Éditions Édouard Garand (71p. 35-37).

XIII

UN DÉJEUNER ENTRE DEUX AMIS


Nous sommes à New York, et nous reviendrons de plusieurs jours en arrière, c’est-à-dire au lendemain de ce soir où Kuppmein avait quitté Montréal pour se rendre dans la Métropole américaine.

Donc, le lendemain matin, vers les sept heures, le convoi portant Kuppmein entrait en gare centrale de New York. Malgré l’heure matinale, les quais, de même que les vastes salles d’attente et les abords de la gare, étaient encombrés d’une foule considérable de voyageurs. Notre lecteur ayant sans doute passé par les grandes gares de chemins de fer, nous lui épargnerons une description qui n’ajouterait rien à ses connaissances.

Kuppmein, chargé de ses nombreux bagages, se trouva bientôt mêlé à cette foule grouillante, et, heurté par l’un, poussé par l’autre, rudoyé ici, bousculé là, et suffoquant et suant, il finit tant bien que mal par atteindre une des salles d’attente. Là, il put abandonner ses valises et reprendre un peu haleine, tout en étanchant d’un fin mouchoir de soie les gouttes de sueur qui perlaient à son front.

Il en était à cette besogne réconfortante, lorsqu’il sentit une main s’appuyer légèrement sur son épaule. Et en même temps une voix nasillarde parlant un anglais rocailleux disait derrière lui :

— Ah ! monsieur Kuppmein… quel plaisir de vous trouver !

Kupmein se retourna brusquement, et, reconnaissant le personnage qui lui parlait ainsi, il ébaucha un large sourire et s’écria la main déjà tendue :

— Ravi moi-même, capitaine… je songeais précisément à vous !

Ce personnage que Kuppmein saluait du nom de « capitaine », n’était autre que ce mystérieux capitaine Rutten dont le nom avait été mentionné à diverses reprises par Miss Jane et Kuppmein lui-même au cours de la première partie de cette histoire.

Ce Rutten était un homme de petite taille, un peu maigre, avec un visage mince à peau parcheminée, soigneusement rasé de frais. Ce visage était éclairé par une paire de petits yeux d’un gris métallique, froids et astucieux. Un nez mince et aquilin surplombait une bouche large aux lèvres pincées, blanches et sèches. Sous un chapeau dit « Panama » se dérobait un crâne de forme irrégulière et très oblongue recouvert d’une mince couche de cheveux gris et court coupés. Il paraissait âgé de cinquante ans au moins. Et mis avec un soin irréprochable, les manières dégagées, le geste souple, le langage correct. Rutten annonçait l’homme de bonne maison et le bourgeois aisé, sauf un quelque chose dans sa physionomie qui décelait la canaillerie.

Après avoir serré la main de Kuppmein, Rutten dit :

— Ainsi donc, vous arrivez bien fourni de toutes vos munitions ?

En même temps un certain sourire ironique se jouait au coin de ses lèvres.

— C’est-à-dire, corrigea Kuppmein, avec la moitié seulement des munitions.

Rutten parut très étonné.

— Tiens ! tiens ! fit-il.

— Vous n’avez donc pas reçu ma dépêche ?

— Au fait, sourit le capitaine, j’oubliais que cette dépêche m’informait que… Mais non, pas ici, s’interrompit-il soudain en promenant autour de lui un regard défiant. Vous venez déjeuner avec moi ? demanda-t-il aussitôt. Ça nous permettra de causer de la chose en toute tranquillité.

— J’accepte de grand cœur, répondit Kuppmein, d’autant que je me sens une faim atroce.

— Bien, suivez-moi.

Kuppmein saisit ses bagages et partit sur les pas du capitaine. Tous deux traversèrent l’immense salle et gagnèrent le quai extérieur. Là, Rutten fit un signal de la main, et dans l’énorme queue des autos, autobus, taxis, qui stationnaient le long de la gare, un auto se mit en mouvement pour venir s’arrêter devant les deux allemands qui y montèrent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De tous les grands hôtels de New York, le McAlpin, en cette année 1917, était assurément le plus fashionable. La cuisine y était insurpassable, et, demi-anglaise, demi-française, elle ne pouvait que concilier tous les goûts comme tous les appétits sous le sceau délicat et réputé de son chef, Monsieur Panchard.

C’est donc dans ce grand hôtel que le capitaine Rutten élisait domicile, et c’est là qu’il avait conduit le gros Kuppmein. Et nous les retrouvons attablés tous deux dans un petit salon adjacent à la salle à manger.

C’est Kuppmein qui, la serviette pendue au cou et dignement étalée sur sa large poitrine, la bouche pleine, les mâchoires très actives, parlait à ce moment. Voici ce qu’il disait au capitaine Rutten, qui sirotait méthodiquement un café mélangé de rhum.

— Mon cher capitaine, nous pouvons nous vanter d’avoir négocié une affaire splendide. Vraiment, c’est pour rien… Et quand je songe qu’elle va vous hausser dans l’esprit de nos chefs, et vous rapporter une récompense qui dépassera à coup sûr toutes vos prévisions…

— Combien avez-vous payé ? questionna Rutten de sa voix nasillarde et froide.

Kuppmein toussa, avala une gorgée de son café mélangé de cognac, enfourna une bouchée de son steak et, feignant de n’avoir pas entendu la question du capitaine, reprit avec une grande volubilité :

— Oui, je vous le répète, une récompense qui vous mettra à l’abri du besoin pour le restant de vos jours, et vous avez pour le moins trente ans à vivre encore. Mais que dis-je !… À l’abri du besoin ?… Mieux que ça… c’est pour vous la fortune assurée ! C’est un haut poste de confiance et d’honneur, sans compter qu’on parlera de vous après des siècles…

— Combien… Voulut encore demander Rutten, dont la figure demeurait toujours impassible en dépit du magnifique avenir que lui prophétisait Kuppmein.

Mais ce dernier ne lui laissa pas le temps d’achever l’inquiétante question, et il poursuivit avec force gestes et mâchements :

— Aussi, est-ce grâce à mon activité, à ma tactique, à ma diplomatie, si nous avons pu acquérir ces plans et ce modèle… et, je vous le répète, pour rien encore ! Tenez, voulez-vous que je vous dise une chose ? Si je n’y avais pas mis un peu de surveillance active, d’autorité et de fermeté, nous étions volés… oui, volés ! Et par qui ? Devinez un peu ! Par Grossmann et Fringer, d’abord, qui avaient résolu de faire cette transaction à leur profit personnel ; et, ensuite, par Miss Jane elle-même ! Comprenez-vous ?… Mais j’étais là… ajouta très vivement Kuppmein, juste au moment où Rutten allait ouvrir la bouche pour poser peut-être la même question embarrassante… Oui, j’étais là, je veillais, j’avais l’oreille à toutes les fissures, les yeux dans tous les coins, et j’ai dû, par surcroît de prudence et de mes finances personnelles, tenir sous ma main deux ou trois agents dévoués et discrets qui n’ont, pas même une seconde, quitté l’ombre de Grossmann et Fringer de même que celle de Miss Jane, Bref, j’ai accompli un travail d’hercule, et j’ai été d’une diplomatie telle que, si notre bien-aimé empereur et roi en savait la moindre parcelle, il me décorerait et m’assignerait à quelque haut poste… une ambassade peut-être !

— Combien avez-vous payé ? répéta Rutten dont la physionomie, à cet élogieux plaidoyer de Kuppmein, n’avait pas laissé paraître le moindre signe d’étonnement ou d’impatience.

Mais il faut croire que Kuppmein avait dit tout ce qu’il avait à dire, fait amplement l’éloge de sa personne, et fait suffisamment briller aux yeux de son impassible interlocuteur tout un avenir de fortune, de célébrité et de gloire, car, cette fois, il répondit carrément et audacieusement :

— Vingt-cinq mille dollars en tout !

Puis il arrêta ses mâchoires et regarda le capitaine bien en face, comme pour chercher à découvrir l’effet qu’allait produire l’énonciation de ce chiffre. Même que l’on aurait pu surprendre dans ses yeux candides quelques lueurs de craintes ou d’anxiété.

Mais les traits blêmes du capitaine conservèrent leur rigidité de marbre, ses yeux demeurèrent sans expression, et de sa voix nasillarde et rocailleuse il demanda seulement :

— Vous avez payé argent comptant ces vingt-cinq mille dollars ?

— Comme vous dites ! fit Kuppmein qui haleta.

— Vous aviez à votre disposition, il me semble, quelque chose comme… combien déjà ?

Cette question parut doublement embarrasser Kuppmein. Il hésita… puis il répondit d’une voix qui tremblait :

— Vous voulez parler de la somme confiée… à Grossmann ?

— Oui, et sur laquelle somme vous aviez pouvoir de tirer. Combien déjà ?

— Je crois que… c’était vingt mille !

— Vous n’en êtes pas sûr ?

— Au fait, s’écria Kuppmein qui cherchait à ressaisir son bel aplomb, vous ne m’avez pas laissé finir.

— Eh bien ?

— Il y a encore que Grossmann — et je vous ai dit que lui et Fringer voulaient nous voler — il y a, dis-je, que Grossmann a refusé carrément de me faire connaître le montant de même qu’il a refusé de me verser cette somme mise par vous à sa disposition… à notre disposition, c’est-à-dire la somme d’argent devant servir à la mise à point de nos affaires.

— Ah ! ah !

— J’ai deviné de suite les vues de Grossmann et j’ai compris que l’affaire allait nous échapper. Mais j’étais là, comme je vous l’ai dit.

— Que fîtes-vous alors ?

— Je bâclai l’affaire à même mes propres fonds.

— En sorte qu’à cette heure nous vous sommes redevables d’une somme de vingt-cinq mille dollars ?

— C’est exact, répondit Kuppmein, si nous y ajoutons quelques frais supplémentaires. Eh bien ! mon cher capitaine, dites-moi ce que vous pensez de ma transaction ?

Mais au lieu de répondre Rutten demanda :

— Avez-vous ces plans ?

— Oui.

— Faites donc voir !

— Avec plaisir… Les voici.

Et Kuppmein tira d’une poche intérieure de son veston l’enveloppe jaune que nous connaissons et la tendit au capitaine.

Celui-ci prit l’enveloppe, parut la soupeser, l’examina attentivement, puis demeura pensif. Au bout d’un instant, il mit tranquillement l’enveloppe dans une poche de son vêtement et rompit le silence.

— Il reste encore le modèle, dit-il. Quand l’attendez-vous ?

— Ce soir, ou demain au plus tard.

— Très bien. Nous allons attendre ce modèle, puis nous réglerons votre compte.

Ces paroles firent scintiller les yeux de Kuppmein de lueurs dorées, et il pensa :

— Décidément, avant quarante-huit heures j’aurai assez de fortune pour m’éclipser et vivre tout à fait indépendant et heureux. Dix mille en poche, vingt-cinq mille de Rutten, soixante-quinze mille sûrement placés, sans compter mes derniers émoluments et frais de déplacements non encore payés, je me trouve à la tête d’un capital dépassant la marque de cent mille dollars !…

Mais tout à coup le souvenir de Grossmann, qu’il croyait bien mort à cette heure, mit un nuage sur son front rayonnant, et il pensa encore ceci :

— Si un fâcheux hasard allait apprendre au capitaine cette affaire de la rue Dorchester d’ici au règlement de nos comptes !…

Il frissonna. Mais une idée nouvelle surgit à son cerveau et il parut se rassurer. Aussi, demanda-t-il au capitaine avec une indifférence affectée :

— À propos, qu’allez-vous faire de Grossmann, capitaine ?

— J’y songeais précisément, répondit le capitaine et fixant ses regards pénétrants sur Kuppmein. Seulement, ajouta-t-il avec lenteur, je veux sur ce point réfléchir davantage. Mais je peux vous dire que, en ce moment, Grossmann est bien près de l’autre monde.

Kuppmein ne put s’empêcher de tressaillir d’un certain malaise. Et pour cacher son trouble à l’œil inquisiteur de Rutten et au risque de s’étouffer, il se mit à boire avidement sa tasse de café.

Une fois qu’il se crut maître de ses nerfs, il proposa de sa voix doucereuse et papelarde :

— Mon cher capitaine, si vous vouliez m’abandonner ce soin-là, je vous éviterais le dégoût de vous frôler à ce bandit. Du reste, j’ai quelque chose de personnel à régler avec lui.

Un imperceptible sourire effleura les lèvres blanches de Rutten, qui répondit négligemment :

— Très bien, monsieur Kuppmein, je songerai à votre proposition. Mais pour le moment, n’attendons que le modèle !

Il ajouta en se levant :

— Quand vous reverrai-je ?

— Dès que je serai en possession du modèle, ce soir ou demain.

— Mettons demain, si vous voulez.

— Soit,

— À propos, reprit Rutten, où logez-vous ?

— Je prendrai mon appartement à mon ancien hôtel… L’Américain !

— Ah ! bien. À demain donc !

Après une forte poignée de mains, les deux hommes se séparèrent.

Kuppmein descendit à l’administration de l’hôtel, reprit ses bagages et se fit conduire à l’Américain Hôtel.

Quant à Rutten, il s’était retiré dans ses appartements au troisième étage.

Une fois chez lui, le capitaine s’assit à une table, tira de sa poche l’enveloppe que lui avait remise Kuppmein, et en retira les plans qu’il se mit à parcourir avec une extrême attention.

Au bout de quelques minutes, il se renversa sur le dossier de sa chaise, alluma un cigare, parut méditer une minute ou deux, puis il murmura, les yeux levés au plafond, tandis que ses lèvres minces esquissaient un sourire plein de sarcasme :

— Vingt-cinq mille dollars, hein ! monsieur Kuppmein ? Décidément, vous êtes gros joueur. Seulement, à mon avis, vous me paraissez quelque peu hâtif et naïf dans vos affaires. Et puis, vous parlez beaucoup trop bien de vous-même. Et puis, vous vous intéressez un peu trop à mon avenir. Comment, diable, mon avenir peut-il vous intéresser à ce point ? Pensez-vous que je ne peux pas m’en charger moi-même de mon avenir ?… Oui, oui, monsieur Kuppmein, nous vous connaissons de longue date. Oui, oui, vous êtes trop beau parleur. Vous êtes trop habile. Vous êtes trop zélé. Vous êtes trop diplomate.

Ici le capitaine fit entendre un ricanement grêle et moqueur, et il ajouta :

— Et puis, vous étiez là ?… Vous y étiez un peu trop même… c’est dangereux ! Mais nous examinerons tout cela avec Miss Jane. Car Miss Jane aura sans doute des détails intéressants à nous fournir, mon cher monsieur Kuppmein, et alors… alors nous pourrons peut-être rire un peu !… Attendons le modèle et Miss Jane !