départ de Godefroy de Bouillon pour la Terre-Sainte. Il fallait même que ces instruments fussent très répandus en France à cette époque, car ils figurent en assez grand nombre parmi les sculptures de nos belles églises romanes des xie et xiie siècles.

Notre goût pour les fioritures et les ornements musicaux date certainement des Croisades. Quant à l’archet, si l’un des deux belligérants l’a réellement communiqué à l’autre, il y a bien des chances pour que ce soient les infidèles qui aient été appelés à en profiter.

III

Tout porte à croire que les instruments à cordes pincées ont précédé ceux à cordes frottées et que les premiers sont originaires de l’Orient, car de nombreuses harpes, lyres, cithares, etc., sont reproduites sur les monuments figurés que nous ont laissés les Égyptiens, les Assyriens, les Grecs et les Romains, tandis que l’on n’y voit pas un seul instrument à archet.

Le dieu Hasard, qui joue un si grand rôle dans la plupart des inventions, ne resta sans doute pas indifférent à la naissance de l’archet, qui fut peut-être découvert par suite d’une circonstance fortuite. Cependant, afin d’apporter la plus grande lumière possible sur ce point, il est utile de rechercher si cet agent du son, qui donne l’expression, la chaleur et la vie à la corde, n’est pas la conséquence d’un besoin musical, si nous n’en sommes pas redevables au désir bien naturel d’imiter la voix humaine sur les instruments ; en un mot, si sa création ne s’imposait pas comme moyen d’exécution pour produire certains effets impossibles à rendre en pinçant les cordes. Or, puisque l’archet permet non seulement de soutenir un son, mais encore de faire entendre plusieurs sons soutenus à la fois, qu’il rend possible la prolongation du son, et par conséquent des harmonies, examinons donc les genres de musique qui réclamaient son emploi.

Si l’on s’en tient au premier de ses effets, qui s’applique à toute espèce de mélodie, l’archet aurait pu venir au monde sur n’importe quel point du globe, aussi bien à Pékin qu’à Paris, à Bombay qu’à Moscou, et cela, quel que fût le système musical employé dans le pays d’origine ; que la gamme s’y trouve construite par tons, par demi-tons, par quarts de tons, ou que ces intervalles y soient combinés de n’importe quelle façon.

Pour le second effet, qui implique une échelle de sons comportant des harmonies naturelles, la préférence devrait être accordée à l’Occident, car non seulement les gammes orientales ne se prêtent pas toujours aux combinaisons de sons simultanés, mais les peuples eux-mêmes n’ont pas un goût harmonique très prononcé. Villoteau cite un fait bien caractéristique à ce sujet : « J’ai connu à Paris, dit-il, un Arabe qui aimait passionnément la Marsellaise, et qui me demandait souvent de lui jouer cet air sur le piano ; mais lorsque j’essayais de le jouer avec son harmonie, il arrêtait ma main gauche en me disant : Non, pas cet air-là ; l’autre seulement. Ma basse était, pour son oreille, un second air qui l’empêchait d’entendre la Marseillaise. »

Quoi qu’il en soit, que l’archet ait été trouvé par hasard ou que l’on doive sa création à un besoin musical quelconque, ce n’est pas en Orient, mais en Europe, en France, qu’il est signalé pour la première fois.

Venantius Fortunatus, évêque de Poitiers, à la fin du vie siècle, cite le crouth breton, dont nous avons déjà parlé, comme un instrument aussi connu de son temps que l’achillienne grecque, la lyre romaine et la harpe. Pour être mentionné de la sorte, il fallait bien que le crouth fût déjà d’un usage très ancien.

Il n’était cependant pas encore connu en Gaule lors de la conquête romaine, et Jules César n’en parle pas dans ses Commentaires, où il constate le goût musical des Gaulois. Le grand capitaine évite, il est vrai, d’y parler avantageusement des peuples vaincus, et s’étend, au contraire, avec beaucoup de complaisance sur tout ce qui est favorable aux Romains, mais comme il était très passionné de musique[4], cet instrument l’aurait sans doute vivement intéressé par sa nouveauté, et, de même qu’on avait fait venir des musiciens grecs à Rome, on y aurait certainement appelé des bardes bretons. Mais rien de semblable ne s’est passé, l’histoire est muette à ce sujet.

Diodore de Sicile, qui voyagea dans les Gaules un peu après la conquête, raconte que : « Les Gaulois ont aussi des poètes qu’ils appellent bardes et qui chantent la louange et le blâme en s’accompagnant sur des instruments semblables aux lyres. »

Quatre siècles plus tard, Ammien Marcelin dit aussi, à propos de la Gaule : « Les hommes de ce pays s’étant peu à peu policés, firent fleurir les études utiles que les Bardes, les Euhayes et les Druides avaient commencé à cultiver. Les Bardes chantèrent en vers héroïques, au son de leurs lyres, les hauts faits des hommes célèbres. »

On est donc autorisé à croire que l’archet n’était pas encore connu à la fin du ive siècle, car ces textes ne peuvent s’appliquer qu’à des instruments à cordes pincées, dans le genre de ceux qui étaient cultivés à Rome. De sorte que l’entrée en scène du crouth a eu lieu après les invasions qui chassèrent les Romains de la Gaule, et nous croyons être bien près de la vérité en disant que c’est vers le milieu du ve siècle que ce fait si important pour l’histoire de la musique a dû se produire.

Mais voici un autre fait non moins intéressant : Les bardes bretons connaissaient déjà l’harmonie grossière qui porta le nom de diaphonie pendant le Moyen Âge, et ils la pratiquaient sur le crouth.

Décrite pour la première fois par Isidore de Séville, à la fin du vie siècle, la diaphonie consistait en des successions de quartes, de quintes et d’octaves simultanées, très faciles à exécuter sur le crouth, et comme les Bretons passent pour avoir chanté, des premiers, à plusieurs parties, il était tout naturel que l’instrument des bardes imitât et produisît les mêmes effets que les voix.

L’archet a donc été, sinon inventé, tout au moins utilisé dès ses débuts, pour faire entendre des harmonies soutenues.

Ce fut aussi son principal rôle sur la plupart des instruments du Moyen Age et de la Renaissance, qui étaient disposés et accordés non seulement en vue de jouer des mélodies, mais encore pour exécuter des accords, ou plutôt des consonances, ce que Jérôme de Moravie appelle : le plus difficile, le plus solennel et le plus beau dans l’art. Aujourd’hui, le violon est devenu l’instrument brillant que l’on connaît, et c’est encore à l’archet que l’on s’adresse pour obtenir les belles sonorités, chaudes et vibrantes de l’orchestre.

Un autre instrument à archet, non moins ancien que le crouth, était également connu en Europe, sous le nom de lyra. On ne trouve son dessin qu’au ixe siècle, mais il est hors de doute qu’il devait exister bien longtemps avant cette époque. Monté d’une seule corde, on ne pouvait y faire des successions d’accords, il servait vraisemblablement pour doubler les voix, soit à l’unisson ou à l’octave.

Voilà qui est bien établi, l’Europe possédait deux instruments à cordes et à archet, vers le milieu du ve siècle. Venaient-ils du nord ou du midi ? On n’en sait rien au juste ; mais on connaît très exactement leurs noms, leurs figures, la disposition et le nombre de leurs cordes ainsi que les services musicaux qu’ils rendaient, et c’est déjà quelque chose, c’est même beaucoup. L’histoire ne s’établissant pas avec des hypothèses, nous ferons commencer cette étude des ancêtres du violon et du violoncelle en partant du crouth et de la lyra.

IV

L’archet, qui donne la vie à la corde en la faisant vibrer, ne constitue pas le violon à lui seul ; il remplit à peu près le même office sur les instruments à cordes, que l’embouchure et le bec sur les instruments à souffle humain. Dans ceux-ci, les proportions de la colonne d’air décident du volume et du timbre qu’aura le son, et il ne suffit pas de les jouer avec une embouchure ou un bec, pour qu’ils aient le caractère de la trompette ou de la clarinette. De même pour les instruments à cordes, qui ne sont pas des violons par le seul fait d’être joués avec un archet, la quantité et la qualité du son dépendent tout à la fois de la dimension et de la forme de la caisse de résonance, ou de renforcement, qui sert à augmenter les vibrations des cordes.

De tout temps, la caisse avec un fond plat a été reconnue plus avantageuse au point de vue de la sonorité que celle à fond bombé. Cette forme, généralement adoptée pour les instruments à archet de tendance artistique au Moyen Age et pendant la Renaissance, est aussi celle du violon. On la retrouve déjà dans le crouth, fait d’une table et d’un fond reliés par des éclisses ou lames de bois circulaires et possédant un manche, isolé, au milieu et dans le haut de la caisse, par deux ouvertures pour le passage des doigts ; tandis que la lyra était à fond bombé, dans le genre de la mandoline, et n’avait pas de manche, son corps sonore allant en s’amincissant jusqu’au cheviller.

Le violon, qui, de même que le crouth, est formé d’une caisse de résonance plate, composée de deux tables réunies par des éclisses, à l’extrémité de laquelle se trouve un manche, descend donc de celui-ci et non de la lyra ; car le croulh contenait tous les principes de construction du violon et la lyra n’en possédait aucun.

Mais l’archet est-il la première application du frottement de la corde ? S’en est-on servi avant ou après la roue ? Cette question d’un si haut intérêt n’a pas encore été posée, mais elle mérite de l’être, quoiqu’il soit impossible de la résoudre à l’heure actuelle, faute de documents.

Le manuscrit de saint Blaise, publié par Gerbert[5] qui renfermait la figure de la lyra, contenait aussi le dessin de l’organistrum, qui était bien un instrument diaphonique dans toute l’acception du mot.

Ayant la forme d’une grande guitare, il était monté de trois cordes passant sur un chevalet et mises en vibration par le frottement d’une roue que l’on faisait tourner à l’aide d’une manivelle. Son manche consistait en une petite caisse renfermant huit sillets mobiles que l’on pouvait relever ou baisser à volonté, de façon à venir presser les trois cordes en dessous et, par suite, raccourcir ou allonger la partie vibrante de ces cordes, que l’on accordait à la quinte et à l’octave.

L’organistrum produisait donc trois sons à la fois et l’on pouvait les soutenir indéfiniment.

Il fut très répandu et usité pendant longtemps, car on en trouve des représentations aux xii et xiiie siècles, en France, en Espagne et en Allemagne, où il est toujours joué par deux personnages qui le tiennent sur leurs genoux. Tout en ayant l’air de chanter, l’un d’eux tourne la manivelle de la main droite et maintient l’instrument de la main gauche, tandis que l’autre fait mouvoir les sillets.

L’organistrum était perfectionné pour son époque, et comme il est naturel que toute invention procède du simple au composé, d’autres instruments à roue, montés seulement d’une ou de deux cordes ont certainement dû le précéder. De sorte que le frottement de la corde par la roue peut très bien être antérieur ou, tout au moins, contemporain du frottement par l’archet.

On ne trouve, il est vrai, le dessin de l’organistrum qu’à la fin du viiie ou au commencement du ixe siècle. Mais celui du crouth ne se voit qu’au xie siècle, et si ce n’était les deux vers de Fortunatus, on pourrait croire que ce dernier est le moins ancien.

Espérons que l’on découvrira un jour le document qui permettra de faire la lumière sur ce point si délicat.

Il était de notre devoir d’établir ces comparaisons et si la figure de l’organistrum n’est pas donnée ici, c’est parce que cet instrument ayant été reproduit dans un très grand nombre d’ouvrages traitant de la musique, il sera facile au lecteur de la connaître, si toutefois il ne l’a pas déjà vue.

V

Du xie au xve siècle, les instruments à cordes frottées ont porté le nom de vièle.

Les vièles du Moyen Age représentaient plutôt un ensemble qu’une famille d’instruments. Leur forme n’était pas homogène. Aucune d’elles n’était la reproduction d’un modèle-type.

Elles portaient bien chacune une dénomination particulière, mais le public, qui appelle encore aujourd’hui la contrebasse à cordes un grand violon, ne les connaissait que sous le nom générique de vièles. De là l’expression : viéler, employée aussi bien pour désigner celui qui jouait de la vièle que celui qui jouait de tout autre instrument à cordes.

Il est à remarquer que la masse du public n’est pas seule à désigner différents instruments de musique par un terme collectif. Les beaux spécimens de la lutherie italienne et française exposés au musée de Cluny sont, pour la plupart, indiqués au catalogue avec des mentions de fantaisie venant de cette habitude que nous signalons.

C’est ainsi que le n° 7004 (Catalogue du Musée des Thermes et de l’hôtel de Cluny, par E. du Sommerard, Paris, 1884, p. 560) est désigné :

« Grande mandoline italienne à long manche, décorée d’incrustations en nacre représentant des oiseaux, des rinceaux et des fleurs ; garnie de vingt clefs, dont douze à la base du manche et huit à l’extrémité. L’instrument complet porte 1m,55 de longueur, dont 1m,05 de manche. Fin du xive siècle. »

Or, cet instrument est un archiluth et non pas une mandoline.

Erreur similaire pour le n° 7006. Le catalogue dit :

« Mandoline incrustée d’ivoire avec manche orné d’arabesques en incrustations, signée par Alexandre Roboam[6] en 1682. Donnée par M. Chabanne, à Paris, en 1872. »

Cet instrument est une guitare française, comme en fait foi la signature mentionnée au catalogue.

Prenons le no 7007 :

« Mandoline vénitienne du xviie siècle, à douze cordes, ornée d’incrustations d’ivoire et de nacre. Le manche est en ivoire plaqué, décoré d’ornements incrustés en bois, d’un côté ; de l’autre, il est formé de plaques de nacre gravée, représentant des maisons et des paysages.

« Le talon porte une plaque gravée avec cette inscription : Matheo Sellas alla corona in Venetia. Ladite inscription est surmontée d’une couronne. Cette mandoline a une longueur de 0m,80. »

Cette mandoline est une grande mandole vénitienne, différant de la mandoline par sa taille (la mandoline a généralement 0m,60 de longueur), le nombre des cordes (douze au lieu de huit) et par son cheviller en forme de crosse.

« Nos 7008 et 7009. Mandolines italiennes du xviie siècle, renfermées dans leur boîte du temps.

« Ces mandolines sont de la même main et ne diffèrent que par la disposition et surtout par la dimension de l’instrument.

« La première mesure 1m,06.

« La deuxième mesure 0m,54

« La plus grande est en marqueterie de bois et d’ivoire qui forme des dessins prismatiques simulant des étoiles. Cette décoration est d’une conservation parfaite. Le même dessin se reproduit sur le manche, qui est, large et plat et porte douze clefs à sa partie principale et douze autres à son extrémité, laquelle, par l’effet du profil renverse de l’instrument et du retour du manche, affecte une forme toute spéciale. Ce manche est orné de plaques d’ivoire gravées avec une rare perfection, représentant Apollon, Mars, Vénus et les Amours.

« Une grande plaque d’ivoire gravée représente Apollon et Daphné. Ces gravures sont exécutées de main de maître et témoignent du soin qui a présidé à l’exécution de l’instrument.

« La seconde (7009), qui est renfermée dans la même gaine et qui est pour ainsi dire la contre-partie ou le complément de la première, est également en marqueterie de bois et d’ivoire, seulement le dessin en est moins riche et consiste en côtes formées de bandes d’ivoire et de bois de couleur ; sa forme est celle d’une mandoline ordinaire à douze clefs.

« La crosse qui forme l’extrémité du manche est décorée d’une plaque d’ivoire gravée, exécutée par la même main que celle de la grande mandoline et représente Léda avec le cygne et un Amour jouant de la mandoline. Le manche est en outre décoré de filets et d’incrustations en ivoire.

« Ces deux instruments, qui forment avec leur gaine une sorte de nécessaire de musique, sont dans un parfait état de conservation. »

La mandoline portant le no 7008 est un téorbe, comme le montrent et la grandeur de sa caisse et le nombre de ses cordes et son double cheviller.

Quant au no 7009, c’est une petite mandole vénitienne qui ne diffère que par les dimensions du no 7007.

« N° 7011. Mandoline incrustée en ivoire, travail italien du temps de Louis XIII »

Cette mandoline, qui n’a que 0m,20 de longueur, est un petit luth de fantaisie, comme le prouve son cheviller presque en équerre.

En réalité, nous n’avons trouvé au musée de Cluny qu’un seul instrument de musique à cordes pincées ayant au catalogue une désignation exacte. C’est le n" 7010 :

« Mandoline en bois sculpté enrichie d’incrustations en écaille et en nacre, ouvrage du temps de Louis XIV. »

C’est en effet une mandoline. Il faut être juste !

VI

Les jongleurs, ménestrels et troubadours se servaient de vièles à archet et de vièles à roue.

Les vièles à archet étaient : la vièle proprement dite ; la rote, grande vièle se jouant pendue au col ou placée entre les jambes, comme le violoncelle ; la rubèbe, un peu plus grande que la vièle ; et la gigue, qui était la plus petite de toutes.

Cet ensemble ou réunion de quatre individus contenait deux modèles différents de caisse de résonance. De ce chef, on doit donc diviser les vièles en deux groupes distincts l’un de l’autre.

Dans le premier, qui comprend la vièle et la rote, que l’instrument soit rond, ovale ou carré, en un mot, quel que soit le dessin de ses contours, la caisse de résonance est toujours plate, des éclisses relient les deux tables et le manche se trouve complètement dégagé. Ce sont ces deux vièles qui descendent du crouth. Comme ce dernier, elles sont à fond plat avec éclisses, et la seule amélioration apportée à l’instrument primitif consiste dans le dégagement du manche, obtenu par la suppression de l’encadrement qui l’entourait. De même que le crouth, la vièle et la rote sont toujours montées d’un assez grand nombre de cordes et, de plus, elles ont, ainsi que le crouth à six cordes qui sera décrit plus loin, des bourdons ou cordes basses, attachées en dehors du manche et ne passant pas au-dessus de la touche. La vièle était donc un dessus de crouth, et il est probable que la rote avait conservé ce nom, qui est le diminutif de chrotta, parce qu’elle était presque de même taille et se jouait de la même façon que le crouth.

Dans le deuxième groupe, composé de la rubèbe et de la gigue, instruments qui dérivent de la lyra, le manche n’est pas complètement dégagé et a plutôt l’air d’être la continuation de la caisse de résonance, qui est à fond bombé, sans éclisses, à peu près comme celle de la mandoline. Il est bon aussi de faire remarquer que la lyra n’avait qu’une seule corde, et que ses dérivés, la rubèbe et la gigue, n’étaient montés que de deux ou de trois cordes au plus.

Ces deux instruments n’ont jamais changé de nom et se sont toujours appelés : rubèbe ou rebec et gigue. Il n’en a pas été de même pour ceux du premier groupe, auxquels on a donné celui de viole, vers la fin du xive siècle.

Les violes étaient très nombreuses, il y en avait de différentes dimensions ; mais qu’elles fussent petites ou grandes, toutes étaient construites d’après les mêmes principes et formaient ce que l’on peut appeler une famille. L’instrument, devenu plus élégant, plus facile à jouer, se composait toujours d’une caisse sonore plate, avec des échancrures sur les côtés et d’un manche dégagé.

Ces échancrures, que l’on remarque déjà au xiie siècle, sur la rote du chapiteau de Boscherville, n’ont été pratiquées que beaucoup plus tard sur la caisse des vièles de petite taille, qui se jouaient, soit appuyées contre la poitrine ou placées sous le menton comme le violon ; or, ce détail ne se voit pas avant la fin du xive siècle, ou le commencement du xve siècle. Cela tient à ce que la caisse de la rote étant beaucoup plus large, il aurait fallu un chevalet extrêmement haut pour éviter que l’archet ne frottât sur les bords de la table en même temps que sur les cordes ; tandis qu’avec les petites vièles, cet inconvénient était moins grand.

Le violon, qui n’est qu’un pardessus de viole modifié et simplifié, fit son apparition pendant la première moitié du xvie siècle. Ses débuts furent très pénibles, on ne le considérait que bon pour faire danser et remplacer avantageusement le rebec et la gigue. Il attendit plus d’un siècle avant d’être admis à faire partie des concerts, et à entrer bien modestement dans l’orchestre où il joue aujourd’hui un rôle si brillant. Ses dérivés, l’alto, le violoncelle et la contrebasse, durent faire antichambre encore plus longtemps, car les violes ne pouvaient consentir à leur céder la place.

Les ancêtres directs du violon sont donc : le crouth, la vièle à archet et la viole. Quant à la lyra, la rubèbe, la gigue et les instruments similaires de l’Orient, ils n’ont que l’archet de commun avec lui.

Ce sont tous ces instruments qui vont être présentés individuellement ici, avec les raisons des transformations successivement apportées au crouth primitif, et qui ont permis d’en faire un instrument aussi parfait que le violon.

La trompette marine, qui a servi de basse au rebec et à la gigue, et les instruments à archet de l’Orient y figureront aussi, et une liste complète des luthiers italiens, allemands, anglais et français terminera le tout.

Il ne nous a pas été possible, à cause de notre format, de faire reproduire tous les instruments à la même échelle. Pour obvier à cet inconvénient, les principaux sont accompagnés de leurs dimensions.

Nous ne voulons pas commencer notre récit avant d’avoir adressé nos bien sincères remerciements à M. A. Berthier, un chercheur, un érudit, avec lequel nous avons entrepris une Monographie de la vielle, et auquel nous devons les premiers éléments des articles que nous avons fait paraître dans le Ménestrel, en 1895, articles qui avaient pour titre Les ancêtres du violon et qui furent le modeste prélude du volumineux ouvrage que nous présentons aujourd’hui au public ; à C.-M. Giroux, notre cher et regretté dessinateur de la première heure ; aux maîtres peintres L. Couturier, J.-L. Laronze, Lutz et Mangonot, qui ne nous ont ménagé ni leur peine ni leur talent ; à MM. les luthiers, auxquels nous sommes redevables d’importants documents ; enfin, à toutes les personnes, et elles sont nombreuses, dont le précieux concours nous a permis de mener à bien une œuvre qui, espérons-le, sera de quelque utilité pour l’histoire de l’art musical.


  1. Le mot raga signifie une passion, une affection de l’âme.
  2. Un des modes grecs, appelé dorien, avait entre autres propriétés celle d’inspirer la chasteté. On raconte que lorsque Agamemnon partit pour le siège de Troie, il laissa un musicien dorien auprès de Clytemnestre, son épouse, pour l’entretenir dans la continence. Le prince Egisthe, qui en était devenu passionnément amoureux et qui la trouvait inflexible, reconnut bientôt que c’était l’effet des chants du musicien dorien qui élevaient chaque jour un mur de chasteté entre elle et lui. Cette découverte fut fatale à ce pauvre homme, le prince Egisthe le fit empoisonner et le remplaça adroitement par un musicien très habile dans le chant myxo-lydien. Or, le chant myxo-lydien est un mode perfide et insidieux ; devant lui, la vertu fond comme la glace au soleil. Plutarque en parle dans son Traité de l’amour.

    Ainsi attaquée, Clytemnestre se trouva sans défense, et il devint facile à Egisthe de la rendre sensible ; ce fut l’affaire de quelques airs et de quelques jours de régime myxo-lydien. La pauvre Clytemnestre succomba.

    F. Halevy, auquel nous empruntons cette anecdote (Souvenirs et Portraits, t. I, p. 106-107), dit encore : « En général, les jeunes gens bien faits, dont l’œil est doux et la taille bien prise, ont du myxo-lydien ; il faut s’en défier, monsieur, et encore, dans certains cas, les chants les plus doriens du monde n’y pourraient rien. » « Anne de Boulen, femme d’Henry VIII, roi d’Angleterre, savait trop bien chanter pour être sage. Elle avait une intrigue amoureuse avec son musicien Smetton (ce qui se voit assez souvent). Ce monarque, qui n’entendait pas raillerie, fit trancher la tête à la pauvre femme. Quant à Smetton, il fut tout simplement pendu et coupé par quartiers. Tout cela était probablement encore un tour du myxo-lydien. »

  3. Instrument à cordes pincées.
  4. Jules César attira de nombreux musiciens près de lui ; Suétone porte à dix ou douze mille le nombre de ceux qui vivaient à Rome de son temps.
  5. De cantû et musica sacrà.
  6. Il y aussi erreur pour le nom, c’est Voboam et non pas Roboam. Deux luthiers du nom de Voboam (Alexandre et Jean) ont exercé à Paris, à la fin du xviie siècle et au commencement du xviiie. (Voir les Facteurs d’instruments de musique, par Constand Pierre. Paris. 1893, p. 67 et 68.)